Démembrement de propriété et garantie décennale des constructeurs.

Par Marie Allix, Avocat.

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Explorer : # démembrement de propriété # usufruit # garantie décennale # responsabilité contractuelle

La Cour de cassation, dans un arrêt rendu par la 3ème chambre civile le 16 novembre 2022 - n°21.23.505 et publié au Bulletin apporte une précision sur l’utilisation de la garantie décennale par un usufruitier. Cet arrêt est l’occasion pour revenir sur l’utilisation de la garantie décennale dans les cas de démembrement de propriété et sur les notions de droit réel et droit personnel.

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I) Rappels nécessaires sur les notions d’usufruit, de nue-propriété et sur les droits réels et personnels.

Le titulaire de l’usufruit, détient sur le bien, un droit réel.

Le caractère réel de l’usufruit permet de le distinguer du bail et de la rente viagère qui relèvent quant à eux des droits personnels.

Un droit réel confère un pouvoir direct et immédiat sur la chose tandis qu’un droit personnel confère un pouvoir contre une personne.

L’archétype du droit réel est donc le droit de propriété. Il est constitué de l’usus, du fructus et de l’abusus.

L’usufruit associe donc deux droits démembrés du droit de propriété que sont l’usus et le fructus, c’est-à-dire, l’usage et la jouissance.

La nue-propriété, dont l’usufruit est complémentaire, correspond quant à elle à l’abusus, autrement dit, le droit d’aliéner et de disposer de la chose.

L’usufruit est indépendant de la nue-propriété. Les actions que chacun exerce en considération de ses droits respectifs sont donc indépendantes les unes des autres.

En pratique l’usufruitier protège son droit de jouissance, c’est ce que rappelle notamment l’article 613 du Code civil :

« L’usufruitier n’est tenu que des frais des procès qui concernent la jouissance et des autres condamnations auxquelles ces procès pourraient donner lieu ».

Bien que les droits respectifs de l’usufruitier et du nu-propriétaire portent sur une même chose, il ne saurait à aucun moment y avoir indivision entre l’usufruitier et le nu-propriétaire.

La pratique révèle toutefois certains conflits d’intérêts.

L’arrêt commenté met en exergue l’un de ces conflits.

II) L’arrêt de la Cour d’appel de Bastia, Chambre civile, 2e section, 15 septembre 2021 - n°19/00863.

Une Sarl usufruitière sollicitait en justice, sur la base d’un rapport d’expertise judiciaire, le paiement du montant des travaux de reprise à l’encontre de l’entreprise ayant réalisé la charpente de la maison.

Cette entreprise était classiquement assurée au titre de sa responsabilité décennale, auprès d’un assureur, en l’espèce la SMABTP.

Il est important de noter que la Sarl usufruitière était liée par un contrat de louage d’ouvrage auprès du constructeur puisqu’elle avait fait construire la maison et prétendait avoir la qualité de maitre d’ouvrage.

L’entreprise soulevait, sur le fondement de l’article 123 du CPC, une fin de non-recevoir tirée de l’absence d’intérêt à agir de la Sarl usufruitière, auprès de la Cour d’appel de Bastia (Chambre civile, 2ème section, 15 septembre 2021 - n°19/00863).

Il apparaissait que la SCI, nue-propriétaire, n’était pas partie à la procédure.

En se fondant sur l’article 578 du Code civil disposant que « L’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance  », l’usufruitier soutenait qu’il était tenu de conserver la substance du bien et partant, d’engager tous les actes conservatoires qui s’imposaient pour conserver l’ouvrage.

En effet, l’acte conservatoire tend à maintenir le patrimoine dans son état actuel, à ne pas laisser dépérir sa valeur ou un droit.

La cour d’appel relevait toutefois que sous couvert de s’être fondée sur la responsabilité contractuelle de l’entreprise, la lecture complète des écritures de l’usufruitière faisait apparaitre une recherche de la garantie décennale du constructeur.

