La non-qualité d'associé de l'usufruitier : entre avancée et confusion. Par Fanny Yoka et Mathieu Tawdros, Etudiants.

La non-qualité d’associé de l’usufruitier : entre avancée et confusion.

Fanny Yoka et Mathieu Tawdros,
Etudiants en Master 2/ MBA Droit des affaires et Management-Gestion,
Paris II Panthéon- Assas.
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Explorer : # usufruit # nu-propriétaire # qualité d'associé # droit des sociétés

Note de Civ. 3ème, 16 févr. 2022, n°20-19.047, Publié au Bulletin (rejet).
« L’usufruitier de droits sociaux est dans une situation voisine de celle d’un croupier. Tous deux jouissent de l’émolument sans avoir le titre, du moins dans l’opinion ne reconnaissant pas à l’usufruitier la qualité d’associé […], retirent l’utilité du droit sans en être titulaire » [1].
Rare à l’époque de l’adoption du Code civil mais étant aujourd’hui une prérogative familière [2], l’usufruit de droits sociaux n’a pas manqué de susciter de vives débats doctrinaux dans le silence de la loi et de la jurisprudence [3], ce qui peut se comprendre dès lors que la notion même relève de deux matières « totalement étrangères l’une de l’autre » [4] : le droit des biens et le droit des sociétés.

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Si, jusqu’alors, certains affirmaient que la qualité d’associé devait être attribuée au seul nu-propriétaire [5], tandis que d’autres prônaient un partage, notamment en affirmant, pour certains, que « [l’on] n’est pas associé en soi. On est associé à ceci et pas à cela » [6], ce débat, loin de n’être que doctrinal tant la solution a des implications pratiques importantes, méritait d’être clos définitivement. Fin du mutisme et prise de position : la Cour de cassation affirme que l’usufruitier de parts sociales n’est pas associé, avant d’apporter une précision propre aux faits de l’espèce et dont la portée n’est pas encore certaine.

Au préalable, il est important de définir ce qu’est un associé : est associé(e) la personne titulaire de droits sociaux au sein d’une société, soit du fait d’un apport en société, soit du fait d’une acquisition de droits sociaux auprès d’autrui [7].
En général, l’attribution de la qualité d’associé ne pose pas de problème. Néanmoins, il en va autrement en cas de concours, notamment en cas de concours vertical [8], lorsque ces droits sociaux sont grevés d’un usufruit.

Ensuite, la notion d’usufruit est centrale à la compréhension de l’arrêt et, pour en apprécier la solution, il faut voir que celle-ci fait l’objet de deux théories, l’une classique, l’autre moderne, de sorte que selon celle que l’on défend, les implications diffèrent.

Les partisans de la théorie classique conçoivent l’usufruit comme un démembrement du droit de propriété. Le droit de propriété consiste en la somme (arithmétique) de trois composantes : l’usus, le fructus et l’abusus [9]. Si les deux premières reviennent à l’usufruitier, seul le nu-propriétaire peut disposer de la chose. Cette théorie consiste donc à dire que le droit de propriété est divisé entre le nu-propriétaire et l’usufruitier, l’usufruit correspondant à une amputation de la pleine propriété.

Les partisans de la théorie moderne, quant à eux, infirment un tel raisonnement et conçoivent l’usufruit comme une charge réelle grevant le droit de propriété. Il n’y a pas de démembrement de ce droit : l’usufruit n’est qu’un droit réel consenti par le nu-propriétaire sur sa chose. Il accepte donc une répartition temporaire des prérogatives que son droit de propriété lui confère, dans l’optique, à terme, de les recouvrer. Autrement dit, la charge réelle qu’est l’usufruit vient grever le droit de propriété et engendre cette originalité qu’est la nue-propriété : la propriété subsiste, mais son titulaire accepte, par convention, de souffrir et d’être dépouillé des utilités, qui reviennent, temporairement, à l’usufruitier [10].

