Les Safer sont en charge de missions de service public dont elles sont délégataires. Celles-ci sont détaillées, principalement, à l’article L141-1 du Code rural et de la pêche maritime, ci-après Crpm.
Pour la réalisation de ces missions, le législateur a doté les Safer de divers moyens d’action. Elles peuvent, notamment, « acquérir, dans le but de les rétrocéder, des biens ruraux, des terres, des exploitations agricoles ou forestières » [1]. A cet effet, l’article L143-1 du Crpm a institué au profit des Safer un droit de préemption, principalement en cas d’aliénation à titre onéreux de biens immobiliers à usage agricoles et de biens mobiliers qui leur sont attachés ou de terrains nus à vocation agricole.
Ce droit de préemption est un droit finalisé dont l’exercice doit avoir pour objet l’un des objectifs limitativement énumérés par la loi [2].
Comme le souligne un auteur, « parce qu’elle est un mécanisme exorbitant du droit commun, la préemption est mise en œuvre selon une procédure implacable, d’une précision chirurgicale » [3].
L’article L143-8 du Crpm dispose que le droit de préemption de la Safer s’exerce dans les conditions prévues pour le droit de préemption du preneur à bail [4].
La Safer, à qui a été notifiée l’aliénation dispose donc d’un délai de deux mois pour prendre position [5]. Elle doit formuler sa réponse par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou sous forme électronique dans les conditions prévues aux articles 1316-1 et 1316-4 du Code civil [6].
C’est au notaire chargé d’instrumenter que la Safer doit adresser sa décision dans le délai légal [7]. L’officier public « centralise donc les procédures d’envoi et de réception des notifications, et doit en tenir informé son client » [8].
La Safer est également obligé de notifier la décision aux « intéressés » [9].
La Safer qui a irrégulièrement exercé son droit de préemption s’expose à diverses actions - principalement l’action en nullité de la décision de préemption, qui seule nous intéressera ici - pouvant être intentées par les personnes lésées, qu’il conviendra de définir ultérieurement.
Afin d’assurer au mieux le respect de leurs droits, la Cour de cassation a développé une jurisprudence consacrant le droit au recours effectif contre les décisions de préemption (I) que la Safer s’emploie à combattre (II).
I. La consécration progressive du droit à un recours effectif.
La volonté de la Cour de cassation de développer un véritable droit au recours effectif contre les décisions des Safer s’est traduite par l’attribution d’un rôle procédural à la notification individuelle de ces décisions (A) et par la définition de la notion d’« intéressés », destinataires de ladite notification (B).
A. - La nécessité procédurale d’une notification individuelle des décisions de préemption.
Le rôle procédural conféré à la notification individuelle (1°) permet de préciser son contenu (2°).
1° La détermination du point de départ du délai de l’action en contestation.
a) Le principe légal : l’affichage en mairie, point de départ du délai de contestation.
La loi institue un délai de six mois au-delà duquel l’action lancée contre le droit de préemption exercé par la Safer n’est plus recevable [10].
Deux points de départ différents sont prévus en fonction du moyen invoqué au soutien de l’action en contestation de la décision de préemption. L’article L143-13 du Code rural et de la pêche maritime, dispose en effet que :
« A moins que ne soit mis en cause le respect des objectifs définis à l’article L143-2, sont irrecevables les actions en justice contestant les décisions de préemption prises par les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, intentées au-delà d’un délai de six mois à compter du jour où ces décisions motivées ont été rendues publiques ».
Ainsi, s’agissant tout d’abord des actions « contestant les décisions de préemption », qui ne remettent pas en cause le non-respect des objectifs légaux, le délai court à compter du jour où ces décisions de préemption ont été rendues publiques [11], ce qui correspond au jour où elles sont affichées en mairie [12].
S’agissant ensuite des actions fondées sur le non-respect des objectifs légaux [13], les six mois débutent le jour où la décision motivée de rétrocession a été rendue publique par affichage en mairie [14] [15].
Ces deux délais courent donc, en principe, à partir du jour où les décisions ont été rendues publiques, c’est-à-dire par l’affichage en mairie de la décision de préemption dans le premier cas (soit les actions ne remettant pas en cause le non-respect des objectifs légaux), de rétrocession dans le second cas (soit les actions en justice fondées sur le non-respect des objectifs légaux) [16].
La jurisprudence a un temps considéré que la prescription de 6 mois courait depuis l’affichage en mairie, et ce même si l’acquéreur évincé n’avait pas été prévenu par courrier de la décision de la Safer [17].
Cependant, cette jurisprudence était critiquable. En effet, la Safer est également tenue d’informer l’ensemble des protagonistes, personnellement, de la décision prise ainsi que le prévoit l’article L143-3 [18]. Cette jurisprudence revenait donc à vider de tout intérêt cette mesure d’information en imposant aux intéressés, pourtant créanciers d’une obligation d’information de la Safer, de se tenir informés par l’affichage en mairie [19].
Aussi, la Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence en exigeant, pour faire courir le délai, une notification individuelle.
b) Le tempérament jurisprudentiel : l’exigence d’une notification individuelle.
La solution a d’abord été affirmée pour la contestation des décisions de rétrocession avant d’être, logiquement, étendue à la contestation des décisions de préemption.
L’affirmation de la solution pour la contestation des décisions de rétrocession
Par un arrêt du 30 octobre 2013, la Cour de cassation a opéré un complet revirement en la matière, au nom du droit à un recours effectif protégé par l’article 6, § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Elle a jugé qu’en l’absence de notification individuelle de l’acte à l’acquéreur évincé, le délai d’exercice de l’action en nullité ne court pas, et ce peu importe que la décision de rétrocession ait été affichée en mairie [20].
