La déconnexion : plus qu’un droit, une obligation.

Par Karine Vartanian, Professeure de Droit.

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L'article analyse le droit à la déconnexion des salariés face à l'usage accru des technologies. Il souligne que malgré des lois existantes, leur application demeure insuffisante. Il est proposé de transformer ce droit en obligation, accompagnée de mesures concrètes pour protéger la santé mentale des employés.
Description rédigée par l'IA du Village

Droit applicable à tout salarié, peu importe l’effectif de l’entreprise, la nature de son contrat de travail, son temps de travail ou son rang hiérarchique, le principe de la déconnexion a fait une apparition remarquée dans le Code du travail en 2016 [1].

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Quelques années plus tard, l’usage généralisé et intensif des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le cadre professionnel, la systématisation des conventions de forfait en jours principalement pour les cadres et la généralisation du télétravail, ont affaibli les mérites de cette loi qui ne parvient plus à endiguer l’explosion des risques liés au flux continu d’informations et de problématiques à gérer. Cette connectivité permanente s’associe généralement à une pression temporelle, imposée ou pas, qui oblige les salariés à assurer plusieurs tâches simultanément, à défaut de les prioriser.

Force est alors de constater que l’instauration de bonnes pratiques que les entreprises mettent généralement en place, ne sont plus suffisantes et leur efficacité limitée.

Il n’en demeure pas moins que l’employeur se doit de garantir effectivement la santé de ses salariés par la mise en place d’instruments de régulation stricte, car rappelons-le, il est comptable du mal-être professionnel des salariés placés sous son autorité mais également sous sa protection.

Il est donc temps de transformer le droit à la déconnexion en une obligation.

I - Etat des lieux du droit à la déconnexion.

1) La législation actuelle.

Issu de la volonté législative de préserver la vie personnelle et familiale du salarié et pour permettre un équilibre plus harmonieux entre vie privée et vie professionnelle, le droit à la déconnexion garantit à tout salarié amené à utiliser les technologies numériques dans son activité professionnelle, y compris dans les entreprises non tenues de négocier sur le sujet, de ne pas être connecté auxdits outils numériques professionnels (téléphone mobile, ordinateur, tablette, messagerie, logiciels, Internet, extranet, intranet) en dehors de son temps de travail, mais également de ne pas être contacté sur son matériel personnel.

Ce droit à la déconnexion est mis en œuvre dans l’entreprise soit :

  • par accord collectif suite à une négociation annuelle prévoyant « les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale ».
  • à défaut d’accord, « l’employeur élabore une charte, après avis du comité social et économique. Cette charte définit ces modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques » [2].
  • les entreprises dans lesquelles l’employeur n’est pas tenu de négocier sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail n’ont pas l’obligation d’élaborer une charte.

Pour autant, elles ne peuvent se soustraire à leur obligation de veiller au respect du droit à la déconnexion par tout moyen.

En conséquence, c’est à l’employeur que revient la charge de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

« Ces mesures comprennent : 1° des actions de prévention des risques professionnels ; 2° des actions d’information et de formation ; 3° la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes » [3].

C’est également à l’employeur que revient la charge de mettre en œuvre les mesures précitées sur le fondement des principes généraux de prévention [4].

En outre, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), obligatoire dans toutes les entreprises embauchant des salariés, permet à l’employeur de recenser, d’évaluer et de consigner les risques présents dans l’entreprise pour la santé et la sécurité auxquels peuvent être exposés les salariés ; bien évidemment, les risques spécifiques liés à la connexion voire à l’hyper connexion trouvent leur place dans un tel document, avec une plus ou moins grande acuité selon le secteur d’activité, les impératifs de fonctionnement de la structure et les pratiques managériales.

2) Les apports jurisprudentiels.

De son côté, la jurisprudence s’est chargée d’appliquer les dispositions législatives en la matière et a condamné les employeurs chaque fois qu’ils ne respectaient pas le droit à la déconnexion des salariés en octroyant les dommages-intérêts idoines [5].

Elle a même requalifié juridiquement en astreinte « le fait d’avoir l’obligation de rester en permanence disponible avec son téléphone portable pour répondre à d’éventuels besoins et se tenir prêt à intervenir en cas de besoin » [6].

3) Les sanctions du non-respect du droit à la déconnexion.

Le Code du travail ne prévoit pas de sanction spécifique pour défaut de mise en œuvre des dispositions légales sur le droit à la déconnexion.

Cependant, l’employeur peut être sanctionné pénalement s’il n’a pas respecté son obligation de négocier sur la qualité de vie au travail incluant le droit à la déconnexion [7].

De son côté, « conformément aux instructions qui lui sont données par l’employeur, dans les conditions prévues au règlement intérieur pour les entreprises tenues d’en élaborer un, il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail » [8].