Partant, l’on comprend que selon que l’on se fonde sur la première ou la seconde théorie, les implications pratiques sont loin d’être les mêmes. En réalité, il s’agit de s’interroger sur la question suivante : dans l’hypothèse d’un usufruit de droits sociaux, qui, du nu-propriétaire ou de l’usufruitier, a la qualité d’associé dans une société ? C’est la question à laquelle fait face la troisième chambre civile dans l’arrêt commenté, en date du 16 février 2022, et dont la réponse explicite se faisait attendre.

Les faits de l’espèce étaient les suivants : une société civile immobilière (SCI) fut constituée par cinq associés. Par acte du 15 janvier 2018, l’usufruit d’une partie des parts fut cédé à deux associés. Des dissensions naquirent et les usufruitiers des parts sociales demandèrent la tenue d’une délibération spécifique. Le gérant n’ayant pas fait droit à la demande, les usufruitiers intentèrent une action en justice afin de demander la désignation d’un mandataire judiciaire chargé de provoquer la délibération.
Leur demande n’est accueillie ni en première instance, ni en seconde instance. Les usufruitiers décident donc de se pourvoir en cassation sur le fondement de l’article 1844 du Code civil. En effet, ces derniers estiment que la qualité d’associés doit leur être octroyée et donc que les prérogatives attachées à cette qualité doivent leur être reconnues.

La Cour de cassation rejette le pourvoi en affirmant que seul le détenteur des titres sociaux est associé. Or, le propriétaire desdits titres est le nu-propriétaire. Ainsi, seul ce dernier a la qualité d’associé ; par suite, l’usufruitier n’est pas associé. Elle lui réserve toutefois la possibilité de demander au dirigeant de provoquer une délibération sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.

La décision de la Cour a des conséquences pratiques non négligeables ; elles seront détaillées dans un premier temps, avant que ne soit fait un bref résumé de l’accueil qu’a réservé la doctrine à cet arrêt.

Une telle décision n’est pas sans conséquences, disions-nous puisque l’usufruitier n’est pas associé, l’obligation aux dettes sociales n’incombe qu’au seul associé à savoir le nu-propriétaire, et l’usufruitier n’entre pas dans le décompte du nombre minimal ou maximal d’associés requis dans certaines formes sociales. Aussi, au terme de l’alinéa 3 de l’article 1844 du Code civil, tant le nu-propriétaire que l’usufruitier peuvent participer aux décisions collectives. Si les statuts réservent les pouvoirs de dirigeant à un associé, l’usufruitier ne pourra donc pas exercer les fonctions de dirigeant social. Enfin, c’est l’associé qui peut exercer l’action ut singuli en application de l’article 1843-5 du Code civil. Il existe par ailleurs des conséquences non-négligeables d’ordre fiscal, concernant certains montages, sûrement en matière de pactes Dutreil [11].

Pourquoi une affirmation de principe était nécessaire ? D’une part, parce que le législateur n’affirme pas expressément lequel des protagonistes est associé : l’un des deux [12] ou les deux ? D’autre part, parce que les deux protagonistes ont des prérogatives qui sont normalement attribuées à l’associé.

En effet, en principe, le premier alinéa de l’article 1844 du Code civil affirme que tout associé a le droit de participer aux décisions collectives. Le troisième alinéa précise que si les parts sociales sont grevées d’un usufruit, le nu-propriétaire et l’usufruitier ont le droit de participer aux décisions collectives. En pareille situation, le nu-propriétaire détient le droit de vote sauf en ce qui concerne les décisions d’affectation des bénéfices. Néanmoins, il est émis une réserve disposant que ces derniers peuvent convenir, pour les autres décisions, que le droit de vote sera détenu par l’usufruitier. Ainsi, le législateur octroie d’une part, tant au nu-propriétaire qu’à l’usufruitier, le droit de participer aux décisions collectives, et d’autre part répartit le droit de vote.

S’agissant de la qualité d’associé des protagonistes, l’arrêt De Gaste du 4 janvier 1994 [13] affirmait que le nu-propriétaire a la qualité d’associé ; les doutes concernant la qualité du nu-propriétaire furent alors levés.

