Cependant, la codification de la théorie du trouble anormal de voisinage, notion juridique majeure notamment dans le contentieux civil des bruits de voisinage, ne comporte aucune véritable innovation juridique de fond (I). Il en va de même de la règle de l’antériorité qui change de code, sans connaître d’évolution majeure en comparaison du droit applicable jusqu’à maintenant (II). Si cette nouvelle loi ne semble pas apporter de nouvelles solutions, contrairement à ce qu’elle prétendait faire, c’est sans doute que le droit n’avait pas à être réformé (III).
I. Une codification de la théorie du trouble anormal de voisinage qui ne comporte aucune véritable innovation juridique de fond.
En matière de trouble anormal de voisinage, une théorie jurisprudentielle s’applique depuis près de deux siècles, selon laquelle : « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » [3].
La responsabilité pour trouble anormal de voisinage, indépendante des autres régimes juridiques de responsabilité civile, est étrangère à la notion de faute depuis 1971 [4].
Elle impose aux juges du fond de rechercher exclusivement et concrètement si les nuisances, même en l’absence de toute infraction aux lois et règlements applicables par ailleurs, n’excèdent pas les inconvénients dits normaux de voisinage.
Si l’existence d’un trouble anormal de voisinage est avérée, alors le juge doit faire cesser le trouble et faire indemniser les préjudices subis.
Cette création jurisprudentielle est particulièrement efficace puisque si un trouble peut être qualifié d’anormal, c’est qu’il existe par ailleurs des troubles qualifiés de normaux que tout un chacun a le devoir de supporter dans une vie en société. Le juge doit ainsi apprécier, au cas par cas, la situation factuelle pour caractériser ou non l’anormalité d’un trouble donné.
À ce titre, et dès lors que quatre conditions sont simultanément réunies : existence d’un lien de voisinage, anormalité du trouble, présence d’un préjudice et lien de causalité entre le trouble et le préjudice, la responsabilité des personnes à l’origine des faits générateurs du trouble peut être engagée devant le juge civil.
La charge de la preuve du caractère anormal des nuisances sonores, comme de tous les autres troubles anormaux de voisinage, incombe aux victimes [5]. En matière de bruit, la preuve est généralement rapportée par des attestations de témoins, des procès-verbaux de constat d’huissier, un mesurage sonométrique réalisé par un bureau d’étude acoustique qualifié ou, mieux encore, par les conclusions d’un expert en acoustique dans le cadre d’une expertise judiciaire contradictoire.
Pour pouvoir condamner une personne sur le fondement des troubles anormaux de voisinage en matière de nuisances sonores, les juges doivent préciser en quoi ces troubles excédaient les inconvénients normaux de voisinage. Ils ne peuvent rejeter les prétentions des victimes en retenant seulement qu’il n’est pas prouvé que les bruits excédaient la norme légale admissible, sans rechercher si ces bruits n’excédaient pas les inconvénients normaux de voisinage [6].
La notion de trouble anormal de voisinage par des nuisances sonores notamment n’a donc rien de subjectif, bien au contraire. Pour engager la responsabilité de celui qui cause ces nuisances, il sera nécessaire de les objectiver grâce aux moyens de preuves ci-dessus rapportés.
Une commission d’étude du bruit a rendu un avis le 21 juin 1963 [7], qui fait toujours autorité sur le plan technique aujourd’hui, dans lequel elle a donné des éléments permettant d’objectiver l’existence de nuisances sonores en établissant des seuils limites d’émergence au-delà desquels la nuisance est incontestable.
L’édifice jurisprudentiel du trouble anormal de voisinage patiemment construit depuis plus de 2 siècles par le juge civil, à partir des articles du Code civil relatifs respectivement au droit de propriété (art. 544) et à la responsabilité pour faute (art. 1382, aujourd’hui art. 1240) a montré son efficacité.