Si le salarié refuse de se soumettre aux règles élémentaires du droit à la déconnexion ou les ignore délibérément, il peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire.

Ainsi, un salarié qui refuse de se soumettre aux horaires et jours de travail définis dans son contrat de travail, fait preuve d’un comportement d’insubordination caractérisée, de nature à entraîner la mise en jeu de la responsabilité pénale de l’employeur pour infraction à la règle du repos hebdomadaire, comportement qui constitue une faute grave rendant impossible son maintien dans l’entreprise [9].

4) Les bonnes pratiques d’ores et déjà adoptées dans les entreprises.

Actuellement, les mesures de déconnexion mises en œuvre au sein des entreprises s’articulent principalement autour de deux axes :

  • L’identification des points de vigilance ;
  • La communication sur le droit à la déconnexion ;

a - L’identification des points de vigilance.

Les conventions de forfait en jours.
Les salariés soumis à une convention de forfait en jours disposent d’une large autonomie dans l’organisation de leur travail et dans la gestion de leur temps de travail.

Ainsi, certaines dispositions du Code du travail ne s’appliquent-elles pas à cette catégorie de salariés :

  • celle qui fixe la durée légale hebdomadaire du travail à 35 heures [10] ;
  • celle qui fixe la durée maximale quotidienne de travail effectif à 10 heures [11]. Toutefois, une convention collective ou un accord d’entreprise peut prévoir le dépassement de la durée maximale dans la limite de 12 heures de travail effectif par jour [12] ;
  • celle qui fixe la limite maximale hebdomadaire de travail à 44 heures ou 46 heures sur 12 semaines consécutives ou 48 heures sur une semaine [13] ou à titre tout à fait exceptionnel et de manière très encadrée à 60 heures [14] ;
  • celle qui fixe le régime des heures supplémentaires.

Cette flexibilité reste encadrée par certaines dispositions impératives du Code du Travail relatives au repos quotidien (11 heures), au repos hebdomadaire (24 heures), aux jours fériés chômés dans l’entreprise et aux congés payés (30 jours ouvrables).

Bien évidemment, durant l’entretien annuel individuel organisé par l’employeur avec chaque salarié ayant conclu une convention de forfait en jours sur l’année, la question de l’organisation et la charge de travail se pose nécessairement à travers le prisme du droit à la déconnexion de manière à permettre un meilleur équilibre entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale du salarié [15].

Le télétravail.
Il va sans dire que toutes les règles en matière de durée du travail maximale quotidienne et hebdomadaire, ainsi que le droit aux congés demeurent applicables au salarié en télétravail.
En conséquence, le droit à la déconnexion des salariés en télétravail s’applique de la même manière avec certainement une acuité plus grande du fait de l’isolement du salarié.

b - La communication sur le droit à la déconnexion.

Nombreuses sont les entreprises qui ont renforcé et systématisé leur communication auprès des salariés sur leur droit à la déconnexion :

  • charte informatique ;
  • mentions relatives aux dispenses de réponse en dehors des heures de travail sauf circonstances exceptionnelles énumérées ;
  • planification des échanges professionnels limitée au temps de travail effectif ;
  • rappel réitéré auprès des salariés de ne pas contacter les autres salariés en dehors des horaires habituels de travail, pendant les week-ends, jours fériés et congés payés ou pendant les périodes de suspension du contrat de travail ;
  • suivi du droit à la déconnexion par un bilan annuel.

Il reste cependant à déplorer que les dispositions actuelles du Code du travail ne prévoient pas de mesures concrètes pour assurer l’effectivité de ce droit. Elles laissent donc à l’employeur l’initiative de mettre en place les mesures appropriées pour permettre la déconnexion, sans qu’aucune de ces mesures ne soit impérative.

En effet, en général, les mesures prises visent en priorité à responsabiliser les salariés et à les inciter à adopter de bonnes pratiques.

Il en résulte un droit à la déconnexion à géométrie variable qui ne parvient pas à maitriser la charge mentale, forte voire inquiétante, qui pèse sur les salariés.

II - La nécessaire transformation du droit à la déconnexion en une obligation de déconnexion.

1) Intensification de la communication interne.

D’une manière générale et même en dehors d’un accord d’entreprise ou d’une charte, il paraît indispensable que l’employeur communique systématiquement et régulièrement, par quelque canal que ce soit et selon la nature du contrat, sur les périodes de « connexion préconisées, exceptionnelles et interdites ».

2) Systématisation des mesures d’accompagnement, d’évaluation et d’alerte.

