L’idée de cet article trouve son origine dans le nombre de plus en plus croissant de couples tunisiens vivant en France.
1. Certes la majorité des couples vivent en symbiose et essaient de s’adapter à une culture qui leur est souvent différente et méconnue, il n’en reste pas moins que des questions, voire des conflits peuvent surgir tout au long de leur vie commune. Victor Hugo disait que : « Le mariage est une greffe : ça prend bien ou mal ».
2. Le mariage, au-delà de l’union symbolique entre deux personnes, engendre un ensemble d’obligations réciproques entre les époux. Ces obligations, définies par le Code civil en France et par le Code du statut personnel en Tunisie (ci-après : "CSP"), sont essentielles au bon fonctionnement du couple et à la stabilité du foyer.
3. Le non-respect de ces obligations entraîne, outre des conséquences sur le lien du mariage et sur la vie des communes, des conséquences sur la dissolution de ce lien. L’atteinte aux obligations des époux peut, en effet constituer le socle d’un recours en divorce pour tort (appeler divorce pour faute en droit tunisien)
4. La question qui se pose souvent à ces couples est celle de savoir quels droits leur sont applicables. Seulement cette question se pose souvent différemment.
S’agissant de non-juristes, ils ne se posent souvent pas la question. Pour eux, c’est le lieu de la célébration du mariage et la nationalité commune qui priment. Ce qui n’est pas le cas et nous aurons l’occasion de revenir sur cette question de droit applicable et de juridiction compétente.
5. Il s’agit ici de savoir si ce « couple » est soumis aux obligations prévues par le droit français ou par le droit tunisien. Et, il s’agit aussi de ne pas réfléchir en local, en us et coutumes, mais en droit.
6. Nous nous arrêterons lors de ce travail sur les obligations conjugales des époux (I) pour voir par la suite les effets du non-respect de ces obligations (II).
I. Les obligations conjugales des époux.
7. Si on se réfère au droit français, il existe principalement quatre obligations pour les époux : le devoir de secours, le respect, le devoir de fidélité et le devoir d’assistance.
Les articles 212 à 226 du Code civil français énoncent les devoirs et les droits respectifs des époux [1]
8. Le droit tunisien ne reprend pas à l’identique ces obligations. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles n’existent pas et qu’elles ne sont pas prévues. Nous pouvons en effet en déduire l’existence, notamment au travers de la jurisprudence qui rappelle l’étendue des droits et obligations des époux face à un texte qui ne définit pas clairement et ne trace pas les contours des obligations des époux avec suffisamment de clarté. Il renvoie même aux usages et à la coutume pour les déterminer [2] Et il apparaît que les obligations à la charge des parties sont quasiment les mêmes dans les deux ordres juridiques (A).
9. Toujours est-il, qu’il est évident que le droit tunisien se différencie du droit français par une responsabilité accrue du mari, qui reste chef de famille et soumis à des obligations plus lourdes (B).
A. Une identité d’obligations.
10. Si on examine le Code civil français et le Code du statut personnel tunisien, on se rend aisément compte de l’existence d’une identité d’obligations conjugales.
11. La première obligation qui pèse sur les époux, que ce soit en droit tunisien ou en droit français est le devoir de respect. Les époux se doivent mutuellement respect, tant sur le plan physique que moral. Cela implique de ne pas porter atteinte à l’intégrité de l’autre, de respecter ses opinions et ses convictions, et de ne pas le soumettre à des violences ou des humiliations.
Cette obligation est clairement prévue par le code du statut personnel tunisien et par le Code civil français.
Elle couvre l’interdiction des violences de toutes sortes (physiques, psychologiques ou sexuelles) entre conjoints mariés.
Cette obligation est plus large et s’étend à tout fait de nature à nuire à l’autre partie. C’est dans ce sens qu’il couvre l’obligation de cohabitation. Les époux s’obligent à une communauté de vie. Cela implique de partager le même toit , de participer aux charges du ménage et à l’éducation des enfants, et de mener une vie commune. Le fait de délaisser son conjoint au profit d’une autre personne, même sans entretenir de relations charnelles avec cette dernière, peut ainsi constituer un manquement au devoir de respect.
Le droit tunisien prévoit au même titre que le droit français cette obligation de respect et en fait une obligation réciproque puisque la loi utilise le terme « chacun des époux ». Mais en réalité, la rédaction de l’article 23 du code du statut personnel et en faisant du mari le chef de famille et en renvoyant aux coutumes rend cette obligation une obligation non plus égalitaire mais une obligation de respect du seul mari.
12. La seconde obligation est la fidélité, elle implique l’exclusivité des relations sexuelles et affectives avec son conjoint. Cette obligation n’est pas directement visée par le code du statut personnel, mais on déduit son existence notamment à travers le droit pénal qui punit tout adultère de peines de prison.
13. Autre obligation est celle du devoir de secours : Les époux se doivent mutuellement secours et assistance. Cela signifie qu’ils doivent s’entraider en cas de difficulté, qu’elle soit d’ordre matériel (maladie, chômage, etc.) ou moral (dépression, deuil, etc.). C’est ce que prévoit le Code civil français.