Quant à l’usufruitier de droits sociaux, la jurisprudence fut réticente à l’idée d’affirmer que l’usufruitier est un associé. La troisième chambre civile affirmait dans un arrêt du 29 novembre 2006 [14] que la cession de la nue-propriété et la conservation du seul usufruit sur des parts sociales faisaient perdre la qualité d’associé. De surcroît, la même chambre décidait qu’une assemblée générale, tenue en l’absence de l’usufruitier, ne statuant pas sur l’affectation des bénéfices, n’était pas nulle. Cette jurisprudence est néanmoins remise en cause par la loi n°2019-744 du 19 juillet 2019 de simplification, clarification et d’actualisation du droit des sociétés (1) dite loi Soilihi qui affirme au travers de l’article 1844 du Code civil que l’usufruitier a le droit de participer aux décisions collectives. On y voit donc une certaine hostilité de la jurisprudence à reconnaître la qualité d’associé à l’usufruitier.

En outre, la loi Soilihi qui a pourtant réformé le régime de l’usufruit de droits sociaux ne permet toujours pas de savoir si la qualité d’associé appartient au seul nu-propriétaire ou si celle-ci se répartit entre les protagonistes. Dès lors, le débat se cristallise sur le statut de l’usufruitier : associé ou non-associé ?

L’arrêt commenté vient donc parachever ces positions en affirmant, par un arrêt de rejet, que :

« l’usufruitier des parts sociales ne peut se voir reconnaitre la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire ».

La Cour de cassation affirme ainsi que le nu-propriétaire a seul la qualité d’associé, à l’exclusion de l’usufruitier.

L’arrêt étant rendu notamment au visa de l’article 578 du Code civil, le raisonnement suivi est un raisonnement de droit civil des biens appliqué au contexte sociétaire et, si le métissage provoqué par la rencontre de ces matières est intéressant aussi pour chacune d’elles prises isolément, il peut être source d’écueils [15] et la conjonction des deux de par une approche interdisciplinaire n’est pas si simple. Dans la décision commentée tout du moins, force est de constater que c’est le droit des biens qui s’impose et qui semble tenir le droit des sociétés en l’état [16].
Si la doctrine attendait une réponse claire pour trancher et clore le débat historique, il semblerait que ce n’était pas exactement celle donnée par la Cour : d’une part, l’attribution exclusive de la qualité d’associé au nu-propriétaire est contestée par certains tandis que d’autres en sont satisfaits ; d’autre part, et sur ce point la doctrine semble partager un avis similaire, le conditionnement nouveau de l’exercice des prérogatives d’associé par l’usufruitier est porteur d’interrogations [17] et source d’insécurité juridique.

Comme cela a pu être dit, cette décision était attendue. Si les courants doctrinaux et jurisprudentiels n’étaient pas clairs quant au statut de l’usufruitier [18], et quoiqu’il ne demeurât aucun doute quant à l’attribution de cette qualité au nu-propriétaire depuis l’arrêt De Gaste, ni le législateur ni le juge n’avaient affirmé que cette attribution était exclusive, de sorte que la répartition de ladite qualité entre les protagonistes était, jusqu’alors, incertaine. Cette incertitude est levée et ce débat historique clos puisque la Haute juridiction affirme clairement que :

« l’usufruitier ne peut se voir attribuer la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire ».

Cette affirmation est puissante, et l’arrêt a fort logiquement été publié au Bulletin ce faisant, la troisième chambre civile reprenant telle quelle la formulation retenue par la chambre commerciale dans son avis du 1er décembre 2021, rendu après sollicitation de cette première en application de l’article 1015-1 du Code de procédure civile.

La justification de la non-qualité est la suivante : en vertu de l’article précité, la personne qui est propriétaire d’une chose grevée d’un usufruit est le seul nu-propriétaire. L’usufruitier, quant à lui, n’a qu’un droit de jouissance sur cette chose.
La Cour semble adopter ici une conception moderne de l’usufruit, selon laquelle il s’analyse en une charge réelle grevant la propriété [19], et non en une fraction de celle-ci, s’éloignant ainsi de la conception classique du démembrement de la propriété. L’usufruitier n’est pas un propriétaire temporaire ni un propriétaire partiel et c’est cela qui explique que l’usufruitier de droits sociaux, nonobstant leur forme et nature (parts sociales ou actions), ne peut se voir attribuer la qualité d’associé. Il faut plutôt considérer que le nu-propriétaire est un associé atypique en ce qu’il est dépouillé temporairement des prérogatives courantes de la vie sociale [20], et non partiellement de son droit.

