L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 janvier 2025 (Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 15 janvier 2025, 22-24.672) concerne la question, assez délicate, des droits des héritiers nus-propriétaires en présence d’un conjoint survivant usufruitier de la succession.
Les faits sont les suivants : une personne décède en 2016, laissant pour lui succéder son conjoint et leurs deux enfants communs.
L’époux survivant opte pour l’usufruit de la succession. La nue-propriété revient aux enfants pour moitié chacun.
L’un des enfants agit en justice pour demander l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession. Il demande également le rapport des donations à la succession.
Les premiers juges estiment la demande en partage irrecevable, au motif qu’un partage n’est pas possible entre l’usufruitier et les nus-propriétaires, ceux-ci n’étant pas en indivision. Ils jugent tout aussi irrecevable la demande tendant au rapport des donations, qui ne peut être formée qu’à l’occasion d’une instance en liquidation-partage de la succession.
L’arrêt est cassé au visa de l’article 815 du Code civil, aux termes duquel :
« nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut toujours être provoqué, à moins qu’il n’y ait été sursis par jugement ou convention ».
La Cour de cassation rappelle qu’en présence d’un conjoint usufruitier de la succession, une indivision existe bien pour la nue-propriété. La demande en partage est donc recevable.
Notes de la décision.
1. L’indivision et le démembrement de propriété (usufruit/nue-propriété) ont de commun qu’il s’agit de situations dans lesquelles deux ou plusieurs personnes ont des droits concurrents sur un même bien (ou un même ensemble de biens).
La similitude entre les deux s’arrête là. Dans l’indivision, les indivisaires ont tous des droits de même nature (même s’ils ne sont pas nécessairement de même montant). Par contraste, l’usufruitier et le nu-propriétaire n’ont pas des droits de même nature.
Ils ne sont donc pas en indivision et ne peuvent pas provoquer le partage [1]. L’usufruit ne s’éteint que dans les cas prévus par la loi [2].
Cette distinction est fondamentale car l’indivision et le démembrement de propriété obéissent à des règles juridiques très différentes.
En revanche, l’indivision entre des nus-propriétaires est tout à fait concevable car ceux-ci ont bien des droits de même nature. Il en est de même de l’indivision entre des usufruitiers. L’indivision en usufruit (ou indivision en jouissance) est d’ailleurs spécialement envisagée à l’article 815-18 du Code civil.
2. En pratique, il est fréquent que le conjoint survivant bénéficie à la fois de droits en propriété et en usufruit. Par exemple : la moitié des biens en propriété au titre du régime matrimonial et l’autre moitié en usufruit au titre de la succession.
Autre exemple : un quart de la succession en pleine propriété et les trois quarts restants en usufruit.
Dans ces situations, il faudrait considérer que le conjoint a seul l’usufruit des biens et qu’il est en indivision avec les autres héritiers pour la nue-propriété. En effet, en toute rigueur, il ne devrait pas exister d’indivision dans laquelle certains des indivisaires auraient des droits en pleine propriété ou en nue-propriété et d’autres des droits en usufruit, même en partie. Ce ne sont pas des droits de même nature. Or, comme cela a été rappelé, l’état d’indivision suppose, par définition, que les parties aient toutes des droits de même nature.
Ainsi, si l’on reprend l’exemple dans lequel le conjoint survivant a la moitié des biens en propriété au titre du régime matrimonial et l’autre moitié en usufruit au titre de la succession, il est, en réalité, usufruitier de la totalité des biens et nue-propriétaire de la moitié indivise. Autrement dit, l’indivision n’existe alors que sur la nue-propriété des biens [3].
Un courant jurisprudentiel semble toutefois considérer qu’il existerait une indivision entre le conjoint pour la pleine propriété et les enfants pour la nue-propriété [4].
Cette jurisprudence vise à permettre au conjoint de provoquer le partage de la succession afin de "faire déterminer les biens composant sa part (...) en pleine propriété". Elle met l’accent sur ce que la pleine propriété et la nue-propriété sont des droits très proches. Il reste qu’il s’agit de droits de nature différente et les assimiler pour considérer qu’ils peuvent donner naissance à une indivision ne semble pas souhaitable. Ceci d’autant qu’il semble tout à fait possible de régler de type de situations sans "tordre" la définition classique de l’indivision (voire point 3 infra).