Le droit tunisien, par contre, est moins clair dans l’énoncé de ce devoir. Et la plus lourde charge reste celle de l’époux qui est titulaire d’une obligation principale de secours ; l’épouse n’est soumise qu’à un devoir de secours "subsidiaire"
B. Des obligations plus lourdes à la charge de l’époux, en droit tunisien.
14. La dernière obligation est celle du devoir d’assistance qui implique non seulement une aide matérielle mais aussi et surtout un soutient moral surtout face aux malheures et aux accidents de la vie.
15. S’il apparaît que l’obligation de respect semble être plus favorable pour l’époux, les autres obligations lui sont plutôt défavorables. En tout cas, elles ne sont plus réciproques et égalitaires.
16. Le droit tunisien se caractérise par une approche assez ancienne consistant à considérer l’époux comme le principal (presque l’unique), responsable de l’entretien de la famille. Même si plusieurs textes rappellent l’égalité entre les époux, en réalité, pèse sur l’époux des charges et des obligations plus lourdes.
L’article 23 du CSP rappelle cette place prépondérante de l’époux puisqu’il est chef de famille et en tant que tel pèse sur lui une obligation alimentaire. La loi présente cette obligation comme conséquence du lien du mariage puisqu’il est prévu que : « Le mari doit des aliments à la femme après la consommation du mariage et durant le délai de viduité en cas de divorce » [3]. L’obligation alimentaire est donc tributaire de la seule consommation du mariage…
17. Si en droit français l’obligation de secours s’étend aux dépenses de la famille, le droit tunisien consacre une place prépondérante à l’époux qui reste seul en charge de l’assistance financière de sa femme et des enfants.
Il s’agit ici d’une obligation lourde de conséquences sociologiques, économiques, mais aussi juridiques. En effet, parler d’égalité homme-femme semble vide de sens devant l’existence d’une telle obligation.
Les femmes seraient obligatoirement « entretenues » par leur époux. D’ailleurs, le non-respect de cette obligation entraîne souvent des conséquences graves, voire dramatiques sur le couple. Le mari qui ne paie pas la pension (pour n’importe quel motif) peut être puni d’une peine d’emprisonnement avec les répercussions que l’on peut imaginer sur la famille.
Une obligation alimentaire lourde à la charge de l’époux.
18. Cette obligation prévue par le Code du statut personnel est souvent rappelée par la jurisprudence tunisienne qui l’attache au devoir de vivre ensemble qui pèserait sur la femme [4].
L’époux est dans l’obligation d’entretenir sa femme du moment qu’elle vit sous le même toit [5]
Certes, la loi tempère la lourdeur de l’obligation en prévoyant que cette obligation est à juger en fonction des moyens de l’époux. Mais, elle reste lourde de conséquences pour l’époux et pour le couple. L’égalité des parties est rompue. Les obligations réciproques ne le sont plus et tout le fonctionnement de la famille et de la société s’en trouve impacté.
Une simple obligation de contribution aux charges de la famille à la charge de l’épouse.
19. À la différence du droit français qui prévoit des obligations égalitaires à la charge des époux, chacun en fonction de ses capacités contributives [6], le droit tunisien tout en soumettant l’époux, chef de famille, à l’obligation d’entretien de la famille prévoit une simple obligation de contribution pour la femme.
Cette obligation ne s’applique cela dit que si la femme en a les moyens.(Terme non défini par la loi). D’ailleurs, la formulation de l’article 32 du CSP est assez ambigüe puisqu’il prévoit que « La femme doit contribuer aux charges de la famille si elle a de l’argent »
20. L’obligation principale pèse donc sur le seul époux, l’épouse elle ne serait sujette qu’à une simple participation et seulement dans le cas où elle aurait de l’argent, ce qui fait naître une charge de la preuve qui pèserait sur le mari s’il souhaite que sa femme contribue aux charges de la famille, en passant évidemment par la cause judiciaire, ce qui n’est pas pour éliminer les conflits et les résoudre.
II. Les effets des obligations conjugales.
21. Les obligations conjugales sont des engagements sérieux qui impliquent une responsabilité mutuelle des époux. Leur non-respect peut avoir des conséquences juridiques.
22. Le non-respect des obligations conjugales entraîne les mêmes mécanismes dans les deux ordres juridiques. Premièrement, la possibilité de contraindre l’autre partie à les honorer (A), deuxièmement la fin du mariage (B), et aussi la possibilité de demander des dommages et intérêts dans certains cas (C).
A. Possibilité d’obliger l’autre partie et de prendre des mesures judiciaires.
23. Si l’une des parties manque à ses devoirs et en cas d’urgence il est possible de saisir les juges aux affaires familiales afin de prendre les mesures [7].
Cette possibilité est uniquement prévue expressément en droit français. Le droit tunisien ne donne aucun pouvoir au juge de la famille (‘l’équivalent du juge aux affaires familiales en France) en dehors de l’existence d’une action en divorce pour interférer dans la relation du couple. Il ne peut que prendre des mesures urgentes concernant la résidence des époux, la pension, la garde et le droit de visite [8]
24. Il est à notre sens toujours possible de saisir le premier président du tribunal judiciaire (le juge des référés) de certaines demandes, même en relation avec le couple en cas d’existence d’une urgence et à condition qu’il ne s’agisse pas d’une question de fonds [9].