Une partie de la doctrine considère cette partie de la solution bienvenue : les partisans de la théorie moderne semblent être satisfaits [21].
L’usufruitier n’a pas le titre mais seulement l’émolument : le droit de jouissance dont il est titulaire vient grever réellement le droit de propriété du nu-propriétaire. Il n’y a donc pas plus de démembrement de la qualité d’associé qu’il n’y en a du droit de propriété [22] et il faut, selon eux, « se garder de confondre le droit de propriété et l’exercice de ses prérogatives, parfois dénommées “facultés” » [23].
Sur ce point, le professeur Frédéric Zenati-Castaing affirme qu’ « exercer un droit est impuissant à en accorder la titularité » et qu’en la matière, la loi et la jurisprudence tentent seulement d’organiser les modalités d’une jouissance délicate en raison de la particularité de son objet [24], à savoir des droits sociaux, sans que cette organisation ait pour effet de conférer à l’usufruitier le statut d’associé. Antoine Tadros a alors affirmé que « [si] des modalités de la participation au groupement sociétaire peuvent à la fois être exercées par le propriétaire et le titulaire d’un droit de jouissance, ce n’est pas en raison du dédoublement de la qualité d’associé au profit de ce dernier mais parce que la conjugaison du droit des sociétés et du droit des biens autorise une présence simultanée de l’associé - le propriétaire - et du titulaire du droit de jouissance au sein du groupement » [25].

Une autre partie de la doctrine, partisane de la théorie classique de l’usufruit, voit en l’usufruit un démembrement du droit de propriété et, de ce que la propriété est parcellaire, devrait alors l’être aussi la qualité d’associé [26].
Ceux-ci défendent ainsi un partage de celle-ci. Un auteur a d’ailleurs pu qualifier le refus d’attribuer la qualité d’associé à l’usufruitier d’ineptie à la suite d’une réponse ministérielle affirmant que seul le nu-propriétaire est associé, du fait des conséquences qu’un tel refus engendrait [27].

De surcroît, il est souvent avancé qu’aucun fondement légal ne s’opposerait à ce que les deux protagonistes aient tous deux la qualité d’associé ; le concours horizontal était en réalité une approche envisageable [28].
Outre cet argument, est défendue l’idée selon laquelle l’usufruitier et le nu-propriétaire sont tous deux associés dès lors que « l’associé est bien plus celui qui a des droits d’associé que celui qui a la propriété des parts » [29]. Ainsi, il faudrait arrêter de suivre le raisonnement consistant à rechercher qui est le propriétaire des droits sociaux lors de l’attribution de la qualité d’associé. Il est par ailleurs intéressant de préciser que la troisième chambre civile paraissait s’éloigner de ce lien propriété-qualité dans un arrêt de 2021 [30], dans lequel elle considérait que :

« Tant qu’il n’a pas obtenu le remboursement intégral de la valeur de ses droits sociaux, l’associé retrayant conserve un intérêt à agir en annulation des assemblées générales, non pas en sa qualité d’associé, qu’il a perdue, mais en celle de propriétaire de ces droits sociaux et de créancier de la société, ainsi que pour la sauvegarde des droits patrimoniaux qu’il a conservés, tenant aussi bien au capital apporté et à la valeur de ses parts qu’à la rémunération de son apport ».

Une autre auteur a d’ailleurs discuté de la possibilité de reconnaître la qualité d’associé de l’usufruitier, faisant de lui un « usufruitier-associé » [31], en affirmant qu’il disposait, comme tout associé, de prérogatives politiques, financières et patrimoniales au sein de la société [32].
La proposition se fonde alors sur un raisonnement « prérogatives-qualité » [33] : l’usufruitier peut exercer les prérogatives inhérentes au statut d’associé parce que, le temps de l’usufruit, il en est un.

