Forfaits jours dans les cabinets d’avocats : nullité à défaut de respecter les dispositifs de rattrapage !

Par Frédéric Chhum, Avocat et Mathilde Fruton Létard, Elève-avocate.

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Explorer : # forfait jours # charge de travail # nullité # temps de repos

Dans un arrêt du 24 avril 2024 (n° 22-20.539), la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que les accords collectifs permettant la conclusion de convention de forfait en jours au sein des cabinets d’avocats ne sont pas de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié.
Ainsi, à défaut pour les employeurs de cette branche de respecter les dispositifs de rattrapage prévus par l’article L. 3121-65 du Code du travail, les conventions individuelles de forfait en jours conclues en application de ces accords sont nulles.

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Cet arrêt aura nécessairement des conséquences sur les cabinets d’avocats embauchant des avocats sous le statut de salarié.
En effet, à défaut pour ces cabinets de respecter les dispositifs prévus par l’article L. 3121-65 du Code du travail, les conventions individuelles de forfait en jours conclues en application de l’avenant n° 7 du 7 avril 2000 relatif à la réduction du temps de travail de la convention collective des avocats salariés et de l’avenant n° 15 du 25 mai 2012 relatif au forfait annuel en jours de la convention collective des avocats salariés seront nulles.

1) Faits et procédure.

Une salariée a été engagée par le cabinet d’avocats Ernst & Young en qualité d’assistante puis en qualité d’avocate suivant contrat de travail du 5 novembre 2013, soumis à la convention collective nationale des cabinets d’avocats (avocats salariés) du 17 février 1995 et comportant une convention de forfait en jours.

La salariée a été licenciée pour cause réelle et sérieuse par lettre du 27 mai 2020.

Elle a alors saisi, le 29 janvier 2021, le bâtonnier de l’ordre des avocats de diverses demandes tendant notamment à obtenir la nullité de sa convention de forfait en jours et le paiement de ses heures supplémentaires.

La Cour d’appel de Montpellier, dans un arrêt du 22 juin 2022, a débouté la salariée de ses demandes.

La salariée a alors formé un pourvoi en cassation.

2) Moyens.

Au soutien de son pourvoi, la salariée fait grief à l’arrêt de la débouter de sa demande en paiement d’une somme au titre des heures supplémentaires, alors que :
- qu’il appartient à l’employeur qui conclut avec un salarié une convention individuelle de forfait en jours sur l’année de s’assurer régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail ;
- que l’accord collectif autorisant la conclusion de conventions individuelles de forfait en jours détermine les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;
- que l’exécution d’une convention individuelle de forfait en jours conclue sur le fondement d’une convention ou d’un accord de branche ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement qui, au 9 août 2016 ne détermine pas ces modalités peut être poursuivie, sous réserve notamment que l’employeur s’assure que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
- en considérant qu’il était inexact d’affirmer qu’aucun outil de contrôle de la charge de travail n’avait été mis en place par l’employeur pour garantir le bon équilibre de la vie professionnelle des salariés car une charte des bonnes pratiques en matière d’organisation du temps de travail a été mise en place par l’employeur, et ce sans rechercher si cette charte prévoyait des modalités d’évaluation et de suivi régulier de la charge de travail du salarié permettant notamment à l’employeur de s’assurer que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale.

3) Solution.

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Montpellier.

Au sein d’un moyen relevé d’office, la Cour de cassation se prononce en premier lieu sur la validité des accords collectifs sur lequel se fondait la convention individuelle de forfait en jours.

En effet, toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.

L’arrêt d’appel avait retenu que la convention de forfait en jours était valide car autorisée par plusieurs accords collectifs :

- l’avenant 7 du 7 avril 2000 relatif à la réduction du temps de travail de la convention collective des avocats salariés, qui prévoit que :

  • le nombre de journées ou demi-journées de travail sera comptabilisé sur un document établi à la fin de l’année par l’avocat concerné et précisant le nombre de journées ou de demi-journées de repos pris ;
  • il appartient aux salariés concernés de respecter les dispositions impératives ayant trait au repos quotidien et au repos hebdomadaire, le cabinet devant veiller au respect de ces obligations.
  • l’accord d’entreprise signé le 14 mai 2007, qui prévoit qu’un suivi du temps de travail sera effectué pour tout collaborateur sur une base annuelle, que toutefois, autant que faire se peut, la direction cherchera à faire un point chaque trimestre et à attirer l’attention des collaborateurs dont le suivi présente un solde créditeur ou débiteur trop important afin qu’ils fassent en sorte de régulariser la situation au cours du trimestre suivant.