La solution a été largement approuvée par la doctrine qui l’a jugée « du point de vue d’une conception élémentaire de la justice (…) opportune », « salutaire » [21].
Par un arrêt postérieur, la Cour de cassation est venue préciser que le point de départ du délai de contestation demeurait l’affichage en mairie mais que le délai ne pouvait commencer à courir tant que la notification individuelle n’avait pas eu lieu [22].
Si les actions en contestation des décisions de rétrocession prises par les Safer doivent être intentées dans le délai de 6 mois à compter du jour où ces décisions ont été rendues publiques par affichage en mairie, lorsque la formalité substantielle de notification individuelle de la décision de rétrocession n’a pas eu lieu, l’action intentée plus de 6 mois après l’affichage en mairie demeure recevable [23].
Le point de départ du délai de recours n’a donc pas été modifié par cette jurisprudence. Le délai court - toujours - à partir de l’affichage en mairie [24], mais il ne peut commencer à courir en l’absence de notification individuelle de la décision de la Safer [25].
Ainsi que n’ont pas manqué de le souligner les auteurs, la solution, dégagée en matière de contestation d’une décision de rétrocession, ne pouvait qu’être généralisée [26]. Le droit à un recours effectif vaut, en effet, quel que soit l’objet de la contestation et les arguments invoqués pour justifier la solution dans un cas valent pareillement dans l’autre.
Comme l’y invitaient les auteurs [27], la solution a logiquement été transposée aux actions en contestation des décisions de préemption.
La généralisation de la solution à la contestation des décisions de préemption
Ainsi qu’on l’a vu, différents moyens peuvent être avancés pour contester les décisions de préemption.
S’agissant des actions contestant les décisions de préemption fondées sur l’article L143-13, la Cour de cassation a généralisé la solution dans un arrêt du 23 mai 2019. Elle a approuvé une Cour d’appel d’avoir retenu « à bon droit que le délai de six mois à compter de l’affichage en mairie prévu par l’article L142-13 en réalité, l’article L143-13 du Code rural et de la pêche maritime pour contester les décisions de préemption ne peut, sans porter atteinte au droit à un recours effectif, courir contre le propriétaire d’une parcelle auquel la décision qu’il entend contester n’a pas été notifiée » [28].
Dès lors, comme en matière de décision de rétrocession, lorsque la formalité substantielle de notification individuelle de la décision de préemption n’a pas eu lieu, l’action intentée plus de 6 mois après l’affichage en mairie de cette décision demeure recevable [29].
De manière étonnante, car la solution a été approuvée par une doctrine unanime et repose sur des considérations liées aux droits fondamentaux, qui plus est expressément visés par la Cour de cassation, celle-ci a été obligée de la rappeler dans un arrêt récent du 25 janvier 2024. Confirmant la nécessité d’une notification individuelle de la décision de préemption pour faire courir le délai de contestation, elle a jugé :
« 12. Le délai de six mois à compter de l’affichage en mairie prévu par l’article L143-13 du Code rural et de la pêche maritime pour contester les décisions de préemption ne peut, sans porter atteinte à son droit à un recours effectif, courir contre le propriétaire d’une parcelle auquel la décision qu’il entend contester n’a pas été notifiée [30].
13. Pour déclarer irrecevable l’action en nullité de la décision de la préemption fondée sur cet article L143-13, l’arrêt retient que la décision motivée de préemption de la Safer a été publiée en mairie le 21 septembre 2012 conformément aux dispositions de l’article R143-6 du Code rural et de la pêche maritime et qu’il s’est écoulé plus de six mois entre cette date et le 18 janvier 2016, jour où, M. X a demandé l’annulation de la décision de préemption.
14. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la décision de préemption avait été notifiée à M. X, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » [31].
Ainsi, la Cour de cassation invoque, à nouveau et à juste titre, le droit à un recours effectif pour justifier la solution et, dans le cadre de sa motivation enrichie, renvoie à sa décision rendue le 23 mai 2019, montrant qu’il s’agit d’une jurisprudence bien établie.
S’agissant des actions reposant sur la remise en cause des objectifs définis à l’article L143-2, soit celles fondées sur l’article L143-14, on sait que le point de départ du délai d’action est l’affichage en mairie de la décision de rétrocession. Ce délai ne saurait donc logiquement commencer à courir qu’à compter de la notification individuelle de la décision de rétrocession. C’est dire que, bien que l’action tende à la remise en cause de la décision de préemption, la notification individuelle de la décision de rétrocession est nécessaire, ce qui pose la question des destinataires - des créanciers - de cette notification [32].
A notre connaissance, la Cour de cassation n’a pas encore été amenée à appliquer la solution posée pour la contestation des décisions de rétrocession. Cependant, il n’existe aucune raison de ne pas transposer la solution à l’hypothèse de la contestation d’une décision de préemption fondée sur le non-respect des objectifs légaux.
Il va de soi que la notification individuelle ne peut garantir ce droit à un recours effectif que si celle-ci a un certain contenu informant le destinataire des modalités d’exercice de son droit.
2° Le contenu de la notification.
Comme l’a souligné un auteur, il appartient à la Safer de notifier « à l’ensemble des protagonistes », « à chacun des acteurs de l’opération », « la décision prise, la motivation qui la fonde, et le rappel des délais pour introduire une éventuelle contestation ainsi que mention de la juridiction compétente à cette fin » [33].
De fait, pour assurer un droit à un recours effectif à l’intéressé, il ne convient pas seulement de lui notifier individuellement la décision de préemption et les motifs la fondant [34], il est également nécessaire de lui indiquer, d’une part, le délai de contestation et le point de départ de ce délai, d’autre part, la juridiction compétente.