Que l’on pense que le critère retenu par la Cour est le bon lorsque l’on souhaite savoir qui a la qualité d’associé et qui ne l’a pas [34], ou pas, et que l’on soit d’accord avec le raisonnement qu’elle mène par suite ou pas, il n’en demeure pas moins que c’est le droit positif : aujourd’hui, en cas d’usufruit de droits sociaux, l’associé est le nu-propriétaire, à l’exclusion de l’usufruitier, du fait que ce premier est titulaire des droits tandis que le second ne l’est pas.

Le lien propriété-qualité ainsi opéré, la Cour apporte immédiatement un tempérament, nécessaire sur le fond, malheureux dans la forme. En effet, elle précise que l’usufruitier doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.

Ce tempérament était nécessaire sur le fond dès lors que l’affirmation du principe selon lequel l’usufruitier de parts sociales n’est pas un associé sans aucune précision supplémentaire aurait conduit un immobilisme regrettable en pratique [35] et qu’en vertu de l’article 578 du Code civil, l’usufruitier doit pouvoir jouir de la chose grevée de l’usufruit comme le (nu-)propriétaire lui-même. Ainsi, si l’on ne peut concevoir que l’usufruitier provoque une délibération dans n’importe quelle hypothèse, l’on ne pouvait pas non plus admettre qu’il ne le puisse dans aucune, notamment dans l’hypothèse prévue à l’article 39 du décret n°78-704 du 3 juillet 1978 dans sa version applicable à la date des faits.

Toutefois, la formule retenue [36] par la chambre commerciale dans son avis, et reprise à l’identique par la troisième chambre civile dans l’arrêt commenté, est malencontreuse et source d’insécurité juridique [37], de futurs contentieux planant à l’horizon, sauf à ce que la Cour abandonne le critère qu’elle a seule inventé.

Premièrement, ce critère n’a aucun fondement légal. Et la formulation est loin d’être qualitative : qu’est-ce qu’une « incidence » ? Dans quelle(s) hypothèse(s) est-elle « directe » ? Dans quelle(s) hypothèse(s) ne l’est-elle pas ? Une telle imprécision vient obscurcir la décision et la doctrine s’accorde unanimement pour dire que des contentieux vont émerger en la matière, et ce nonobstant leur avis quant au rejet de la qualité d’associé à l’usufruitier. Le « caractère infondé du critère de l’incidence directe » [38] est alors avancé, certains affirmant que le raisonnement de la Cour en la matière est tautologique.

En outre, certains relèvent que le caractère direct de l’incidence pourrait être problématique [39] : si l’interposition de la personne morale ne sera peut-être pas un obstacle systématique [40] à la vérification de ce critère, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un critère qui sera extrêmement difficile à démontrer en pratique. Par exemple, lorsqu’un cessionnaire de droits sociaux invoque un vice caché sur les droits sociaux acquis, le vice porte généralement sur le patrimoine social lui-même, et non pas sur le titre qu’il a acquis ; son action est alors vouée à l’échec, sauf à ce que les droits acquis deviennent impropres à l’usage auquel ils étaient destinés [41].

En l’espèce, la Cour rejeta le pourvoi parce que les requérants n’avaient pas soutenu que la question à soumettre à l’assemblée générale avait une incidence directe sur la jouissance des parts dont ils avaient l’usufruit. Hormis le fait qu’ils ne pouvaient le savoir puisque le critère fut inauguré dans cet arrêt, la difficulté probatoire est visible : il pourrait être que l’incidence n’est qu’indirecte puisque l’usufruitier conserve ses droits de vote et son droit aux dividendes dans l’hypothèse où le gérant serait révoqué. L’inverse pourrait aussi être avancé : une telle révocation est susceptible d’avoir une incidence sur le fonctionnement sociétal et donc, à terme, sur la perception de dividendes, fruits produits par les droits sociaux sur lesquels droits l’usufruitier a un droit de jouissance [42].
Une difficulté demeure donc quant à l’appréciation de cette condition dont dépend la mise en œuvre des prérogatives des usufruitiers puisqu’à défaut de démontrer que cette condition est remplie, les actions potentiellement intentées par les usufruitiers pourront être tenues en échec, et les divergences d’interprétation des différentes juridictions sont certaines. Le professeur Nicolas Borga a remarqué qu’ « [en] exigeant qu’il soit vérifié que l’action de l’usufruitier porte sur une question ayant « une incidence directe » sur son droit de jouissance, il nous semble que la Cour de cassation invite les juges du fond à une approche in concreto  » [43].