- l’avenant n° 15 du 25 mai 2012, relatif au forfait annuel en jours de la convention collective des avocats, qui prévoit que :

  • l’avocat doit organiser son travail pour ne pas dépasser onze heures journalières, sous réserve des contraintes horaires résultant notamment de l’exécution des missions d’intérêt public ;
  • le nombre de journées ou de demi-journées de travail sera comptabilisé sur un document de contrôle établi à échéance régulière par l’avocat salarié concerné selon une procédure établie par l’employeur ;
  • l’avocat salarié bénéficie annuellement d’un entretien avec sa hiérarchie portant sur l’organisation du travail, sa charge de travail, l’amplitude de ses journées d’activité, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale et sa rémunération ;
  • l’employeur ou son représentant doit analyser les informations relatives au suivi des jours travaillés au moins une fois par semestre ;
  • l’avocat salarié pourra alerter sa hiérarchie s’il se trouve confronté à des difficultés auxquelles il estime ne pas arriver à faire face.

Or, la Cour de cassation considère au contraire que ces accords ne permettent pas à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié.

La Cour d’appel aurait donc dû déduire que la convention de forfait en jours était nulle.

Au sein de sa réponse aux moyens du pourvoi, la chambre sociale rappelle toutefois que selon l’article 12 de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, l’exécution d’une convention individuelle de forfait en jours conclue sur le fondement d’une convention ou d’un accord qui n’est pas conforme aux 1° à 3° du II de l’article L. 3121-64 du Code du travail peut être poursuivie, sous réserve que l’employeur respecte l’article L. 3121-65 du même code (établir un document de contrôle, s’assurer que la charge de travail est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires, organiser une fois par an un entretien pour évoquer la charge de travail).

En l’espèce, pour débouter la salariée de sa demande, l’arrêt retient que l’employeur a complété l’ensemble des dispositions conventionnelles applicables par une charte des bonnes pratiques en matière d’organisation du temps de travail et qu’il est inexact d’affirmer qu’aucun outil de contrôle de la charge de travail n’a été mis en place par l’employeur pour garantir le bon équilibre de la vie professionnelle et de la vie personnelle des salariés.

Or, selon les juges de la haute Cour, cela constitue uniquement des motifs généraux impropres à caractériser que la charte était de nature à répondre aux exigences de l’article L. 3121-65 du Code du travail.

L’affaire est donc renvoyée devant la Cour d’appel de Nîmes.

4) Analyse.

a) Une portée générale importante.

Cet arrêt aura nécessairement des conséquences sur les cabinets d’avocats embauchant des avocats sous le statut de salarié.

En effet, à défaut pour ces cabinets de respecter les dispositifs prévus par l’article L. 3121-65 du Code du travail, les conventions individuelles de forfait en jours conclues en application de l’avenant n° 7 du 7 avril 2000 relatif à la réduction du temps de travail de la convention collective des avocats salariés et de l’avenant n° 15 du 25 mai 2012 relatif au forfait annuel en jours de la convention collective des avocats salariés seront nulles.

Si la Cour de cassation avait déjà jugé que l’avenant n° 7 du 7 avril 2000 était insuffisant (Cass. soc. 8 novembre 2017, n° 15-22.758), c’est la première fois qu’elle se prononce sur l’invalidité de l’avenant n° 15 du 25 mai 2012.

b) Des conséquences d’espèce incertaines.

Concernant plus particulièrement les faits d’espèce, la solution est plus limitée car la Cour de cassation ne se prononce pas réellement sur le respect ou non par le cabinet Ernst & Young des dispositions de l’article L. 3121-65 du Code du travail.

En effet, la chambre sociale se contente de dire que la Cour d’appel n’a pas caractérisé si la charte des bonnes pratiques en matière d’organisation du temps de travail était de nature à répondre aux exigences de l’article L. 3121-65 et que l’employeur avait effectivement exécuté son obligation de s’assurer régulièrement que la charge de travail de la salariée était raisonnable et permettait une bonne répartition dans le temps de son travail.

Ainsi, c’est à la Cour d’appel de Nîmes, statuant sur renvoi après cassation, qu’il reviendra d’analyser si le cabinet litigieux respectait ou non les dispositifs de rattrapage prévus par l’article L. 3121-65 du Code du travail.

Dans l’affirmative, la convention individuelle de forfait en jours de la salariée sera valide, et la salariée sera alors déboutée de sa demande de rappel d’heures supplémentaires.

Dans la négative, la convention individuelle de forfait en jours de la salariée sera nulle, et la salariée pourra alors prétendre au paiement de ses heures supplémentaires.

Sources.

Cass. soc., 24 avril 2024, n° 22-20.539

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021)
Mathilde Fruton Létard élève avocate EFB Paris
Chhum Avocats (Paris, Nantes, Lille)
chhum chez chhum-avocats.com
www.chhum-avocats.fr
http://twitter.com/#!/fchhum

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