S’agissant du délai de contestation, on soulignera tout particulièrement l’importance de l’information portant sur le point de départ. En effet, si la Cour de cassation a conditionné le départ du délai de contestation à la notification individuelle de la décision, c’est afin de s’assurer que l’intéressé ait été personnellement informé de la préemption tant il est vain de penser qu’il en sera informé par l’affichage en mairie de celle-ci. Aussi, afin d’attirer son attention sur l’importance de cet affichage au regard du délai dont il dispose pour contester la décision, la notification individuelle doit impérativement mentionner que la date d’affichage est le point de départ du délai de recours.
Il en sera d’autant plus ainsi lorsque la Safer aura procédé à la notification individuelle postérieurement à l’affichage en mairie, situation qui ne devrait se présenter que rarement. Dans une telle hypothèse, la Safer devra également mentionner la date de l’affichage en mairie.
Si, à notre connaissance, la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée sur cette question, ces exigences découlant directement de l’article 6§1 de la CESDH, elles devraient être consacrées par la Cour de cassation.
Elles se justifient également au regard d’un principe élémentaire de loyauté qui irrigue tout le droit rural, notamment en matière de préemption [35].
Ainsi jugé que :
« Vu l’article L412-8 du Code rural et de la pêche maritime ; Attendu qu’il résulte de ce texte qu’une information loyale du preneur exige que le notaire mentionne, dans la notification valant offre de vente qu’il lui adresse, les éléments le mettant en mesure d’exercer utilement son droit de préemption, dont le délai d’exercice ne court que du jour d’une notification complète et exacte » [36].
Or, la Cour de cassation fait bénéficier la Safer de ce principe de loyauté notamment en matière de préemption. Ainsi jugé qu’il résulte des articles L143-8 et L412-8 du CRPM : « qu’une information loyale de la Safer exige que le notaire mentionne, dans la notification valant offre de vente qu’il lui adresse, les éléments la mettant en mesure d’exercer utilement son droit de préemption, dont le délai d’exercice ne court que du jour d’une notification complète et exacte » [37].
De même jugé, au visa des « articles L143-3 et R143-4 du Code rural et de la pêche maritime, ce dernier dans sa rédaction applicable au litige », « qu’il résulte de ces textes que le notaire instrumentaire, tenu de procéder à une information complète et exacte de la Safer, doit lui faire connaître les nom, domicile et profession de la personne qui se propose d’acquérir le bien et que la Safer doit notifier sa décision de préemption à l’acquéreur évincé ».
Dès lors, doit être cassé l’arrêt qui, pour annuler la préemption, retient que « l’information donnée par le notaire, erronée quant à l’identité des acquéreurs pressentis, n’a pas permis à la Safer de notifier sa décision aux véritables acquéreurs » alors « qu’elle avait constaté que la notification avait été faite aux acquéreurs mentionnés dans la déclaration d’intention d’aliéner établie par le notaire, la cour d’appel a violé les textes susvisés » [38].
La Safer doit donc logiquement, tant au titre du droit à un recours effectif qu’au nom du respect de l’égalité des armes, en faire bénéficier les autres protagonistes.
En l’absence d’une notification individuelle complète et exacte, incluant donc le délai de contestation de sa décision et le point de départ de ce délai, le délai ne peut commencer à courir.
Parallèlement, afin de s’assurer que ce droit à un recours effectif ait une réelle portée, la Cour de cassation a précisé la notion d’intéressés.
B.- Les destinataires de la notification individuelle.
Ainsi qu’on l’a vu, la détermination du point de départ du délai d’action en contestation des décisions de préemption varie selon le moyen soulevé par le demandeur à la nullité.
A priori, s’agissant de contester dans les deux cas - bien que les moyens diffèrent - une décision de préemption, les créanciers de cette obligation de notification individuelle devraient être les mêmes. Cependant, les textes n’ayant pas clairement réglé cette question, on envisagera d’abord les destinataires de la décision de préemption (1°) - qualifiés d’intéressés à l’article L143-3 du Crpm - avant de se pencher sur les destinataires de la décision de rétrocession (2°).
1° La notion d’« intéressés » : destinataires de la notification de la décision de préemption.
L’article L143-3 du Crpm dispose qu’à peine de nullité, la Safer doit justifier sa décision de préemption par référence explicite et motivée à l’un ou à plusieurs des objectifs légaux, et « la porter à la connaissance des intéressés » sans plus de précision.
L’article R143-6 prévoit, en son alinéa 1, que la Safer qui exerce le droit de préemption doit notifier sa décision au notaire chargé d’instrumenter par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou sous forme électronique [39] et, en son alinéa 2, que cette décision est notifiée également « à l’acquéreur évincé », par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, dans un délai de quinze jours à compter de la date de réception de la notification faite au notaire.
A première lecture, il pourrait sembler que l’article R143-6 viendrait préciser la notion d’intéressés visée à l’article L143-3 qu’il limiterait à trois personnes, à savoir le notaire, l’acquéreur évincé auquel il faudrait ajouter le maire de la commune intéressée qui est, aux termes de l’alinéa 3 de l’article R143-6, également destinataire de la décision de préemption en vue de son affichage en mairie.
En réalité, le notaire, l’acquéreur évincé et le maire ne sauraient tous être qualifiés d’intéressés au sens de l’article L143-3 du Crpm.