Le caractère normal ou anormal du trouble est apprécié en fonction des circonstances de temps et de lieu. Le principe, inscrit à l’article 9 du code de procédure civile, selon lequel il incombe toujours aux demandeurs de produire les preuves au succès de leurs prétentions a, par ailleurs, presque toujours empêché les dérives.
La loi nouvelle introduit cette création prétorienne à l’article 1253 alinéa 1ᵉʳ du Code civil [8] en ne prévoyant pas de conditions spécifiques à son application de sorte que les conditions établies par la jurisprudence restent inchangées.
Ainsi la notion de trouble anormal de voisinage n’est pas modifiée depuis 1971, elle reste un régime de responsabilité objective qui ne nécessite pas de prouver la faute de l’auteur du dommage.
La seule innovation de la loi du 15 avril 2024 est que l’article 1253 du Code civil nouveau énumère limitativement les personnes susceptibles d’être responsables d’un tel trouble : « le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou exploiter un fonds […] », toutes précisions que le juge déterminait lui-même avant cette modification législative.
Cet ajout ne modifie pas substantiellement la notion de trouble anormal de voisinage mais la complexifie, ce qui pourrait créer de nouvelles difficultés dans les procédures à venir quand il s’agira notamment de déterminer le responsable du trouble.
II. Une règle de l’antériorité qui change de code, sans connaître d’évolution majeure en comparaison du droit applicable jusqu’à maintenant.
La notion de trouble anormal de voisinage connaît une exception qui permet d’exonérer de sa responsabilité l’auteur de ce trouble. Il s’agit de la règle de l’antériorité qui a été elle aussi introduite au Code civil, il convient d’observer cette règle telle qu’elle était appliquée jusqu’à aujourd’hui (1) et tel qu’elle le sera désormais (2) afin de mieux comprendre l’objectif de la loi nouvelle.
1) La règle telle qu’appliquée jusqu’à maintenant.
En vertu de la règle de l’antériorité, l’exploitant de certaines activités dont la responsabilité est recherchée sur le fondement du trouble anormal de voisinage peut s’exonérer de tout ou partie de sa responsabilité.
Cette règle édictée jusqu’à maintenant à l’article L113-8 du Code de la construction et de l’habitation nécessite que trois conditions cumulatives soient réunies pour être applicable, l’activité litigieuse doit en effet :
être antérieure à l’installation des plaignants ;
respecter les dispositions législatives et réglementaires en vigueur (notamment le Code de la santé publique ;
s’être poursuivie dans les mêmes conditions.
Lorsque ces trois conditions sont réunies, la victime des nuisances sonores par exemple ne peut obtenir indemnisation de son préjudice sur le fondement du trouble anormal de voisinage.
À l’inverse, le juge civil peut dénier la possibilité à l’exploitant d’une activité bruyante de se prévaloir de l’antériorité au motif qu’il ne respecte pas la réglementation qui lui est applicable en rapport avec le trouble.
Ainsi, une activité bruyante professionnelle, sportive ou de loisirs, bien qu’antérieure à l’installation des plaignants, est responsable des nuisances sonores qu’elle génère dès lors qu’elle dépasse les seuils d’émergence fixés aux articles R1336-6 et R1336-8 du Code de la santé publique.
En conséquence, le principe d’antériorité n’a jamais été un droit à générer des nuisances sonores, l’activité litigieuse doit faire partie de la liste des activités concernées par le principe d’antériorité mais elle doit également respecter les réglementations en matière de bruit applicables à toute activité professionnelle, sportive, culturelle ou de loisir.
L’article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitation, associé à l’appréciation des juges du fond, permettait d’obtenir un certain équilibre entre le calme relatif du nouvel arrivant et d’autre part la sécurité juridique des exploitants d’activités installées antérieurement.
2) Le principe tel qu’inscrit dans la nouvelle loi.
La réforme a abrogé l’article L113-8 du Code de la construction et de l’habitation pour introduire la règle de l’antériorité au second alinéa de l’article 1253 du Code civil [9].
