1. L’arrêt du 22 mai 2024.
La Cour de cassation était appelée à statuer au sujet d’une prime non prévue par le contrat de travail mais versée régulièrement pendant plusieurs années consécutives à concurrence d’une somme variant entre 900 et 1 000 euros.
Dans cette affaire, la cour d’appel [1] avait débouté le salarié de sa demande en paiement de cette prime mensuelle dite "exceptionnelle", en retenant que, non prévue au contrat de travail, elle
« ne répondait pas aux critères de généralité, de constance et de fixité, son montant ayant varié entre 900 et 1 000 euros de 2012 à février 2016, puis ayant diminué à partir de mars 2016 pour atteindre 56,52 euros en 2018 ».
Toutefois, pour la Cour de cassation, les juges du fond ne devaient pas se prononcer sur l’existence ou non d’un usage mais devaient vérifier si la prime avait été ou non contractualisée :
« En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si la prime versée régulièrement pendant plusieurs années consécutives à concurrence d’une somme variant entre 900 et 1 000 euros ne constituait pas un élément de rémunération contractualisé en sorte que la réduction en deçà de ces montants nécessitait l’accord du salarié, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».
Cette solution est fondée sur l’article L1221-1 du Code du travail selon lequel le contrat de travail est soumis aux règles de droit commun et peut être établi selon les formes que les parties décident d’adopter.
En d’autres termes, un écrit n’est pas requis pour caractériser l’existence d’un élément de rémunération obligatoire…
2. Les précédents jurisprudentiels.
Dans un arrêt du 3 avril 2021 [2], la Cour de cassation avait adopté une solution identique à propos d’une prime sur chiffre d’affaires :
« La cour d’appel, qui a constaté que la salariée percevait, tous les trois mois, une prime d’intéressement égale à 1% du montant des honoraires facturés, a pu décider que, même en l’absence de contrat écrit, cette prime constituait l’un des éléments de sa rémunération contractuelle que l’employeur ne pouvait modifier sans l’accord de l’intéressée ».
Dans un arrêt du 13 décembre 2023 [3], la Cour de cassation a approuvé une cour d’appel ayant reconnu un caractère contractuel à des primes allouées depuis plusieurs années :
« Ayant constaté que l’employeur avait pendant plus de 7 années versé de façon continue au salarié des primes d’équipe et de casse-croûte, auxquelles celui-ci, faute de travailler en équipe, ne pouvait prétendre, la cour d’appel, qui a ainsi fait ressortir leur contractualisation, a pu écarter l’existence d’une d’erreur dans le paiement de ces primes ».
L’originalité de l’arrêt réside dans le fait que les juges du fond n’étaient pas appelés à statuer sur un usage mais sur une erreur de l’employeur.
3. Les conséquences de cette jurisprudence.
Lorsqu’un élément de rémunération est versé spontanément par l’employeur, il est généralement qualifié soit de gratification bénévole, soit d’usage.
Les primes ou gratifications sont considérées comme bénévoles lorsqu’elles procèdent d’un versement libre de la part de l’employeur.
Ainsi, constituent des gratifications bénévoles :
- La prime de fin d’année dont le montant n’est pas déterminé suivant un mode de calcul invariable mais qui est fixé chaque année de manière différente, au seul gré de l’employeur [4] ;
- La prime dont les montants sont discrétionnaires et qui est attribuée à l’occasion d’un événement unique [5] ;
- Une prime accordée « suivant le travail accompli, la marche de l’affaire et l’ancienneté » [6].
A l’inverse, une gratification devient un élément de salaire et cesse d’être une simple libéralité, dès lors que son usage est général, fixe et constant [7].
Les caractères de généralité, de fixité et de constance sont cumulatifs.
Ainsi, la Cour de cassation a pu juger qu’une cour d’appel ne peut décider qu’une prime de fin d’année revêt le caractère d’un usage sans vérifier si la prime répond à un mode de calcul fixe et constant, qu’elle est versée selon des critères objectifs et que son montant identique pour les salariés [8].
Il est acquis que l’employeur peut dénoncer un usage, à condition de respecter la procédure suivante [9] :
- Informer le CSE, s’il existe ;
- Informer individuellement chaque salarié ;
- Respecter un délai de prévenance suffisant (entre 3 et 6 mois).
Outre cette procédure formelle de dénonciation de l’engagement unilatéral, la Cour de cassation considère que :
« lorsqu’un accord collectif ayant le même objet qu’un usage d’entreprise est conclu entre l’employeur et une ou plusieurs organisations représentatives de l’entreprise qui ont vocation à négocier pour l’ensemble des salariés et anciens salariés, cet accord a pour effet de mettre fin à cet usage » [10].
Cela étant, l’arrêt du 22 mai 2024 bouleverse cette solution classique.
En effet, alors même que la prime répondait aux critères de l’usage, la Cour de cassation refuse de suivre la cour d’appel sur ce terrain et confère un caractère contractuel à la prime.
En définitive, l’employeur doit faire faire preuve de vigilance car toute prime « versée régulièrement pendant plusieurs années consécutives » pourrait donc devenir contractuelle.