En effet, ils ne jouent pas le même rôle dans le cadre de la procédure de préemption. Le notaire comme le maire y jouent un rôle actif. Ils sont d’ailleurs destinataires de la notification de la décision afin de pouvoir accomplir le rôle qui leur est attribué et uniquement à cette fin. Ils ne sont donc pas à proprement parler créanciers d’une obligation de notification de la Safer. En revanche, l’acquéreur ne joue aucun rôle dans la procédure de préemption. Il est passif, étant précisément évincé de la procédure par l’intervention de la Safer. Pour cette raison, il apparaît comme le seul véritable créancier de cette obligation d’information.
Aussi, il peut paraître curieux de les inclure tous les trois dans la notion d’intéressés au sens de l’article L143-3 quand leur intérêt à connaître cette décision – à supposer qu’ils en aient un, ce qui, s’agissant du maire, est discutable - est si différent.
Il faut donc revenir à cette disposition pour définir la notion d’intéressé au regard de sa finalité. L’article L143-3 sanctionne par la nullité certaines obligations à la charge de la Safer, essentiellement celles de motiver la décision de préemption et de la notifier aux intéressés. Il paraît dès lors logique de considérer que les intéressés sont uniquement les personnes ayant intérêt à solliciter la nullité de la décision de préemption. Or, on ne voit pas à quel titre le notaire ou le maire aurait intérêt à la solliciter alors que ni l’un ni l’autre n’ont été parties à l’acte de vente et ne sauraient être impactés par la non-réalisation de celle-ci du fait de la préemption de la Safer.
C’est la position adoptée par la Cour de cassation qui a jugé que :
- le notaire instrumentaire n’étant pas partie à l’acte ne saurait agir en contestation de la décision de préemption [40] ;
- la notification au maire de la décision de préemption n’est pas une condition de validité de celle-ci [41].
En d’autres termes, la Cour de cassation considère que ni le notaire ni le maire ne sont des « intéressés » au sens de l’article L143-3. Par conséquent, l’article R143-6 - qui ne vise pas que les intéressés [42] ni, ainsi qu’on va le voir, tous les intéressés au sens de l’article L143-3 - n’a pas pour objet de définir cette notion.
En effet, il existe une autre personne intéressée à obtenir la nullité de la préemption : il s’agit, évidemment, du vendeur.
On ne sera donc pas surpris de lire, sous la plume d’auteurs autorisés, que parmi les protagonistes, les « intéressés », figure en premier lieu le vendeur [43].
Ainsi, dans une décision du 23 mai 2019 [44], la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la Safer qui reprochait à la cour d’appel d’avoir prononcé la nullité de la décision de préemption en jugeant :
« que la société d’aménagement foncier et d’établissement rural doit, à peine de nullité, justifier sa décision de préemption par référence explicite et motivée à l’un ou plusieurs des objectifs légaux et la porter à la connaissance des intéressés ; que la cour d’appel a relevé que la décision de préempter avait été prise par la Safer sur la déclaration, par un notaire, de l’aliénation partielle d’une parcelle non divisée et que les propriétaires de ce terrain, qui n’avaient donné aucun mandat en ce sens, n’avaient eux-mêmes pas été personnellement destinataires de la décision d’acquisition leur faisant grief ; qu’il en résulte que la préemption est nulle » [45].
Un auteur résume ainsi la solution posée par l’arrêt :
« le point de départ du délai pour agir est également soumis à la condition suspensive d’une notification individuelle adressée au vendeur... par la Safer ! » [46].
Cette solution, parfaitement fondée, a été confirmée par un arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 2020. Saisie de la question de savoir si la notification au maire de la décision de préemption était une condition de validité de celle-ci, la Cour de cassation, après avoir rappelé les dispositions des articles L143-3 et R143-6, prend soin de vérifier que les conditions exigées par ces textes ont bien été respectées en relevant que la cour d’appel a retenu que « la préemption a été effectivement notifiée tant aux acquéreurs qu’aux vendeurs » [47].
Ce faisant, la Cour de cassation souligne que la décision de préemption a bien été portée « à la connaissance des intéressés » [48] au nombre desquels elle compte le vendeur. En effet, étant donné la question qui lui était posée, rien n’obligeait la Cour de cassation à relever que les acquéreurs et les vendeurs avaient été destinataires de la notification. C’est donc bien afin de préciser qui sont les créanciers de cette obligation de notification individuelle que la Cour de cassation procède ainsi.
Plus récemment, dans l’arrêt précité du 25 janvier 2024, la Cour de cassation a confirmé cette solution en reprochant à une cour d’appel, qui avait jugé irrecevable l’action en contestation de la décision de préemption initiée par le vendeur d’une parcelle, de ne pas avoir recherché si la décision de préemption lui avait été notifiée.
Ainsi, le vendeur, comme l’acquéreur, est l’un des intéressés au sens de l’article L143-3 du Crpm - le seul autre d’ailleurs - destinataire obligé de la notification individuelle par la Safer de la décision de préemption.
Retour sur le contenu de la notification individuelle. Ainsi qu’on l’a vu, la notification doit contenir un certain nombre d’informations, notamment quant au délai de contestation, sa durée et son point de départ.
La portée de cette information revêt une importance différente suivant que le destinataire de la notification est l’acquéreur ou le vendeur.
En effet, s’agissant de l’acquéreur, l’article LR143-6, al. 2, prévoit que la Safer doit lui notifier, par lettre recommandée avec accusé de réception, sa volonté d’acquérir "dans un délai de quinze jours à compter de la date de réception de la notification faite au notaire". Aussi, la notification individuelle à l’acquéreur aura le plus souvent lieu soit avant soit concomitamment à l’affichage en mairie de sorte que l’acquéreur bénéficiera effectivement - peu ou prou - d’un délai de six mois à compter de cet affichage pour agir.