3. La position adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 15 janvier 2025 est constante [5] : la présence d’un usufruitier n’interdit pas aux indivisaires en nue-propriété de demander le partage.
Reste à savoir quelle serait la finalité d’un tel partage. L’arrêt annoté est silencieux sur ce point. Il est vrai que la question n’était pas directement posée devant la Cour de cassation. Cela étant, dans les arrêts antérieurs, la Haute juridiction avait pris soin de préciser que le partage dont il s’agit vise à "déterminer les biens composant la part en nue-propriété" de chacun des indivisaires [6].
En principe, l’objet du partage est de mettre fin à l’état d’indivision. Deux situations doivent être distinguées :
- Si les biens indivis sont facilement partageables en nature, le partage se traduit par l’attribution de lots aux indivisaires, amiablement ou, à défaut, par tirage au sort.
- Si les biens indivis ne peuvent être partagés en nature (cas d’un bien immobilier unique, par exemple), ils sont vendus, amiablement ou, à défaut, par licitation aux enchères publiques, et leur prix est partagé entre les indivisaires.
Qu’en est-il en cas de partage de la nue-propriété ? Le partage peut-il aboutir à la licitation ?
Une chose est certaine : la loi interdit, même en justice, la vente de la pleine propriété d’un bien grevé d’usufruit contre la volonté de l’usufruitier [7].
En revanche, la licitation a été admise dans la situation où le conjoint survivant avait l’usufruit, non de la totalité, mais du quart de la succession, les enfants étant usufruitiers des trois quarts et nus-propriétaire de la totalité [8]. Il existe bien une indivision pour l’usufruit dans cette hypothèse et la licitation est le seul moyen d’y mettre fin lorsque les biens ne sont pas partageables en nature. Encore faut-il, naturellement, que les nus-propriétaires soient également dans la cause.
Dans le même ordre d’idées, la licitation devrait pouvoir être ordonnée à la demande du conjoint usufruitier de la totalité et nue-propriétaire d’une partie de la succession.
La loi interdit d’ordonner la vente d’un bien démembré seulement en cas d’opposition de l’usufruitier. Il ne devrait donc pas être nécessaire d’admettre une indivision entre de la pleine propriété et de la nue-propriété, comme semble le faire certains arrêts lorsque le conjoint survivant dispose de droits en pleine propriété et en usufruit tandis que les autres héritiers ont des droits en nue-propriété (voire point 2, supra).
En pareille hypothèse, si les biens peuvent être partagés en nature, il suffira de partager la nue-propriété et la pleine propriété se reformera naturellement entre les mains du conjoint par consolidation avec ses droits en usufruit. Si les biens ne sont pas partageables en nature mais que le conjoint usufruitier est d’accord, il sera possible de les liciter. Le prix sera ensuite réparti entre l’usufruit et la nue-propriété comme le prévoit la loi [9]. La part de prix correspondant à la nue-propriété sera enfin partagée entre les indivisaires.
Reste l’hypothèse la plus délicate : qu’en est-il lorsque l’usufruitier ne consent pas à la vente des biens en pleine propriété ? La jurisprudence estime alors que le partage vise alors seulement à déterminer les biens composant la part en nue-propriété de chacun indivisaire. Cette formulation laisse entendre qu’il pourrait y avoir partage en nature de la nue-propriété, que ce soit amiablement ou par tirage au sort.
Cependant, qu’en est-il si les biens ne sont pas partageables en nature ? Le juge peut-il ordonner la licitation de la nue-propriété ? La jurisprudence ne permet pas de répondre à cette question. La licitation de la nue-propriété serait certes techniquement possible. Elle ne semble cependant pas souhaitable dans la plupart des cas. Le risque est grand que la nue-propriété soit adjugée à un prix "sacrifié" compte tenu de la faible demande pour ce type de ventes et leur caractère hautement spéculatif. Le conjoint usufruitier se trouverait en démembrement avec un tiers à la famille, ce qui n’est pas nécessairement de nature à apaiser les relations.