Aussi, des incertitudes quant au champ d’application de la condition demeurent : cette condition a-t-elle vocation à être généralisée pour tous les droits d’associé que l’usufruitier peut revendiquer ou est-elle limitée à sa faculté de demander au gérant de provoquer une délibération ? La question n’est pas tranchée et seuls des contentieux futurs permettront d’y répondre.
Sur ce point, il a d’ailleurs pu être avancé que la Cour venait dénaturer l’économie même de l’usufruit : en vertu de l’article 578 du Code civil, la jouissance de l’usufruitier a vocation à être générale, puisqu’il doit jouir de la chose comme le (nu-)propriétaire, et ne peut être limitée que par la loi, en vertu de laquelle il lui incombe une obligation de conservation de la substance de la chose dont il a l’usufruit, ou conventionnellement, notamment par voie statutaire en matière d’usufruit de droits sociaux. L’ajout de la condition précitée est donc critiquable et, à juste titre, critiqué, dès lors que l’usufruitier est censé jouir des attributs attachés à la qualité d’associé et qu’il a « une vocation générale à exercer les prérogatives d’associé » [44].

Enfin, la démarche entreprise par la Cour a pu être critiquée et qualifiée d’insatisfaisante [45]. Si la problématique relève du droit des biens et du droit des sociétés, et si l’approche interdisciplinaire, si complexe soit-elle, eut été nécessaire en la matière, l’on peut admettre qu’il y ait de l’incompréhension, voire de la désolation, face à une décision qui se fonde exclusivement sur un fondement participant de l’un seul de ces droits. Or, d’une part, les dispositions régissant l’usufruit datent de 1804 et avaient vocation à régir l’usufruit portant sur des choses corporelles : elles ne prennent donc pas en compte la spécificité et la singularité des droits sociaux, objet de l’usufruit dont il est question dans l’arrêt. D’autre part, il a pu être avancé que la solution ne permettait pas de clarifier la situation en ce qu’elle ne faisait, en réalité, que déplacer le débat.

L’accueil de la décision est ainsi mitigé : si la controverse relative à l’attribution de la qualité d’associé à l’usufruitier de droits sociaux ou au nu-propriétaire n’a plus lieu d’être – seul le nu-propriétaire est associé–, la réponse de la Cour ne satisfait point en sa globalité du fait de l’insécurité juridique créée par la condition inventée « d’incidence directe » ; nous sommes donc dans l’attente d’une clarification à la clarification puisque, comme a pu le dire le Professeur Laurent Godon, une difficulté en chasse une autre [46]

Fanny Yoka et Mathieu Tawdros,
Etudiants en Master 2/ MBA Droit des affaires et Management-Gestion,
Paris II Panthéon- Assas.
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Notes de l'article:

[1Frédéric Zenati, « Usufruit des droits sociaux », Rép. soc., Dalloz, 2003, n°8.

[2Ibid., n°12.

[3Quelques décisions avaient été rendues en matière fiscale : CE, 20 févr. 2012, n°32122 ; CJCE, 22 déc. 2008, aff. C-48/09, n°341 ; Dr. et patri., Lamy, n°323, 1er avril 2022, Quentin Némoz-Rajot, Usufruitier et qualité d’associé ou l’étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde.

[4F. Zenati, « Usufruit des droits sociaux », op.cit., n°11.

[5Un auteur a même tenté de démontrer dans sa thèse que l’octroi de ladite qualité à l’usufruitier était juridiquement impossible ; Alain Viandier, La notion d’associé, LGDJ, 1078, n°248 et s. ; Maurice Cozian, A. Viandier, Florence Deboissy, Droit des sociétés, 35ème éd., LexisNexis, 2022, n°504.

[6Paul et Philippe Didier, Droit commercial, t.2, Les sociétés commerciales, Economica, 2011, n°243.