En revanche, il n’existe aucun texte imposant un délai pour envoyer la notification individuelle au vendeur et il paraît délicat de transposer le délai prévu pour l’acquéreur. Dès lors, comme l’a justement relevé un auteur, « si l’affichage en mairie a lieu avant la notification individuelle, le délai légal bref de 6 mois se trouve, de fait, abrégé car personne n’est dupe : l’affichage en mairie demeure une information virtuelle et non réelle, sinon à quoi bon doubler cette communication d’une notification individuelle... » [49].
Cette situation est profondément insatisfaisante car la Safer - de bonne ou de mauvaise foi - peut tarder à envoyer la notification individuelle au vendeur. Que décider si l’affichage en mairie a eu lieu un voire deux mois avant la notification ? En l’état des textes et de la jurisprudence, le délai commençant à courir à compter de l’affichage en mairie, le vendeur verra le délai concret dont il dispose pour agir réduit à 5 ou 4 mois.
2° Les destinataires de la notification de la décision de rétrocession.
La question des destinataires de la notification de la décision de rétrocession prise par une Safer n’est traitée, en doctrine, que sous l’angle de la contestation de la décision de rétrocession en elle-même et non sous celui de la contestation de la décision de préemption pour non-respect des objectifs légaux.
Elle se pose pourtant également à ce titre.
Les destinataires de la notification individuelle de la décision de rétrocession sont envisagés aux articles R143-11 et R142-4 du Crpm, ce second texte concernant la rétrocession faisant suite à une acquisition amiable ne nous retiendra pas [50].
L’article R143-11 dispose que « dans le délai d’un mois à compter du premier jour de l’affichage prévu au troisième alinéa, la décision de rétrocession est notifiée, avec indication des motifs ayant déterminé le choix de l’attributaire, aux candidats non retenus, et par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, à l’acquéreur évincé ».
Les destinataires de la notification individuelle de la décision de rétrocession sont donc, aux termes de cette disposition, les candidats non retenus et l’acquéreur évincé.
On ne saurait en conclure que le vendeur ne devrait pas être destinataire de cette décision et ce pour deux raisons au moins.
En premier lieu, l’article R143-11 détermine, à n’en pas douter, les destinataires de la décision de rétrocession en tant qu’ils ont qualité pour agir en nullité de cette décision. Or, il est certain que le vendeur n’a pas qualité pour agir en nullité d’une décision de rétrocession. Il est donc normal qu’il ne figure pas à l’article R143-11.
En second lieu, le vendeur, comme l’acquéreur, a qualité et intérêt à agir à l’encontre de la décision de préemption, il est donc naturellement, à ce titre, créancier de l’obligation de notification individuelle de la décision de rétrocession incombant à la Safer.
On relèvera que si la question présente un intérêt d’un point de vue procédural [51], elle n’en présente aucun d’un point de vue substantiel. En effet, il n’existe pas de texte prévoyant que l’absence de notification individuelle de la décision de rétrocession est une cause de nullité de celle-ci, l’article L143-3 n’édictant cette cause de nullité que pour la décision de préemption.
Ces solutions qui découlent tant des textes que d’une jurisprudence trouvant une assise certaine dans les principes fondamentaux sont désormais bien acquises. Elles continuent néanmoins d’être contestées par la Safer et, parfois, écartées par les juges du fond.
II. La contestation persistante du droit à un recours effectif.
Avant de discuter des formes que prend cette contestation (B), il convient d’exposer les raisons de celle-ci (A).
A. - Les raisons d’une contestation.
Ainsi qu’on l’a vu, la notification individuelle joue un rôle essentiel d’un point de vue procédural (1°). Elle joue également un rôle, non moins essentiel, d’un point de vue substantiel (2°).
1° Le départ du délai de recours conditionné à la notification individuelle.
Le fait que le délai de recours contentieux ne court qu’à la condition que l’affichage en mairie ait été doublé d’une notification individuelle permet, lorsque aucune notification n’a eu lieu, tant à l’acquéreur qu’au vendeur, d’agir sans limite de temps.
La Safer se voit donc exposée - pendant des années - à voir ses décisions de préemption être remises en question et, plus largement, l’opération de préemption dans sa globalité (soit la décision de rétrocession et la rétrocession, en tant qu’actes subséquents à la préemption) qui est une opération lourde impliquant de nombreux protagonistes.
Où l’on voit que le respect des textes - qui prévoient, de manière artificielle puisque l’affichage en mairie ne joue pas, dans les faits, le rôle de publicité, d’où l’exigence d’une notification individuelle pour faire courir le délai - conduit à une situation profondément insatisfaisante et injuste pour les autres protagonistes de l’opération de préemption, notamment l’attributaire choisi au terme de la procédure de rétrocession.
Or, le risque auquel s’exposent ces décisions est d’autant plus sérieux que la sanction attachée à l’absence de notification de la décision de préemption est la nullité.
2° La nécessité substantielle d’une notification individuelle.
On sait que l’article L143-3 prévoit que la notification individuelle de la décision de préemption doit être faite à peine de nullité ».
En application de cette disposition, de façon constante, la Cour de cassation annule les décisions de préemption de la Safer lorsque celle-ci ne les a pas notifiées aux intéressés [52].
La Cour de cassation a ainsi retenu qu’en l’absence de notification d’une décision de préemption au vendeur, intéressé au sens de l’article L143-3, celle-ci encourrait la nullité :
« la société d’aménagement foncier et d’établissement rural doit, à peine de nullité, justifier sa décision de préemption par référence explicite et motivée à l’un ou plusieurs des objectifs légaux et la porter à la connaissance des intéressés ; que la cour d’appel a relevé que la décision de préempter avait été prise par la Safer sur la déclaration, par un notaire, de l’aliénation partielle d’une parcelle non divisée et que les propriétaires de ce terrain, qui n’avaient donné aucun mandat en ce sens, n’avaient eux-mêmes pas été personnellement destinataires de la décision d’acquisition leur faisant grief ; qu’il en résulte que la préemption est nulle » [53].
