L’usufruit est un droit réel temporaire permettant à son titulaire d’user et de jouir d’un bien appartenant à autrui, sous réserve d’en conserver la substance. Toutefois, cette jouissance est limitée par les prérogatives du nu-propriétaire, notamment en matière de travaux. La répartition des charges entre usufruitier et nu-propriétaire est strictement encadrée par le Code civil, aux articles 599, 605 et 606. Si l’usufruitier est tenu des réparations d’entretien, les grosses réparations incombent au nu-propriétaire, mais sans obligation pour ce dernier d’exécuter les travaux. Cette question a été au cœur d’un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 18 décembre 2013, où il s’agissait de déterminer si l’usufruitier pouvait contraindre le nu-propriétaire à effectuer des grosses réparations pour garantir son droit de jouissance.
En l’espèce, à la suite d’un jugement de divorce, un époux s’est vu accorder une prestation compensatoire sous la forme de l’usufruit d’un immeuble ainsi que d’une rente viagère mensuelle. Cependant, il n’a pas pu occuper le bien entre janvier 1992 et mai 1999, en raison de l’absence de grosses réparations nécessaires à l’habitabilité du logement. En compensation de cette perte de jouissance, il a inscrit une hypothèque sur l’immeuble le 1ᵉʳ juin 1999.
Saisie du litige, la cour d’appel a condamné le nu-propriétaire à verser 60 000 euros de dommages-intérêts, considérant que l’immeuble n’était devenu habitable qu’après l’exécution des travaux et que l’usufruitier avait ainsi été privé de l’exercice de son droit pendant plusieurs années. Le nu-propriétaire a alors formé un pourvoi en cassation, soutenant qu’il ne pouvait être contraint d’effectuer ces réparations et qu’aucune obligation ne lui imposait de garantir à l’usufruitier une jouissance effective du bien.
Dans son arrêt, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel, en rappelant que sauf clause contraire, le nu-propriétaire n’est pas tenu d’exécuter les grosses réparations, et que l’usufruitier ne peut exiger leur exécution ni obtenir réparation pour leur absence. Elle juge que l’inaction du nu-propriétaire ne constitue pas un trouble de jouissance ouvrant droit à indemnisation.
La cour fonde sa décision sur plusieurs articles du Code civil, qui précisent les obligations respectives de l’usufruitier et du nu-propriétaire.
L’article 599, alinéa 1 interdit au propriétaire de nuire aux droits de l’usufruitier, mais cette interdiction vise les actes volontaires et ne crée aucune obligation d’entretien ou de réparation. Il ne saurait donc être invoqué pour contraindre le nu-propriétaire à exécuter des travaux qu’il n’a pas lui-même initiés.
L’article 605 établit la distinction entre réparations d’entretien et grosses réparations. L’usufruitier est responsable de l’entretien courant du bien, tandis que les grosses réparations restent à la charge du nu-propriétaire, sauf si elles résultent d’un défaut d’entretien imputable à l’usufruitier.
L’article 606 définit les grosses réparations comme celles touchant aux éléments structurels du bien : murs porteurs, voûtes, poutres, couvertures, digues, murs de soutènement et de clôture. Toute autre réparation est considérée comme d’entretien, et donc à la charge de l’usufruitier.
La cour précise ainsi que, sauf stipulation contractuelle contraire, l’usufruitier n’a aucun recours pour contraindre le nu-propriétaire à exécuter ces réparations, ni obtenir réparation pour leur absence.
L’usufruitier arguait que l’absence de grosses réparations constituait un trouble de jouissance l’empêchant d’exercer pleinement son droit. La Cour de cassation rejette cette argumentation, rappelant que l’absence de travaux n’équivaut pas à un trouble de jouissance volontairement causé par le nu-propriétaire.
Dans un arrêt du 10 juillet 2002 (n°00-22.158), la Cour de cassation avait déjà affirmé que l’usufruitier ne peut contraindre le nu-propriétaire à exécuter des grosses réparations. Elle réaffirme ici cette position en précisant que le simple fait que les travaux n’aient pas été effectués ne suffit pas à caractériser un trouble ouvrant droit à indemnisation.
Dès lors, même si l’usufruitier se trouve privé de l’usage effectif du bien, il ne peut agir contre le nu-propriétaire, sauf à démontrer une faute indépendante de la simple absence de travaux.
Cet arrêt renforce la protection du nu-propriétaire en sanctuarisant l’absence d’obligation d’exécution des grosses réparations. La solution adoptée garantit la sécurité juridique en empêchant l’usufruitier de faire peser sur le nu-propriétaire une charge qui ne découle pas directement de la loi ou d’une clause contractuelle spécifique.
Toutefois, cette solution peut être critiquée en ce qu’elle place l’usufruitier dans une situation de dépendance totale, sans possibilité d’obtenir réparation si le bien devient inhabitable. L’usufruit perd ainsi une partie de son intérêt si l’usufruitier ne peut en bénéficier faute de travaux, alors même que le nu-propriétaire n’est pas tenu de garantir une jouissance effective.
Certaines jurisprudences antérieures avaient envisagé des solutions plus équilibrées. Dans un arrêt du 2 mars 1991, la Cour de cassation avait admis que le nu-propriétaire pouvait être tenu de rembourser à l’usufruitier les frais des réparations engagés, dès lors qu’il avait bénéficié du bien et permis d’éviter une dégradation plus importante. De même, l’arrêt du 17 juin 1911 reconnaissait à l’usufruitier le droit de réclamer la plus-value engendrée par des réparations financées par celui-ci.
La Cour de cassation réaffirme ici un principe constant : sauf clause contraire, le nu-propriétaire ne peut être contraint d’effectuer des grosses réparations, et l’usufruitier ne peut obtenir d’indemnisation pour leur absence. Cette solution, bien que protectrice des droits du nu-propriétaire, peut sembler déséquilibrée au regard des intérêts de l’usufruitier, qui peut être privé de sa jouissance sans recours possible.
Cet arrêt met ainsi en lumière l’importance d’une rédaction contractuelle précise lors de la constitution d’un usufruit. Afin d’éviter toute incertitude quant à la prise en charge des travaux, il est essentiel d’insérer des clauses spécifiques régissant l’exécution des grosses réparations. Cette précaution permettrait de limiter les litiges et de garantir une jouissance effective du bien pour l’usufruitier, tout en respectant les prérogatives du nu-propriétaire.
Discussions en cours :
Lorsque l’usufruitier loue le bien.. il "peut" demander à prendre en charge les grosses réparations.. puisqu’il les déduira de son revenu foncier.. amenant parfois un déficit foncier reportable..
N’est ce pas une juste solution ?
Parfait , à la fois très clair, précis et complet !
Félicitations et Bonne chance dans votre carrière qui parait prometteuse, chère AMBRE .