Or, pour la cour d’appel, l’action en garantie décennale visant à la cessation et à la réparation de désordres affectant matériellement un immeuble, lesquels auraient également engendrés des désordres immatériels et financiers, ne peut être assimilée à un acte conservatoire de propriété.

Cette jurisprudence est d’ailleurs constante.

La Cour d’appel de Rennes, dans un arrêt du 3 décembre 1996 avait déjà jugé que : « L’action en garantie décennale, qui vise à la cessation et réparation de désordres affectant matériellement un immeuble, ne saurait être assimilée à un acte conservatoire de propriété, tel, par exemple, une inscription d’hypothèque ou l’exercice d’une servitude destinée à en empêcher l’extinction pour non-usage ».

Une telle action est en effet réservée à la seule nue-propriété.

C’est donc à cette dernière qu’incombe l’action en garantie décennale, c’est-à-dire, les réparations et la reconstruction.

La cour d’appel précisait également que les actions en justice appartenant à l’usufruitier sont uniquement destinées à préserver son droit propre de jouissance.

La cour d’appel rappelait également les dispositions de l’article 605 du Code civil :

« L’usufruitier n’est tenu qu’aux réparations d’entretien.
Les grosses réparations demeurent à la charge du propriétaire, à moins qu’elles n’aient été occasionnées par le défaut de réparations d’entretien, depuis l’ouverture de l’usufruit ; auquel cas l’usufruitier en est aussi tenu
 ».

L’usufruitière n’agissant pas en qualité de représentante ou d’administratrice pour le compte de la nue-propriétaire, et n’ayant pas exercé de recours contre cette dernière, elle n’était pas autorisée à agir contre le constructeur sur le fondement de la garantie décennale.

La cour d’appel concluait ainsi que l’usufruitière n’avait pas qualité pour agir en garantie décennale contre le constructeur.

Toutefois, la cour d’appel ajoutait également une précision et jugeait que l’usufruitière ne pouvait pas non plus agir sur le fondement de la responsabilité contractuelle.

L’usufruitière était ainsi tenue d’assumer son intervention en qualité de maître d’ouvrage dans une construction sans préexistant pour laquelle elle s’était substituée à la nue-propriétaire.

De la même façon qu’une fable la cour d’appel délivrait la morale suivante : « Les conséquences d’un démembrement de propriété ne sont pas toujours à l’avantage de leurs acteurs, même si fiscalement ils peuvent, sans doute, y trouver un intérêt ».

Il était enfin rappelé que l’usufruitière pouvait toujours diligenter avec la nue-propriétaire une action devant le tribunal judiciaire compétent contre l’entreprise.

Dès lors que la responsabilité décennale ne pouvait être soulevée par l’usufruitière, la garantie décennale due par la SMABTP, assureur décennal de l’entreprise, ne pouvait évidemment pas être retenue par la cour d’appel.

III) L’arrêt de la 3e chambre civile de la Cour de cassation du 16 novembre 2022 n°21-23.505.

L’usufruitière formait alors un pourvoi en cassation afin de voir cassé l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Bastia.

Elle indiquait avoir intérêt à agir sur le fondement de la garantie décennale dès lors qu’elle était liée à l’entreprise par un contrat de louage d’ouvrage et qu’elle avait fait construire l’immeuble litigieux en qualité de maitre d’ouvrage.

La cour d’appel aurait ainsi violé les article 578 et 1792 du Code civil.

En effet, l’article 1792 du Code civil dispose que :

« Tout constructeur d’un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage, des dommages, même résultant d’un vice du sol, qui la solidité de l’ouvrage ou qui, l’affectant dans l’un de ses éléments constitutifs ou l’un de ses éléments d’équipement, le rendant impropre à sa destination ».

