« L’absence de mention expresse de ce que le contrat est conclu pour le compte d’une société en formation n’interdit pas au juge du fond de rechercher si tel était l’objet de l’acte, au regard de ses stipulations et des circonstances de sa conclusion » [1].
Une exigence historique de rigueur formelle.
Avant son immatriculation au registre du commerce et des sociétés (RCS), une société n’a pas la personnalité morale. Cela signifie qu’elle ne peut pas contracter elle-même.
Les personnes qui entendent créer une société doivent donc agir en son nom en formation et peuvent conclure des actes préparatoires qui seront, ultérieurement, "repris" par la société une fois immatriculée.
Ce mécanisme de reprise des actes est encadré par l’article 1843 du Code civil et l’article R210-5 du Code de commerce. Il repose sur une exigence stricte : pour être valablement repris, l’acte devait, jusqu’alors, comporter une mention expresse précisant qu’il était accompli « pour le compte de la société en formation ».
Cette exigence, réaffirmée de longue date par la jurisprudence, visait à protéger tant les tiers que les associés, en identifiant clairement les actes susceptibles d’engager la société à venir. À défaut, la reprise était jugée impossible, et la personne ayant contracté restait seule engagée.
Revirement discret mais réel : les arrêts du 29 novembre 2023.
Dans trois décisions rendues le 29 novembre 2023 [2], la Cour de cassation opère un infléchissement majeur de cette jurisprudence.
Elle juge que l’absence de mention expresse indiquant que l’acte est conclu « pour le compte d’une société en formation » ne fait pas, à elle seule, obstacle à la reprise. Le juge du fond peut désormais rechercher, au vu des circonstances, si les parties avaient la volonté commune d’agir pour cette société en formation.
Dans l’affaire n° 21-25.518, notamment, la Haute juridiction a validé la reprise d’un contrat malgré l’absence de formule expresse, en se fondant sur plusieurs indices convergents : l’intitulé du projet, la qualité des signataires, les échanges de courriels, et l’objet même de l’acte.
Ce revirement consacre une approche plus souple, fondée sur l’intention des parties, et non plus uniquement sur la lettre de l’acte.
Une souplesse nouvelle, à manier avec prudence.
Cette évolution jurisprudentielle emporte des conséquences pratiques notables :
- Un allègement du formalisme : la cour prend acte des réalités économiques et contractuelles. Tous les actes préparatoires ne sont pas rédigés par des professionnels du droit. Une omission rédactionnelle ne saurait suffire à priver une société d’un acte nécessaire à son fonctionnement.
- Un rôle accru du juge du fond : ce dernier dispose désormais d’une marge d’appréciation pour rechercher si l’intention de contracter pour le compte d’une société en formation peut être déduite des circonstances. Cela implique, néanmoins, une certaine insécurité : ce qui est reconnu par un tribunal pourrait être refusé par un autre.
- Une vigilance rédactionnelle toujours indispensable : malgré cette ouverture, la mention explicite reste vivement recommandée. Insérer dans tout acte la formule « pour le compte de la société en formation » demeure la meilleure garantie d’une reprise sans difficulté.
Une évolution dans la continuité d’un droit des sociétés pragmatique.
Ce revirement témoigne d’un certain réalisme judiciaire. Le droit des sociétés ne saurait ignorer la complexité des opérations de création d’entreprise. Il doit accompagner les porteurs de projet sans les pénaliser pour des manquements purement formels, lorsqu’aucune mauvaise foi n’est en cause.
Cette évolution rappelle aussi que la notion d’intention centrale en droit des contrats irrigue également le droit des sociétés.
Pour les étudiants en droit, ces arrêts offrent un bel exemple de jurisprudence évolutive. Ils illustrent les enjeux de la formation d’une société, le lien entre formalisme et sécurité juridique, et la capacité du juge à s’adapter aux réalités économiques.