Conception Classique de l’usufruit
Classiquement, le droit de propriété revêt trois composantes, savoir ; l’usus (droit d’utiliser le bien), le fructus (droit d’en percevoir les fruits) et l’abusus (droit de disposer du bien).
Cette théorie consiste à dire que le droit de propriété est divisé entre le nu-propriétaire et l’usufruitier.
L’usufruit, dans sa conception classique, c’est-à-dire depuis la loi du 6 février 1804, n’est autre qu’une composante du droit de propriété.
Il y a donc "démembrement" du droit de propriété.
Conception "Moderne" de l’usufruit
La 3ème Chambre civile de la Cour de Cassation conçoit l’usufruit comme une charge réelle grevant le droit de propriété.
L’usufruit n’est qu’un droit réel consenti par le nu-propriétaire sur sa chose.
En fait de conception moderne, il serait plus exact de parler d’approche Anglo-Saxonne de l’usufruit. En effet, en droit anglo-saxon, il n’existe pas de démembrement de propriété dans la mesure ou le droit de propriété est un droit monolithique, ce faisant le nu-propriétaire est le seul "Propriétaire" des parts sociales, lesquelles sont grevées d’une "Charge"
Etrangement, l’arrêt de la Cour de cassation se réfère au Droit de la propriété pour appréhender la notion d’usufruit de parts sociales sans référence aucune au Droit des Sociétés.
Au surplus, cette même Cour de cassation retient uniquement l’article 578 du Code Civil relatif à l’usufruit sans même mentionner l’article 544 qui définit le droit de propriété.
L’usufruit de parts sociales au regard du droit de la propriété.
L’accessoire, dit-on, suit le principal.
En l’espèce, l’usufruit n’étant au regard de la Cour de cassation qu’une charge que supporte le nu-propriétaire, la logique juridique voudrait que l’usufruit s’analyse d’abord au regard de la définition donnée par le Code Civil du Droit de propriété.
Il n’est pas inutile, ici, de rappeler les articles du Code Civil concernés.
Article 544 Création Loi 1804-01-27 promulguée le 6 février 1804 :
« La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les “règlements ».
Article 578 Création Loi 1804-01-30 promulguée le 9 février 1804 :
« L’usufruit” est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ».
Juxtaposer ces deux articles du Code Civil permet de comprendre la notion de "Démembrement de Propriété" jeté aux oubliettes par la Cour de cassation.
Il ressort de cette simple lecture que "le droit de jouir" d’une chose, attribue de l’usufruitier, n’est autre, au regard de l’article 544 du Code Civil, qu’une partie du droit de propriété puisque précisément le droit de propriété est l’addition de ses trois composantes que sont l’usus, le fructus et l’abusus.
Notons que la notion de "démembrement" qui a bercé des générations de juristes depuis la promulgation de la loi de 1804 est parfaitement cohérente avec les deux articles de droit cités ci-dessus.
L’usufruit de parts sociales au regard du droit des sociétés.
Contre toute attente, la Cour de cassation n’a pas éprouvé le besoin d’analyser le droit des sociétés pour trancher une question relative aux parts sociales de sociétés.
Aux termes de l’article 1832 du Code Civil – De la Société, il est stipulé ce qui suit, littéralement retranscrit :
« La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter.
Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne.
Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ».
Seule la personne qui :
- fait un apport,
- participe aux bénéfices ou aux économies et aux pertes,
- a la volonté de s’associer (affectio societatis)
peut prétendre à la qualité d’associé.
De toute évidence, le nu-propriétaire de parts sociales a la qualité d’associé.
En effet,
- il a effectué un apport
- il participe au pertes, les bénéfices, sauf convention particulière, sont réservés à l’usufruitier
- il a la volonté de s’associer.
L’usufruitier quant à lui :
- a la volonté de participer à la vie de la société,
- participe aux bénéfices.
Autrement dit, usufruitier et nu-propriétaire remplissent chacun deux (2) des trois (3) attributs reconnus à l’associé.
Certes l’apport à la société constitue la caractéristique essentielle pour apprécier la qualité d’associé.
La nouvelle doxa en la matière portée par la Cour de cassation affirme sans véritablement le justifier que l’usufruitier n’effectue aucun apport à la société. En conséquence, il ne saurait avoir la qualité d’associé.
Cet argument s’entend lorsque l’usufruit est constitué après la création des parts sociales en pleine propriété.
Dans ce cas :
- le nu-propriétaire, a directement ou indirectement procédé à un apport rémunéré par l’attribution de parts sociales en pleine propriété,
- l’usufruitier n’a effectivement réalisé aucun apport en capital.
Qu’en est-il lorsque l’usufruit et la nue-propriété ont été constitués ab initio ?
Sauf à considérer que la constitution ab initio de l’usufruit et la nue-propriété serait contraire à la loi, peut-on affirmer que l’usufruitier n’effectue aucun apport ?
De fait, si l’usufruitier n’effectue pas d’apport, seul l’apport du nu-propriétaire est à considérer.
Dans cette hypothèse :
- l’apport effectué par le nu-propriétaire est amputé de la valeur de l’usufruit,
- le capital ne serait donc pas entièrement souscrit et les parts sociales ne seraient pas entièrement libérées.
Il en sera de même au jour de l’extinction de l’usufruit.
Est-il envisageable, en cas de création de parts démembrées ab initio que l’usufruitier apporte au capital de la société la valeur de son usufruit ?
Rien ne semble l’interdire.
Les apports en société seraient donc les suivants :
- le nu-propriétaire apporte en capital la valeur de la nue-propriété,
- l’usufruitier apporte en capital la valeur de son usufruit.
Dans cette hypothèse, les parts sociales sont entièrement souscrites et le capital social est entièrement libéré.
Supposons, au surplus, que les statuts de la société décident que les droits de vote seront exercés par le seul usufruitier.
Imaginons également que l’usufruitier soit nommé gérant de la société avec des pouvoirs très étendus tant en matière de gestion que de disposition.
Dans cette hypothèse,
l’usufruitier
- a effectué un apport
- exerce la majeure partie des prérogatives de gestion reconnues au nu-propriétaire
- a la volonté de participer à la vie de la société,
- participe aux bénéfices,
- exerce l’ensemble des pouvoirs de direction voire de disposition des biens appartenant à la société.
le nu propriétaire,
- a effectué un apport,
- participe aux pertes,
- a la volonté de s’associer (affectio societatis).
Pour autant, le nu-propriétaire, seul associé au regard de la doctrine majoritaire et de la Cour de cassation, sera dépourvu d’une des prérogatives essentielles de l’associé, savoir son droit d’intervenir dans la vie sociale au moyen de ses droits de vote aux assemblées générales des associés.
Convenons que dans cette configuration la question de la qualité d’associé de l’usufruitier reste ouverte.
Rappelons que la configuration décrite ci-dessus est largement utilisée en matière de gestion patrimoniale au travers, notamment, de sociétés civiles.
Pour ménager la susceptibilité des tenants des conceptions "moderne" et "classique" de l’usufruit, une nouvelle catégorie juridique en droit des sociétés pourrait émerger pour qualifier cet usufruitier de "quasi-associé".
« Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » (Alexis de Tocqueville).