La Cour de cassation ne cassait par l’arrêt d’appel sur ce point et statuait ainsi :

« L’usufruitier, quoique titulaire du droit de jouir de la chose comme le propriétaire, n’en est pas le propriétaire et ne peut donc exercer, en sa seule qualité d’usufruitier, l’action en garantie décennale que la loi attache à la propriété de l’ouvrage et non à sa jouissance  ».

Cela résulte d’une jurisprudence constante rendue pour les locataires ayant réalisé des travaux dans le bien objet du bail.

- Cour de cassation, 3e chambre civile, 1 Juillet 2009 - n° 08-14.714 :

« Mais attendu que la cour d’appel a retenu, à bon droit, qu’en sa qualité de locataire, la société S.C n’était titulaire que d’un simple droit de jouissance sur l’ouvrage dont elle n’avait pas la propriété, ce qui ne lui permettait pas de se prévaloir de la qualité de maître de l’ouvrage et qu’elle ne disposait donc pas de l’action en garantie décennale que la loi attache à la propriété de l’ouvrage, et non à sa jouissance ».

- Cour de cassation, 3e chambre civile, 23 Octobre 2012 - n° 11-18.850

« Qu’en statuant ainsi, alors que, la société D., titulaire d’un simple droit de jouissance sur l’ouvrage dont elle n’avait pas la propriété n’était pas recevable à agir contre la société S. en responsabilité décennale, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

- De même pour un crédit-preneur, Cour de cassation, Chambre civile 3, 27 Mai 1999 - n° 97-19.599 :

« Le preneur d’un contrat de crédit-bail qui n’avait que la qualité de maître de l’ouvrage délégué pour la construction de l’immeuble, ne peut agir sur le fondement de la garantie décennale pour demander la réparation des désordres de construction ».

Il en aurait été différemment si l’usufruitière avait été mandatée par la SCI nue-propriétaire afin d’exercer l’action en responsabilité décennale en son nom et pour son compte, autrement dit, si elle avait reçu mandat de la SCI nue-propriétaire.

C’est sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun que la Cour de cassation va cependant casser l’arrêt de la Cour d’appel de Bastia.

En effet, l’usufruitière rappelait être liée par un contrat de louage d’ouvrage avec le constructeur.

Elle estimait ainsi avoir qualité pour agir en réparation de l’ensemble des désordres affectant l’ouvrage, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, y compris pour ceux pouvant être qualifiés de désordres de nature décennale.

La Cour de cassation faisait droits aux demandes de l’usufruitière et statuait :

« L’usufruitier, qui n’a pas qualité à agir sur le fondement de la garantie décennale, peut néanmoins agir, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, en réparation des dommages que lui cause la mauvaise exécution des contrats qu’il a conclus pour la construction de l’ouvrage, y compris les dommages affectant l’ouvrage ».

C’est donc parce qu’elle constate que les travaux ont été exécutés pour le compte de l’usufruitière et avec un contrat liant directement l’entreprise et l’usufruitière que la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel de Bastia.

L’arrêt permet ainsi de rappeler que l’action en garantie décennale n’est réservée qu’au propriétaire de l’ouvrage.

Toutefois, contrairement à un locataire ou un crédit-bailleur, l’usufruitier dispose d’un droit réel sur la chose, et donc d’un droit de propriété, certes démembré, mais existant.

Or, il est possible de faire une comparaison avec le titulaire d’un bail emphytéotique qui, pour rappel, constitue également un démembrement du droit de propriété, et donc un droit réel sur la chose.

Il a été jugé que le titulaire du bail emphytéotique pouvait se prévaloir de la garantie décennale.