Ce nouveau texte reprend les trois conditions cumulatives que prévoyait l’ancien article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitation en modifiant légèrement la troisième.
Il est donc toujours nécessaire pour que l’activité bruyante puisse se prévaloir de la règle de l’antériorité que cette activité soit antérieure à l’installation des plaignants et qu’elle respecte les normes législatives et réglementaires en vigueur.
Toutefois, au lieu d’imposer que l’exploitation de l’activité se soit poursuivie dans les mêmes conditions à l’instar de l’article L113-8 cité précédemment, le nouveau texte prévoit désormais que les conditions d’exploitation de l’activité ne doivent pas avoir évolué ou que cette évolution ne doit pas avoir aggravé les troubles anormaux.
Ce changement apparaît plus sémantique que technique étant donné que, sous l’empire de l’article L113-8 du Code de la construction et de l’habitation, pour démontrer qu’une activité ne se déroulait plus dans les mêmes conditions qu’antérieurement il fallait, la plupart du temps, démontrer une aggravation du trouble anormal de voisinage.
La règle de l’antériorité introduite au Code civil est donc simplement une reprise de la règle telle qu’elle était appliquée jusque-là.
La réelle nouveauté générée par cette loi est l’introduction au Code rural et de la pêche maritime d’un article L311-1-1 [10] qui pose un principe d’antériorité concernant spécifiquement les exploitants d’activités agricoles.
Ce principe d’antériorité reprend presque les mêmes conditions que celui édicté au Code civil.
La condition de l’antériorité de l’activité et la condition de la conformité aux lois et règlements sont évidemment toujours présentes.
La nouveauté se situe au niveau de la poursuite de l’activité dans les mêmes conditions car le nouveau texte prévoit des alternatives supposées assouplir cette troisième condition.
Ainsi dorénavant pour pouvoir être exonérées sur le fondement du principe d’antériorité, les activités agricoles doivent, en plus des deux premières conditions, « s’être poursuivies dans les mêmes conditions, des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal ou qui résultent de la mise en conformité de l’exercice de ces activités aux lois et au règlements, ou sans modification substantielle de leur nature ou de leur intensité ».
Cette dernière condition est donc divisée en quatre conditions alternatives.
D’après les débats parlementaires sur ce projet de loi, l’objectif était de pallier les difficultés de certaines exploitations ayant apporté des modifications à leur activité dans le but de se mettre en conformité avec une réglementation agricole.
C’était notamment le cas de la loi EGALIM [11] qui a interdit progressivement les élevages de poules en batterie obligeant les exploitants à mettre leurs volailles à l’air libre ce qui a naturellement amplifié les nuisances sonores pour les voisins de ces exploitations.
Ce paradoxe s’explique par le principe d’indépendance des législations qui fait que la mise en conformité vis-à-vis d’une norme peut amener à ne plus en respecter une autre.
Ainsi, la nouvelle règle d’antériorité du Code rural permettrait aux exploitants agricoles de se fonder sur le principe d’antériorité pour se voir exonérer de leur responsabilité alors même qu’ils ont effectivement procédé à des modifications de leurs activités entraînant une aggravation du trouble anormal.
Toutefois, si cela est l’objectif affiché de cette loi, il faut garder en tête la deuxième condition, celle du respect des lois et règlements, qui semble rendre caduque les spécificités de l’article L311-1-1.
En effet, l’exploitant agricole qui a aggravé les troubles anormaux qu’il génère en modifiant son activité pourra arguer avoir fait ces modifications dans le but de se mettre en conformité vis-à-vis de réglementations agricoles.
Mais en matière de nuisances sonores, si les modifications apportées conduisent au dépassement des seuils d’émergence fixé au Code de la santé publique, alors l’activité ne sera pas considérée conforme aux lois et règlements et donc la règle de l’antériorité ne pourra pas s’appliquer.
III. Les conséquences de cette évolution législative : fallait-il vraiment reformer le droit ?
Cette évolution législative ne semble pas apporter d’innovation majeure à la théorie du trouble anormal de voisinage ou à la règle de l’antériorité, mais elle s’inscrit dans le contexte social de l’après Covid.
