I. Présentation de l’affaire.
1. Faits.
Un couple, propriétaire d’un appartement Parisien, avait donné à bail à un autre couple leur appartement situé au 1ᵉʳ étage d’un immeuble au rez-de-chaussée duquel était exploité un restaurant.
Entre juillet 2022 et septembre 2024, le couple locataire avait subi d’importantes nuisances sonores qui prenaient la forme de bruits aériens liés aux voix et cris des clients et de bruits d’impacts générés par le déplacement du mobilier dans le restaurant auxquels s’ajoutait la diffusion de musique à un volume sonore élevé.
L’intensité des nuisances sonores était telle que le couple locataire avait finalement été contraint de déménager dans un appartement du même immeuble situé à l’étage supérieur.
2. Procédure.
Face à cette situation, les victimes des nuisances sonores avaient cherché à prendre contact avec la société exploitant le restaurant avant de déposer une main courante et d’avertir la police municipale ainsi que les services de la ville face à l’impossibilité de parvenir à une solution amiable.
En décembre 2023, le Bureau d’actions contre les nuisances professionnelles avait constaté les manquements du restaurant à la réglementation, manquements confirmés par un rapport acoustique établi par un Bureau d’Etudes Techniques missionné par les propriétaires de l’appartement des victimes ainsi que par un procès-verbal de constat d’huissier et des attestations de témoins.
Le couple propriétaire et le couple locataire avaient alors sollicité du juge des référés du Tribunal judicaire de Paris qu’il ordonne la réalisation d’une expertise judiciaire afin d’objectiver les nuisances sonores de manière contradictoire dans le but d’agir au fond en indemnisation des préjudices subis par la suite.
Le juge des référés ayant rejeté leur demande, les demandeurs avaient fait appel de cette décision demandant à la cour d’appel d’infirmer l’ordonnance du juge des référés et d’ordonner la réalisation d’une expertise judiciaire.
La société exploitant le restaurant restait opposée à l’expertise judiciaire et considérait le couple de locataire irrecevable à agir en estimant qu’ayant déménagé il n’était plus concerné par le litige et n’avait donc plus d’intérêt à agir.
Par ailleurs elle demandait la condamnation des demandeurs au paiement de la somme de 10 000 euros en raison du caractère abusif de la procédure et 6 000 euros au titre des frais et dépens.
3. Décision du juge.
Par son ordonnance du 21 mars 2025, la Cour d’appel de Paris a débouté la société exploitant le restaurant de ses demandes de dommages et intérêts et de remboursement des frais d’avocat.
Elle a également infirmé l’ordonnance de référé et a fait droit à la demande des appelants en ordonnant la réalisation d’une expertise.
II. Observations.
Cet arrêt de la Cour d’appel de Paris est particulièrement intéressant sur deux aspects.
Il permet tout d’abord de revenir sur la notion d’intérêt à agir et plus spécifiquement sur le moment auquel il faut se placer pour apprécier cette notion (1°).
Cet arrêt rappelle également que l’article 145 du Code de procédure civile, permettant d’obtenir une mesure d’instruction avant tout procès au fond, prévoit des conditions claires qui, dès lors qu’elles sont remplies, doivent permettre au juge d’ordonner la réalisation de la mesure sollicitée (2°).
1. L’intérêt à agir des anciens locataires résidant dans l’appartement au moment de l’initiation de la procédure.
La notion d’intérêt à agir est une notion fondamentale de la procédure civile en ce qu’elle conditionne la possibilité pour un individu d’agir ou non devant les tribunaux. Le principe est que seuls ceux qui subissent directement ou indirectement des conséquences du litige peuvent agir dans le cadre de ce litige.
Cette condition essentielle est un garde-fou empêchant tout un chacun d’agir à l’occasion d’un litige qui ne le concerne pas. Ainsi l’article 31 du Code de procédure civile dispose que, sauf exceptions,
« l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention ».
En l’espèce, la société défenderesse prétendait que le couple de locataire n’avait pas d’intérêt à agir étant donné que ce couple avait déménagé de l’appartement subissant les nuisances sonores au cours de la procédure d’appel et qu’il n’avait donc plus d’intérêt à ce que soit réalisé une expertise judiciaire le concernant.
La cour d’appel a rejeté cette argumentation en affirmant que si le couple de locataire avait effectivement déménagé au cours de la procédure d’appel, il n’était en revanche pas contesté qu’il était bien occupant de l’appartement en question au jour de l’introduction de la demande auprès du juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris.
Ainsi, le juge du second degré a rappelé que pour déterminer l’intérêt à agir d’une partie il faut se placer au jour de l’introduction de l’action en première instance et non pas au moment présent.
Cette solution, conforme à la jurisprudence en la matière, est parfaitement logique puisque si l’on appréciait l’intérêt à agir à l’instant présent il suffirait effectivement que les victimes aient déménagé pour qu’elles ne puissent plus faire partie de la mesure d’expertise quand bien même elles auraient subi les nuisances sonores pendant plusieurs années.
A l’inverse, apprécier l’intérêt à agir au moment de l’introduction de l’instance permet aux victimes de poursuivre la procédure sur toute sa durée, même si leur lien avec le litige s’est atténué entre temps.
Par ailleurs, même si les victimes ne subissent plus les nuisances sonores, elles les ont tout de même subies pendant des années, par conséquent, l’expertise judiciaire qui démontrera l’intensité et la régularité des nuisances sonores leur permettra également de faire valoir le préjudice qu’elles ont subi afin de le voir indemniser dans une procédure au fond par la suite.