Le droit tunisien prévoit d’ailleurs explicitement cette possibilité de saisine et notamment en cas de difficulté d’administration des biens communs dans le cadre de la loi sur les régimes matrimoniaux [10].
B. Le divorce
25. L’une des causes du divorce est celle qui résulte de la non exécution des obligations par les parties.
C’est dans ce sens que le divorce pour faute peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune [11]
Les faits doivent être suffisamment graves ou renouvelés pour fonder un recours pour divorce pour tort.
26. C’est la même position de la loi tunisienne qui prévoit le divorce pour faute en cas d’existence d’un préjudice pour l’une des parties. Certes, la loi tunisienne ne précise pas qu’il faut qu’il s’agisse de faits graves pour fonder un tel recours, mais les tribunaux tunisiens ont très vite pallié ce vide et interprété les dispositions de la loi pour exiger cette gravité des faits. Il faut qu’il y ait une faute imputable à l’époux ou à l’épouse [12].
27. Ont ainsi été jugés par le juge tunisien comme des fautes motivant le divorce pour tort, le non-respect du devoir de cohabitation, l’adultère, la violence, le refus de participer aux charges communes…
28. Le juge français n’a pas la même approche puisqu’il exige la gravité des faits, et non pas uniquement l’existence d’une faute. L’adultère n’est plus, par exemple, une cause automatique de divorce pour tort. La Cour de Cassation française a rappelé ce principe dans un arrêt du 17 décembre 2015, ou elle a affirmé que « L’évolution des mœurs comme celle des conceptions morales ne permet plus de considérer que l’infidélité conjugale serait contraire à la représentation commune de la morale dans la société contemporaine » [13]
29. L’abandon du domicile conjugal n’est pas non plus une cause de divorce pour tort s’il s’avère que des circonstances l’ont motivée.
Le juge aux affaires familiales peut excuser la partie ayant quitté le domicile conjugal s’il s’avère que certaines circonstances exceptionnelles, et notamment la violence ou l’existence d’un climat familial délétère, l’ont motivé. C’est aussi la position des tribunaux tunisiens qui examinent les motifs de l’abandon du domicile pour s’assurer de l’existence d’une faute [14]
30. Dans l’ordre juridique tunisien, seul l’abandon du domicile conjugal par l’épouse est considéré comme une cause de divorce pour tort. L’abandon du domicile conjugal par l’époux n’est pas considéré comme fautif (en l’absence d’autres manquements).
31. Il ressort de l’étude des deux législations que la principale différence entre elles est celle consistant en l’absence du divorce aux torts partagés en droit tunisien, alors que cette possibilité est prévue par le Code civil français et que le juge peut l’invoquer même d’office [15].
C. Les dommages et intérêts
32. Si le divorce met fin au mariage et aux devoirs et obligations entre les époux, certaines obligations peuvent être compensées. C’est en tout cas ce qui est prévu par la loi française pour le devoir de secours qui, même s’il prend fin avec le prononcé du mariage, peut être compensé par le paiement d’une prestation compensatoire.
Cette compensation n’est pas prévue par le droit tunisien. Seuls des dommages et intérêts sont prévus. C’est la partie qui demande le divorce qui sera systématiquement condamnée au paiement de ces dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel et moral.
33. Cette réparation du préjudice n’est par contre pas systématique en droit français puisque le juge aux affaires familiales peut et uniquement dans certaines circonstances et en réparation de conséquences d’une particulière gravité, condamné une partie à des dommages et intérêts.
En effet l’article 266 du Code civil prévoit que :
« Sans préjudice de l’application de l’article 270, des dommages et intérêts peuvent être accordés à un époux en réparation des conséquences d’une particulière gravité qu’il subit du fait de la dissolution du mariage soit lorsqu’il était défendeur à un divorce prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu’il n’avait lui-même formé aucune demande en divorce, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint.
Cette demande ne peut être formée qu’à l’occasion de l’action en divorce ».
Conclusion.
34. Les obligations conjugales sont un élément fondamental du contrat mariage et de la relation du couple. Elles contribuent à créer un cadre de vie stable et harmonieux pour les époux et pour leurs enfants.
Le respect de ces obligations est essentiel pour assurer la pérennité du couple et le bien-être de chacun de ses membres. Le manquement pourra, s’il est suffisamment grave, mettre fin au contrat de mariage et voir la partie fautive condamnée à des dommages et intérêts.
35. Les couples tunisiens installés en France, sont soumis au droit français et sont par conséquent soumis aux obligations prévues par le Code civil et qui même si elles sont plus ou moins reprises par le droit tunisien présentent des différences notables et lourdes de conséquences.
36. Cette disparité des législations peut amener les parties à vouloir choisir de saisir le juge français ou le juge tunisien en fonction de la situation et des attentes. Cela dit, leur liberté de choix est très restreinte par l’application des règles du droit international privé.