À la faveur du confinement et du développement du télétravail, beaucoup de citadins ont remis en question leur mode de vie et certains d’entre eux ont fait le choix de quitter la ville pour la campagne. Ce phénomène a été très médiatisé et a été la source d’une résurgence des débats au sujet des conflits de voisinage, spécialement entre « néo-ruraux » et agriculteurs.
Ces débats sont souvent très caricaturaux. D’un côté, ceux qui estiment que la campagne est l’endroit où le silence doit régner, alors même que nul n’a le droit au silence qui n’existe au demeurant nulle part sauf dans une chambre anéchoïque (chambre sourde destinée aux tests acoustiques). De l’autre, ceux qui estiment que les « néo-ruraux » n’ont aucun droit de se plaindre dès lors qu’ils sont arrivés après, alors même que tout un chacun a le droit à un calme relatif et que tout bruit excessif est prohibé depuis bien longtemps par les textes.
L’idée d’instaurer une nouvelle loi pour répondre à cette problématique existe depuis longtemps notamment du fait des demandes répétées du milieu agricole en ce sens qui s’estime trop souvent condamné à tort dans les affaires de troubles anormaux de voisinage.
À ce contexte s’ajoute la crise agricole qu’a connu la France récemment et qui s’est notamment matérialisée par des mouvements sociaux de grande ampleur de la part du milieu agricole.
Depuis quelque temps les pouvoirs publics préparent le terrain pour cette loi en soulignant régulièrement le problème que représenteraient les poursuites excessives pour troubles anormaux de voisinage devant le juge civil.
L’objectif du législateur est donc de prendre position en faveur des exploitations agricoles en prétendant agir pour une diminution du nombre de recours et ainsi pour la protection des agriculteurs. C’est ce qui explique qu’une règle d’antériorité spécifique aux exploitations agricoles ait été édictée au Code rural alors même qu’elle n’apporte rien de plus que celle déjà édictée figurant au Code civil.
On peut d’ailleurs se réjouir du fait que les recours pour les victimes de nuisances sonores sont toujours ouverts, malgré cette loi nouvelle, car contrairement à ce que prétendent les pouvoirs publics les actions pour trouble anormal de voisinage ne sont pas des actions anodines intentées sans motifs légitimes et sans contrôle.
Au contraire, ce sont des procédures lourdes qui nécessitent une tentative préalable de conciliation, puis souvent la réalisation d’une expertise judiciaire afin d’objectiver les nuisances sonores avant de pouvoir assigner au fond. Cela nécessite du temps, des moyens financiers et nul ne peut douter que ces actions soient menées et jugées sans raison.
Il faut également souligner qu’en plus du préjudice de jouissance que les victimes de nuisances sonores peuvent subir, elles endurent également, le plus souvent, un préjudice moral et de santé car des nuisances sonores régulières peuvent avoir un impact psychologique important dans la vie d’un être humain quels que soient son âge et son état de santé préalable.
Par ailleurs, si l’objectif du législateur était de diminuer le nombre d’affaires de voisinages allant devant les juges, l’une des solutions aurait pu être de développer encore les modes amiables de règlement des différends en allouant notamment aux 2 100 conciliateurs de justice bénévoles davantage de moyens.
L’important est donc de trouver un juste équilibre entre le droit de tout un chacun de vivre paisiblement chez lui et le droit pour tous, et plus spécifiquement pour les exploitants d’activités bruyantes, de générer le bruit minimal inhérent à leur activité dans un cadre juridique sécurisé.
Il faudra attendre les premières applications de ce nouveau texte pour en avoir une appréciation plus approfondie. Toutefois, il est certain que la théorie du trouble anormal de voisinage continuera de permettre aux victimes de nuisances sonores, qu’elles soient générées par une activité antérieurement installée ou non, d’obtenir la cessation de ce trouble et son indemnisation.