- Cour de cassation, Chambre civile 3, 12 Avril 2012 - n° 11-10.380 :

« Mais attendu qu’ayant constaté que le bail du 26 mars 1991 prévoyait que "le preneur prend la propriété louée dans l’état où elle se trouve actuellement, sans pouvoir prétendre à aucune réparation pendant toute la durée du bail. Il entretiendra, à ses frais, toute la clôture et la maintiendra en bon état, ainsi que les constructions existantes et celles qui pourront exister par la suite. Il aura la charge entière et complète de toutes les réparations quelles qu’elles soient, même le clos et le couvert que la loi met à la charge du propriétaire et dont le preneur déclare dégager entièrement la société bailleresse", la cour d’appel a retenu, par une interprétation souveraine, exclusive de dénaturation, que l’ambiguïté des termes du contrat de bail rendait nécessaire, que l’association avait reçu de la congrégation, par l’obligation ainsi mise à sa charge, un mandat permettant d’y satisfaire et qu’elle était donc recevable à agir contre la société Allianz en réparation des désordres de nature décennale affectant les bâtiments dont la conservation lui incombait.  ».

Dans cette espèce, c’est bien parce que le titulaire de bail emphytéotique devait garder à sa charge l’ensemble des réparations, y compris les grosses réparations sur le clos et le couvert que la Cour de cassation avait à juste titre estimé que l’association titulaire du bail emphytéotique avait reçu mandat du bailleur pour se prévaloir de la garantie décennale.

Or, rappelons que l’usufruitier n’est tenu que des menues réparations d’entretien contrairement au nu-propriétaire tenu des grosses réparations. La cour d’appel et la Cour de cassation rappelaient dans l’arrêt commenté que l’usufruitier aurait toutefois pu recevoir mandat du nu-propriétaire pour agir en son nom et pour son compte sur le fondement de la garantie décennale, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

Un dernier rapprochement pourrait être fait avec le bail à construction.

- Cour de cassation, Chambre civile 3, 7 Octobre 2014 - n°13-19.448 :

« Mais attendu qu’ayant retenu que la SCI ne serait propriétaire de l’ouvrage qu’à l’expiration du bail à construction, d’une durée de trente ans, dont elle n’a pas mentionné la date de prise d’effet et que les travaux avaient été commandés par la société B.D, propriétaire de l’ouvrage, la cour d’appel, sans contradiction et abstraction faite de l’utilisation sans conséquence d’un terme impropre, a pu en déduire, répondant aux conclusions, que seule la société BD avait la qualité de maître d’ouvrage et que la SCI et la société S. étaient sans qualité pour agir sur le fondement des dispositions de l’article 1792 du Code civil (…) ».

En l’espèce, le locataire était donc propriétaire et maitre d’ouvrage des travaux réalisés jusqu’à l’expiration du bail à construction octroyant la propriété définitive de l’ouvrage à la SCI bailleresse.

La clause du bail à construction différait donc les effets de l’accession des travaux et donc la propriété, raison pour laquelle, le locataire pouvait se prévaloir des dispositions de l’article 1792 du Code civil.

La décision rendue par la 3ème chambre civile de la Cour de cassation, le 16 novembre 2022 - n°21.23.505 s’inscrit donc dans la droite ligne jurisprudentielle et permet de confirmer que seul le propriétaire de l’ouvrage peut se prévaloir de la garantie décennale mais également de rappeler que l’usufruit ne confère qu’un droit de jouissance sur la chose.

En revanche, l’usufruitier, cocontractant de l’entreprise ayant réalisé les travaux litigieux peut toujours se retourner contre celle-ci sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun réparation des dommages que lui cause la mauvaise exécution du contrat, y compris pour les dommages affectant l’ouvrage.

En effet, l’engagement de la responsabilité contractuelle n’est pas lié à la qualité de propriétaire de l’ouvrage ayant fait l’objet des travaux mais à la mauvaise exécution du contrat.

L’usufruitier n’est donc pas totalement démuni lorsqu’il fait réaliser des travaux qui s’avèrent affectés de désordres et de malfaçons sur le bien dont il jouit et pourra engager son action sur le fondement de la responsabilité contractuelle.

Marie Allix
Avocat Barreau de Paris
Barreau de Paris

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