[7Si le critère communément retenu aujourd’hui pour attribuer la qualité d’associé est la propriété des titres, certains affirment que ce n’est que le critère apparent ; le critère caractéristique de la qualité d’associé serait l’assujettissement au risque social (Clément Barrillon, Le critère de la qualité d’associé, Presses Universitaires d’Aix-Marseille - P.U.A.M., 2017). Toutefois, sur ce point, l’argument selon lequel l’usufruitier de droits sociaux n’est pas assujetti à l’aléa social est parfois avancé, ce qui permettrait ainsi, en se fondant sur ce critère sous-jacent de l’assujettissement à l’aléa social, de lui dénier la qualité d’associé. Il a pu être affirmé que l’usufruitier n’a que l’émolument des titres sociaux (V. notamment, Antoine Tadros, La jouissance des titres sociaux d’autrui, Nouvelle Bibliothèque De Thèses, Volume n°130, Dalloz, n°158 et s. ; F. Zenati, « Usufruit des droits sociaux », op.cit., n°8).

[8Paul Le Cannu et Bruno Dondero, Droit des sociétés, 9ème édition, LGDJ – Lextenso éditions, 2022.

[9Dans sa thèse Le critère de la qualité d’associé, Presses Universitaires d’Aix-Marseille - P.U.A.M., 2017, p.199, n°292, C. Barrillon fait référence à l’expression retenue par F. Terré et Ph. Simler, Droit civil, Les biens.

[10F. Zenati, « Usufruit des droits sociaux », op.cit., n°407 et s.

[11D. 2022.223. 440, note Jean-Jacques Daigre, « L’usufruitier est un associé… »

[12Certains mettent en exergue que l’usufruitier seul ne pourrait pas l’être en vertu de l’article 1844-5 du Code civil qui indique, en son alinéa 2, que l’appartenance de l’usufruit de tous les droits sociaux à une et même personne n’a pas d’incidence sur l’existence de la société.

[15F. Zenati, « Usufruit des droits sociaux », op.cit., n°11.

[16GPL 12 avril 2022, n° GPL434n8, note J. Delvalle « L’usufruitier de droits sociaux : un « non-associé » pas comme les autres ».

[17BJS févr. 2022, n° BJS200t0, note Nicolas Borga « L’usufruitier de parts sociales n’est pas associé ».

[19D. 2022. 440, note Natahlie Jullian, « Les enseignements du refus de la qualité d’associé à l’usufruitier de droits sociaux ».

[20Laurent Godon, Un associé insolite : le nu-propriétaire de droits sociaux, Rev. sociétés 2010. 143, Dalloz.

[21Certains affirment toutefois que défendre la théorie moderne de l’usufruit n’implique pas ipso facto la négation de la qualité d’associé à l’usufruitier. V. BJS avril 2022, n° BJS200y1, note C. Coupet « L’usufruitier n’est donc pas associé : un goût d’inachevé »

[22A. Tadros, La jouissance des titres sociaux d’autrui, Nouvelle Bibliothèque De Thèses, Volume n°130, Dalloz, n°156.

[23C. Barrillon, op.cit., p.200, n°293.

[24F. Zenati, « Usufruit des droits sociaux », op.cit., n°71.

[25A. Tadros, op.cit., n°147.

[26Dans sa thèse, A. Tadros précise que si l’on suit un tel raisonnement, puisque la propriété est répartie entre les protagonistes, de deux choses l’une : soit ils sont tous deux associés, soit aucun d’entre eux ne peut prétendre à cette qualité. ; A. Tadros, op.cit., n°151.

[27J. Derruppé affirmait cela après qu’une réponse ministérielle a été rendue en matière fiscale, et ayant pour conséquence que le nu-propriétaire était imposé sur des revenus qu’il ne percevait pas. Il a alors conclu que « le postulat qui conduit à un tel résultat ne [pouvait] être qu’inexact », Defrénois 15 mars 1997, p. 290.

[28Il est d’ailleurs admis en matière d’indivision de droits sociaux : les indivisaires ont tous, chacun, la qualité d’associé. V. BJS avril 2022, n° BJS200y1, note C. Coupet « L’usufruitier n’est donc pas associé : un goût d’inachevé ».