On ajoutera que le non-respect de cette obligation est une cause de nullité de plein droit de la décision de préemption :
« qu’ayant retenu, à bon droit, que la notification, à l’adjudicataire substitué, de la décision motivée de préemption est une formalité substantielle dont l’omission est sanctionnée par une nullité de plein droit et, souverainement, que la Safer ne contestait pas qu’aucune lettre n’avait été envoyée à Mme X..., la cour d’appel en a exactement déduit, abstraction faite de motifs surabondants, que la décision de préemption était nulle » [54].
Il n’est donc pas nécessaire que le demandeur à la nullité démontre avoir subi un grief du fait de l’absence de notification.
A ainsi été rejeté le pourvoi d’une Safer - qui contestait l’annulation de la décision de préemption prononcée par une cour d’appel - faisant valoir que « le défaut de notification par la Safer de sa décision de préemption à l’acquéreur évincé n’est susceptible d’entraîner sa nullité qu’à charge pour celui qui l’invoque de prouver le grief que lui cause cette irrégularité » (seconde branche). La Cour de cassation a en effet, jugé :
« qu’ayant retenu à bon droit que la Safer doit, à peine de nullité, justifier sa décision de préemption et la porter à la connaissance du notaire et de l’acquéreur évincé et qu’à défaut d’avoir été envoyée à une adresse valable permettant la délivrance du pli à son destinataire, la notification est inexistante, indépendamment de l’absence de faute de l’expéditrice, dès lors que l’objectif d’information personnelle de l’acquéreur n’est pas rempli (…) la cour d’appel, qui n’était pas tenue de rechercher l’existence du grief qu’aurait engendré la défaillance d’une formalité substantielle, a légalement justifié sa décision » [55].
Ces solutions, incontestables tant au regard des textes eux-mêmes que d’une jurisprudence constante, sont néanmoins attaquées par la Safer qui ne craint pas d’affirmer que l’absence de notification individuelle de sa décision de préemption ne serait pas sanctionnée par la nullité.
Etrangement, cette thèse a pu trouver un écho auprès de certains juges. Ainsi, dans un arrêt récent du 30 janvier 2025 [56], la Cour d’appel de Nîmes énonce - après avoir pourtant rappelé les dispositions de l’article L143-3 - que :
« La nullité de la préemption ne s’attache qu’au défaut de motivation de la décision mais aucunement aux irrégularités tenant à l’affichage et au défaut de notification, de sorte qu’aucune nullité n’est encourue en cas d’absence de notification individuelle ».
Cette décision semble toutefois être isolée mais s’explique peut-être par la radicalité de la sanction : une nullité automatique.
Au regard de ces solutions, il n’est guère surprenant que la Safer cherche à remettre en cause l’édifice jurisprudentiel bâti par la Cour de cassation, même lorsque ce dernier n’est, en réalité, que l’application pure et simple des textes.
B. - Les formes de la contestation.
Sans prétendre à l’exhaustivité, la Safer a pu soutenir :
- que le vendeur n’aurait pas la qualité d’intéressé et qu’elle n’aurait en conséquence, aucune obligation de notification individuelle à son égard [57],
- qu’à supposer qu’une obligation de notification individuelle à l’égard du vendeur existe, elle pourrait l’exécuter par l’intermédiaire du notaire [58], lui déléguant en quelque sorte cette obligation,
- que le notaire aurait l’obligation d’informer le vendeur de sa décision de préemption [59] en tant que mandataire de ce dernier,
- que le point de départ de l’action en contestation du vendeur courrait à compter du jour où il a eu connaissance de la décision de préemption, que ce soit par l’intermédiaire du notaire ou par tout autre biais [60].
Ces moyens étant encore parfois accueillis par les juges du fond, il convient de les examiner.
Bien qu’ils aient tous la même ligne directrice, la même finalité, ils ne sont pas toujours conciliables [61].
En outre, on peut relever que si, dans les exemples cités, ces moyens étaient développés pour s’opposer à une action en contestation initiée par le vendeur, certains d’entre eux pourraient tout à fait être soutenus à l’occasion d’une action initiée par l’acquéreur évincé [62].
La contestation porte tant sur le rôle procédural de la notification individuelle de la décision reconnu, ainsi qu’on l’a vu, depuis 2013 [63] (2°) que sur l’obligation de notification individuelle à l’égard du vendeur (1°). Ces deux questions, en apparence bien distinctes, se télescopent parfois, ainsi qu’on le verra.
1° La contestation de l’obligation de notification individuelle à l’égard du vendeur.
La Safer conteste la qualité d’intéressé du vendeur (a) et, à supposer celle-ci admise, l’existence d’une obligation de notification individuelle à sa charge (b).
a) La qualité d’intéressé du vendeur.
Selon la Safer, la jurisprudence de la Cour de cassation serait contra legem. Elle ajouterait, sans aucun fondement textuel, une condition au texte de l’article R143-6 qui ne compte pas le vendeur parmi les destinataires de la notification individuelle [64].
En d’autres termes, la Safer postule que l’article R143-6 définirait la notion d’intéressés visée à l’article L143-3 du Crpm, qu’il en dresserait une liste limitative. Ainsi qu’on l’a vu, ce raisonnement ne saurait convaincre. Tant le notaire que le maire, pourtant visés à l’article R143-6 comme destinataires d’une notification individuelle, n’ayant, selon la Cour de cassation, aucun intérêt à agir en nullité de la décision de préemption [65], ils ne sauraient être qualifiés d’ « intéressés ». Corrélativement, l’article R143-6 ne vient pas spécifier cette notion.