2. Les conditions pour obtenir une expertise judiciaire avant tout procès au fond.
L’article 145 du Code de procédure civile dispose que
« s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».
Ainsi, pour obtenir une mesure d’expertise avant un procès au fond, il convient de démontrer que cette mesure pourrait permettre au demandeur d’agir au fond par la suite sans que cette action soit manifestement vouée à l’échec. Les demandeurs doivent donc justifier du fondement sur lequel ils pourraient agir au fond.
Il faut que cette mesure d’expertise soit utile, c’est-à-dire qu’elle permette d’améliorer la situation probatoire du demandeur en lui apportant une preuve solide dont dépendrait la solution du litige, sans toutefois porter une atteinte illégitime aux droits d’autrui.
- Sur l’utilité de l’expertise.
En l’espèce les demandeurs avaient déjà fait réaliser un mesurage acoustique par un Bureau d’Etudes Techniques spécialisé en acoustique qui avait démontré l’existence de nuisances sonores en provenance du restaurant. Ils avaient également fait dresser un procès-verbal de constat par un huissier.
Ils disposaient donc déjà de preuves. Cela pourrait laisser penser que la mesure d’expertise sollicitée n’était pas utile, en réalité c’est l’inverse, les différentes preuves communiquées par les victimes à l’appui de leur demande d’expertise ont permis de démontrer à la cour d’appel que les nuisances sonores alléguées étaient réellement susceptibles de dépasser les inconvénients normaux de voisinage et donc de donner lieu à une procédure au fond.
L’utilité de la mesure d’expertise ici n’est pas simplement de confirmer ou d’infirmer l’existence des nuisances sonores mais également de permettre d’établir des faits de manière contradictoire et scientifique afin de connaître l’origine des nuisances sonores, leur intensité, si elles dépassent les normes réglementaires et quelles seraient les solutions techniques envisageables pour les faire cesser.
C’est d’ailleurs ce qu’affirme la Cour d’appel de Paris en précisant que :
« la mesure sollicitée est en outre utile en ce qu’elle permettra de déterminer la nature et l’ampleur des nuisances sonores imputées à la société en cause ».
- Sur le fondement envisagé pour l’action au fond.
La partie défenderesse contestait également la demande d’expertise avant tout procès au fond en prétendant ne pas être concernée par la réglementation sur la diffusion de sons amplifiés et arguait ainsi de l’absence de fondement des demandeurs pour d’éventuelles poursuites futures.
Toutefois, cette stratégie s’est avérée infructueuse puisque les demandeurs ne s’appuyaient pas uniquement sur la réglementation relative à la diffusion de sons amplifiés régie par le Code de l’environnement mais également sur des dispositions du Code de la santé publique.
Parmi ces fondements on retrouve l’article R1336-5 du Code de la santé publique qui pose un cadre général selon lequel :
“aucun bruit particulier ne doit, par sa durée, sa répétition ou son intensité, porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l’homme, dans un lieu public ou privé, qu’une personne en soit elle-même à l’origine ou que ce soit par l’intermédiaire d’une personne, d’une chose dont elle a la garde ou d’un animal placé sous sa responsabilité”.
On retrouve également, et plus précisément, les articles R1336-6 et R1336-7 du Code de la santé publique, qui sont consacrés aux nuisances sonores générées, notamment, par une activité professionnelle et qui prévoient la méthode du calcul d’émergence pour caractériser l’existence des nuisances sonores (différence entre le bruit ambiant comprenant le bruit particulier à l’origine des nuisances et le bruit résiduel).
Ainsi, la cour d’appel ne prend pas la peine de trancher la question de l’applicabilité de la réglementation relative à la diffusion de sons amplifiés et se contente de constater qu’« il n’est pas en l’espèce contesté que l’établissement exploité par la société en cause est soumis aux dispositions régissant les bruits de comportement telles que prévues par les articles R1336-5 et suivants ».
Les demandeurs disposaient donc bien d’un fondement valable pour agir au fond par la suite de sorte que la cour d’appel en a conclu que « les demandeurs pouvaient valablement faire valoir l’existence d’un procès en germe et d’une potentielle action dont l’intimée ne soutenait pas qu’elle serait manifestement vouée à l’échec ».
C’est donc au regard de l’utilité de la mesure sollicitée et de l’existence d’une potentielle action au fond ayant des chances de succès que la Cour d’appel de Paris a infirmé l’ordonnance du juge des référés du tribunal judiciaire et a ordonné la réalisation de l’expertise judiciaire.
Conclusion.
Cette décision aura d’abord permis de rappeler que l’intérêt à agir d’une partie s’apprécie toujours, même en cours de procédure d’appel, au jour de l’introduction de l’instance et non au moment présent.
Ainsi, les locataires d’un appartement qui subissent des nuisances sonores au jour de l’introduction de l’instance, conservent leur intérêt à agir tout au long de cette procédure, même en cause d’appel, malgré leur déménagement en cours d’instance.
Par ailleurs, cet arrêt permet également de préciser les conditions selon lesquelles une expertise judiciaire peut être ordonnée avant tout procès au fond.
Il rappelle que le demandeur doit démontrer que sa demande s’appuie sur un motif légitime c’est-à-dire qu’il y a un procès en germe et que la mesure sollicitée permettra d’obtenir des preuves dont la solution du litige pourrait dépendre.
Bien que le juge conserve le pouvoir d’ordonner ou non la mesure sollicitée, lorsque les éléments mentionnés ci-dessus sont réunis, le cas d’espèce nous montre qu’en général il y fait droit, et ce, malgré l’opposition de la partie adverse.