Il convient d’instaurer dans chaque entreprise, à titre obligatoire, des modules de formation spécifiquement dédiés aux « managers », tant pour leur expliquer que leurs fonctions n’exigent pas d’eux qu’ils soient à la disposition constante de l’entreprise, que pour leur faire prendre conscience qu’il s’agit pour eux d’observer les bonnes pratiques en les répercutant auprès de leurs équipes, de manière à garantir à chacun un juste équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle.

En effet, selon une loi immuable, un manager oppressé est un manager oppressant.

De surcroît, un système d’alerte pourrait être mis en place dès lors que serait détectée une connexion quotidienne ou hebdomadaire abusive, mais également une connexion durant des périodes interdites (nuit, week-end, congés…).

Par ailleurs, il serait pertinent de mettre en place annuellement une évaluation statistique anonymisée relative au temps de connexion par salarié, par service voire par direction.

Une telle mesure de contrôle du temps de connexion permettrait, selon un cercle vertueux, d’identifier des charges de travail trop lourdes et des objectifs déraisonnables ou incompatibles avec la durée du travail.

Enfin, le recueil et le traitement de ces informations pourraient revenir à un « référent connexion/déconnexion », poste à part entière au sein d’une Direction des ressources humaines spécialement consacré à la formation et à la sensibilisation des salariés mais également chargé d’initier des axes de progression.

3) Généralisation des mesures contraignantes.

Certaines des entreprises ayant déjà mis en œuvre des mesures de déconnexion contraignantes, nous apprennent que ces mesures seraient bien accueillies et respectées par les salariés quel que soit leur statut et auraient des vertus de productivité et d’efficacité.

Pourquoi alors ne pas les généraliser ?

Les plus emblématiques de ces mesures gravitent autour de deux idées-forces :

  • définir des plages horaires par service ou par salarié pendant lesquelles la communication est autorisée et en dehors desquelles les messageries automatiques prennent le relais, sans que les salariés ne puissent les consulter ;
  • bloquer l’accès à l’ensemble des outils informatiques durant les périodes dites de déconnexion : après une certaine heure, durant certains jours notamment le week-end, pendant les congés…

4) Application effective des sanctions.

Les procédures de contrôle de la connexion ne seront efficientes que si elles sont impératives puisque les mesures uniquement incitatives demeurent insuffisantes à enrayer cette hyper connectivité.

Cependant, peu d’accords collectifs ou de chartes informatiques ont encore le courage de prévoir une interdiction formelle de connexion.

A défaut, les comportements inadéquats doivent systématiquement être identifiés par une alerte et immédiatement pris en charge.

En cas de manquements persistants, l’employeur est en droit de faire usage de son pouvoir disciplinaire et il doit être encouragé à le faire car rares sont les mesures disciplinaires qui ont pour origine la protection de la santé physique et mentale du salarié.

D’ailleurs, un employeur qui fait preuve de fermeté sur les dangers de l’hyper connexion est un employeur qui en amont, s’assure du contrôle de la charge de travail de chacun de ses salariés.

En conclusion, la déconnexion effective ne semble pas être liée à des questions logistiques ni même à la multiplicité des services et des fonctions au sein d’une entreprise, le seul véritable frein demeure la volonté déployée dans les entreprises qui sont encore trop nombreuses à associer productivité et disponibilité.

Karine Vartanian
Professeure de Droit
Rédactrice juridique

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Notes de l'article:

[1Loi n°2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

[2Article L2242-17 7° du Code du travail.

[3Article L4121-1 du Code du travail.

[4Article L4121-2 du Code du travail : « L’employeur met en œuvre les mesures précitées sur le fondement des principes généraux de prévention suivants : 1° Eviter les risques ; 2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ; 3° Combattre les risques à la source ; 4° Adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ; 5° Tenir compte de l’état d’évolution de la technique ; 6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ; 7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu’ils sont définis aux et L1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l’article L1142-2-1 ; 8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ; 9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs ».

[5Cour d’appel de Versailles, 21ᵉ chambre, 13 octobre 2022, n° 20/02459 ; Cour d’appel de Lyon, chambre sociale b, 19 janvier 2024, n° 20/06732.

[6Cour de cassation, chambre sociale, 12 juillet 2018, 17-13.029.

[7Article L2243-2 du Code du travail : « Le fait de se soustraire aux obligations prévues aux articles L2242-1 et L2242-20 est puni d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 3 750 euros »

[8Article L4122-1 du Code du travail.

[9Cour de cassation, chambre sociale, 26 juin 2012, 11-13.249.

[10Article L3121-27 du Code du travail.

[11Article L3121-18 du Code du travail.

[12L3121-19 du Code du travail.

[13Article L3121-20 du Code du travail.

[14Articles R3121-8 et R3121-10 du Code du travail.

[15Article L3121-65 du Code du travail.

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