Aussi, est-ce uniquement au regard de l’article L143-3 qu’il convient de délimiter les personnes pouvant être qualifiées d’« intéressés », soit ceux ayant intérêt et qualité à agir en nullité d’une décision de préemption.
Or, ainsi que le souligne M. Bosse-Platière, « comment ignorer que les contestations des décisions de préemption et rétrocession prises par une Safer sont des actions attitrées ? Les seules qui ont qualité pour agir sont : le vendeur et le tiers acquéreur évincé lorsqu’il s’agit d’attaquer la décision de préemption auxquels il faut ajouter les candidats évincés pour la décision de rétrocession » [66]. Et, il s’agit donc d’un « tout petit monde » (ibid.) de sorte que la contestation systématique par la Safer de son obligation de notification individuelle à l’égard du vendeur est parfaitement injustifiée.
En jugeant que le vendeur est destinataire de la notification individuelle, la Cour de cassation se borne à interpréter la notion d’ « intéressés ».
A supposer que la qualité d’intéressé du vendeur soit reconnu, la Safer soutient, subsidiairement, qu’elle n’aurait toutefois aucune obligation de notification individuelle à son égard.
b) L’obligation de notification individuelle de la Safer.
En effet, curieusement, bien que l’article L143-3 du Crpm énonce clairement qu’« à peine de nullité, la Safer doit justifier sa décision de préemption (….) et la porter à la connaissance des intéressés » - ce qui ne laisse guère de doute sur le débiteur de cette obligation - la Safer cherche à se soustraire à cette obligation.
Elle prétend qu’elle pourrait se reposer sur le notaire pour ce faire - quand elle ne soutient pas purement et simplement qu’il incomberait au notaire d’informer le vendeur - et ne manque pas, quasi systématiquement, en notifiant sa décision de préemption au notaire, de lui demander d’en aviser le vendeur.
Cette pratique interpelle à plusieurs titres.
D’une part, en demandant au notaire de communiquer sa décision au vendeur, elle reconnaît, de fait, que le vendeur est bien « intéressé » à la connaître. Au demeurant, cela n’est guère douteux mais éclaire d’un jour particulier la contestation de la qualité d’ « intéressé » du vendeur [67]. N’y a-t-il pas, en effet, quelque paradoxe à nier au vendeur la qualité de créancier d’une obligation de notification individuelle de sa décision de préemption et de considérer, dans le même temps, qu’il doit bien être informé ?
D’autre part, le dispositif légal interdit de considérer que la Safer pourrait se reposer sur le notaire du vendeur pour l’informer de la décision de préemption « parce qu’il existe, au-delà du lien juridique qui relie la Safer au notaire instrumentaire, un autre lien de droit qui relie directement la Safer au vendeur ainsi que l’énonce l’article L143-3 du Code rural et de la pêche maritime » [68] qui, encore une fois met à la charge de la - seule - Safer l’obligation de notification individuelle.
Enfin, parce que la sanction de l’absence de notification individuelle vient frapper de nullité la décision de préemption, il est douteux que les notaires acceptent - et à juste titre – d’en assumer la responsabilité. D’ailleurs, il peut sembler curieux de vouloir se décharger de cette obligation sur un tiers quand son inexécution a des conséquences aussi radicales sur un acte juridique dont l’auteur est la Safer.
En outre, ainsi qu’on l’a vu, l’obligation de notification individuelle n’impose pas seulement de porter à la connaissance des intéressés la décision de préemption mais également les modalités de sa contestation [69]. Or, à notre connaissance, la Safer ne mentionne jamais ces modalités dans le courrier notifié au notaire et, là encore, on voit mal comment il pourrait être exigé du notaire qu’il remplisse cette obligation d’information.
Peut-on néanmoins essayer de justifier une telle pratique ?
En premier lieu, on pourrait songer à faire valoir que l’article L143-3 impose seulement à la Safer de « porter à la connaissance » des intéressés sa décision de préemption, sans préciser les modalités de cette communication. Certes, l’article R143-6 exige que cette communication prenne la forme d’une notification individuelle par lettre recommandée avec demande d’avis de réception mais il ne l’exige que pour l’acquéreur et non pour le vendeur.
Ce raisonnement nous semble artificiel dès lors que le vendeur est considéré comme étant l’un des intéressés visés à l’article L143-3, il n’existe aucune raison de distinguer - et il serait fort peu opportun de le faire - les modalités de communication de la décision de préemption selon que le destinataire est l’acquéreur ou le vendeur.
En second lieu, le plus souvent - si ce n’est pas systématiquement - le vendeur élit domicile chez le notaire et la déclaration d’intention d’aliéner envoyée à la Safer le mentionne de sorte que cette dernière serait légitime à le considérer comme le mandataire du vendeur [70].
Ce raisonnement nous semble également artificiel et il conduirait à traiter différemment l’acquéreur et le vendeur, tous deux « intéressés » et, comme tels, créanciers d’une obligation de notification individuelle de la Safer.
D’autres raisons justifient également que la Safer ne puisse se reposer sur le notaire pour exécuter les obligations d’information mises à sa charge, que l’on verra au point suivant.
En effet, en contestant l’existence d’une obligation de notification individuelle ou les modalités de son exécution, la Safer cherche, en réalité, indirectement, à remettre en cause le point de départ du délai de contestation.
2° La contestation du rôle procédural de la notification individuelle.