[29D. 2022.223. 440, note J.-J. Daigre, « L’usufruitier est un associé… ».

[30V. GPL 15 mars 2022, n° GPL433m4, note C. Barrillon à propos de Com., 7 juill. 2021, n°19-20.673.

[31Concernant une telle qualification, A. Tadros remarque que « le titulaire d’un droit de jouissance est toujours un « usufruitier-associé » ou un « locataire-associé », si bien que le terme d’associé apparaît superflu », A. Tadros, op.cit., n°156.

[32Il est important de citer l’auteur qui précise elle-même que « [si] l’on s’en est remis à la simple constation de l’attribution de prérogatives sociales pour vérifier la qualité d’associé de l’usufruitier, il n’en demeure pas moins que cette méthode doit être maniée avec prudence selon les recommandations d’un auteur éminent [J. Derruppé] », avant de proposer un fondement à la reconnaissance de la qualité d’associé de l’usufruitier : la théorie des droits propres. ; BJS nov. 1994, n° JBS-1994-320, p. 1155, note Corinne Regnaut-Moutier, « Vers la reconnaissance de la qualité d’associé à l’usufruitier de droits sociaux ? »

[33Il est intéressant de relever qu’en la matière, C. Barrillon remarque qu’ « [il] est fréquent, en doctrine, d’assimiler le droit de propriété et les prérogatives auquel celui-ci donne droit. » (C. BARRILLON, op.cit., p.199, n°292), et c’est un raisonnement similaire qui semble être conduit par l’auteur citée : l’on part du constat que l’usufruitier dispose de prérogatives au sein de la société pour affirmer que l’usufruitier est associé. Rappelons que le raisonnement « (exercices des) prérogatives-qualité » n’est pas celui suivi par la Cour dans l’arrêt commenté.

[34V. GPL 15 mars 2022, n° GPL433m4, note C. Barrillon : peut-être que ce n’est pas le critère le plus fiable ; V. BJS avril 2022, n° BJS200y1, note C. Coupet « L’usufruitier n’est donc pas associé : un goût d’inachevé » : si ce critère est « simple et relativement fonctionnel […], il n’est pas indifférent que la doctrine s’interroge depuis si longtemps sur le critère de la qualité d’associé ».

[35D. 2022. 440, note N. Jullian, « Les enseignements du refus de la qualité d’associé à l’usufruitier de droits sociaux ».

[36« mais [que l’usufruitier] doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance », Com., avis, 1er déc. 2021, n°20-15.164.

[37Rev. sociétés 2022. 135, étude L. Godon, « Fin de la controverse : l’usufruitier n’est pas associé ».

[38Rev. sociétés 2022. 135, étude L. Godon, « Fin de la controverse : l’usufruitier n’est pas associé ».

[39JCP G 2022, 288, J. Laurent « L’usufruitier de parts sociales n’est pas un associé, mais est-il bien usufruitier ? » ; D. 2022. 440, note Nadège Jullian, « Les enseignements du refus de la qualité d’associé à l’usufruitier de droits sociaux ».

[40D. 2022. 1419, note C. de Cabarrus, « L’usufruitier de parts sociales n’a pas la qualité d’associé ».

[41D. 2022. 440, note Nadège Jullian, « Les enseignements du refus de la qualité d’associé à l’usufruitier de droits sociaux ».

[42JCP G 2022, 288, J. B « L’usufruitier de parts sociales n’est pas un associé, mais est-il bien usufruitier ? »

[43BJS févr. 2022, n° BJS200t0, note N. Borga « L’usufruitier de parts sociales n’est pas associé ».

[44F. Zenati, « Usufruit des droits sociaux », op.cit., n°247.

[45V. notamment, BJS avril 2022, n° BJS200y1, note C. Coupet ; GPL 21 juin 2022, n° GPL437m6, note A. Rabreau.

[46Rev. sociétés 2022. 280, note Laurent Godon, « Confirmation par la troisième chambre civile : l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé. Mais une difficulté chasse l’autre... »

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