La date à laquelle le vendeur a connaissance de la décision de préemption, indépendamment de toute notification, ne saurait être considérée comme le point de départ du délai de prescription. Cette connaissance ne peut, en effet, faire courir ce délai.
La solution est logique et opportune.
Elle est logique, pour quatre raisons au moins.
D’une part, seule cette solution est conforme aux textes prévoyant à la charge de la Safer une obligation de notification individuelle. Retenir la solution inverse serait parfaitement contraire aux textes. En effet, l’obligation de notifier individuellement aux intéressés la décision de préemption motivée a précisément pour finalité de les informer et de faire courir le point de départ du délai de prescription de l’action en contestation.
On en veut pour preuve qu’il est certain que les parties à l’acte de vente, indépendamment de toute notification individuelle de la décision de préemption par la Safer, seront informées de cette décision par le notaire et ce, que la Safer lui demande ou non de le faire. Chargé d’instrumenter l’acte de vente, le notaire a l’obligation d’informer les parties à cet acte de tout évènement remettant en cause sa passation ou les modalités de celle-ci. Or, la décision de la Safer, pour l’acquéreur évincé, remet en cause la passation même de l’acte authentique définitif de vente et, pour le vendeur, modifie l’autre partie à l’acte, l’acquéreur.
Dès lors, considérer que la date réelle de la connaissance de la décision de préemption serait le point de départ du délai de prescription aboutirait nécessairement à vider de tout sens l’obligation d’information mise à la charge de la Safer. Sachant pertinemment que le vendeur comme l’acquéreur évincé seront nécessairement informés par le notaire de sa décision de préemption, pourquoi la Safer se préoccuperait-elle de leur notifier sa décision ?
Or on rappellera que le droit de préemption est un instrument exorbitant du droit commun, entravant la liberté contractuelle et l’exercice du droit de propriété et qu’il est dès lors parfaitement légitime que la Safer, qui se voit attribuer cette manifestation de la puissance publique, l’exerce en respectant scrupuleusement les obligations qui sont à sa charge, et spécialement l’ensemble des mesures d’information et de publicité. « Difficile en effet de nier » relève un auteur, « que ces dernières constituent des formalités substantielles destinées à assurer une transparence de l’action publique, seules à même d’éviter d’éventuels détournements de pouvoir » [71].
D’autre part, seule cette solution est conforme aux textes prévoyant la nullité comme sanction de la méconnaissance de cette obligation par la Safer.
En premier lieu, la radicalité de la sanction - la nullité de plein droit - atteste de l’importance que le législateur attache à l’obligation d’information incombant à la Safer et interdit de soutenir que la preuve de la connaissance de la décision, hors toute notification, permettrait à la Safer d’invoquer cette connaissance comme point de départ de la prescription.
En second lieu, cette sanction perdrait beaucoup de sa portée si elle était écartée à chaque fois que le vendeur ou l’acquéreur évincé agissait plus de six mois après avoir eu connaissance de la décision de préemption. En effet, leur action serait alors jugée irrecevable, l’omission de l’exécution de cette obligation par la Safer ne serait donc pas sanctionnée.
De troisième part, il va de soi que recevoir une notification individuelle de la décision de préemption de l’auteur de cette décision, la Safer, attire particulièrement l’attention de son destinataire sur la possibilité qu’il a de la contester.
Il est donc parfaitement normal que seule la notification individuelle par la Safer soit à même de faire courir le délai.
Enfin, de quatrième part, une telle solution conduirait à un traitement différencié – et injustifié - du vendeur et de l’acquéreur. Rien ne justifie que le point de départ du délai de contestation du vendeur court à compter de sa connaissance de la décision et que celui de l’acquéreur court à compter de la notification individuelle de la décision de préemption par la Safer.
La solution est également opportune.
Il est infiniment plus simple pour le juge de s’assurer - et pour la Safer de prouver - qu’une obligation informative individuelle a été respectée que de rechercher si le vendeur ou l’acquéreur évincé aurait eu connaissance de la décision de préemption par l’affichage en mairie ou par le biais du notaire.
En conclusion, la consécration du droit à un recours effectif contre les décisions de préemption des Safer est profondément justifiée. Elle a été rendue nécessaire par des textes prévoyant que le délai de recours contre les décisions de préemption courrait du jour où elles étaient rendues publiques, solution étonnante quand on sait que seuls l’acquéreur et le vendeur ont qualité et intérêt à agir à l’encontre de ces décisions.
Cependant, le choix de conditionner le départ du délai de recours à une notification individuelle peut produire des conséquences absurdes.
En premier lieu, si l’affichage en mairie a eu lieu longtemps avant la notification individuelle, le délai légal de 6 mois se verra raccourci et l’on n’ose songer - sauf à se trouver dans une situation incompatible avec les droits fondamentaux [72] - que la Cour de cassation considère comme irrecevable l’action du vendeur intentée un mois après avoir reçu la notification….effectuée plus de 5 mois après l’affichage en mairie.
C’est dire que, dans certaines hypothèses, la Cour de cassation devrait être amenée, pour protéger le droit à un recours effectif, à écarter sa jurisprudence qui avait précisément pour finalité d’assurer le respect des droits fondamentaux consacrés par l’article 6 de la CEDH.
En second lieu, pour filer la difficulté, si six mois se sont écoulés après l’affichage en mairie sans que la Safer ait procédé à la notification, elle se voit exposée indéfiniment à voir ses décisions de préemption annulées automatiquement sans jamais pouvoir régulariser la situation, solution qui nous semble fort peu satisfaisante.
Aussi, on ne peut que rejoindre un auteur qui relève « qu’il serait tellement plus simple de considérer que le délai de recours contre les décisions de la Safer commence à courir à compter de la réception de la notification individuelle » [73].