Faits.
Monsieur Y, âgé de 30 ans, a été victime en 2015 d’un accident de la circulation impliquant un véhicule assuré auprès de GMF. Ce dernier a présenté une fracture de L1.
Lors de la survenue de l’accident, Monsieur Y exerçait la profession d’ouvrier-charpentier.
En 2016, la médecine du travail a préconisé un reclassement sur un poste « sans port de charges lourdes ni risque de chutes de hauteur ».
La victime a été licenciée pour inaptitude et n’a pas retrouvé d’activité professionnelle.
Un rapport d’expertise judiciaire a été rendu en 2017 aux termes duquel le déficit fonctionnel permanent de la victime a été évalué à 12%.
L’Expert Judiciaire a conclu que le licenciement est imputable à la fracture causée par l’accident et que ce sont bien les douleurs lombaires persistantes qui empêchent la manipulation et le port de charges lourdes.
Arrêt de la Cour d’Appel de Bastia (n°21/00171).
Le 20 avril 2022, la Cour d’Appel de Bastia a rendu un arrêt aux termes duquel elle a condamné la GMF à indemniser Monsieur Y de ses préjudices à hauteur de 691.438,14 euros, dont 544.932,53 euros au titre de ses pertes de gains professionnels futurs.
La cour d’Appel a indemnisé les PGPF en totalité (non à titre viager mais jusqu’à l’âge de la retraite), considérant qu’il est avéré que la victime a perdu son emploi en raison des séquelles de l’accident et qu’elle ne pourra plus exercer un emploi du même type.
La cour d’Appel ajoute que ce poste de préjudice doit être indemnisé même si, comme en l’espèce, la victime peut théoriquement exercer une autre activité professionnelle compatible avec son état de santé :
« En raison du principe de la réparation intégrale, il ne saurait être exigé de cette victime la preuve des diligences qu’elle aura pu effectuer en vue de son reclassement ».
Décision de la 2ᵉ Chambre Civile de la Cour de Cassation.
La société GMF a formé un pourvoi contre l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de Bastia, estimant
« qu’en condamnant la société GMF à réparer en totalité la perte des gains professionnels futurs jusqu’à l’âge de la retraite, sans tenir compte des possibilités de retour à l’emploi de Mr Y qui seulement âgé de 33 ans et atteint d’un déficit fonctionnel permanent limité à 12%, conservait une capacité résiduelle réelle à exercer une activité professionnelle, fut-ce sous certaines restrictions, la cour d’appel a violé l’article 1382, devenu 1240 du Code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale ».
La 2ᵉ Chambre Civile de la Cour de Cassation, au visa du principe de réparation intégrale, casse l’arrêt de la Cour d’Appel de Bastia, estimant que la victime d’un dommage corporel ne peut être indemnisée de la perte totale de gains professionnels futurs que si, à la suite de sa survenue, elle se trouve privée de la possibilité d’exercer une activité professionnelle.
La Cour de Cassation considère que la Cour d’Appel de Bastia n’a pas donné de base légale à sa décision dès lors qu’il n’est pas établi que la victime se trouve à l’avenir privée de la possibilité d’exercer une activité professionnelle.
Portée de cette décision.
Adieu le sacro-saint principe de la non-mitigation du dommage !
Est-ce que la décision de la 2ᵉ Chambre Civile aurait été différente si la victime était âgée de plus de 30 ans et souffrait d’un déficit fonctionnel permanent supérieur à 12% ?
Pas certain !
Alors que durant plusieurs années, la Cour de Cassation a considéré de façon constante que l’indemnisation intégrale des pertes de gains professionnels futurs n’est pas conditionnée à l’inaptitude totale de la victime ou à la recherche d’un nouvel emploi, mais à l’impossibilité de reprendre son précédent emploi (Cass. Civ 1ère, arrêt du 20 septembre 2017, n°16-21367 :Cass. Civ 1ère, arrêt du 9 mai 2019, n°18-14839 ; Cass. Civ 2ème, arrêt du 8 mars 2018, n°17-10151), force est de constater que la 2ème Chambre Civile a opéré un revirement de jurisprudence en 2022 (Cass. Civ 2ème, arrêt du 24 novembre 2022, n°21-17323) :
« En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si Mme X étant dans l’impossibilité définitive d’exercer une quelconque activité professionnelle, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ».
Depuis, elle ne cesse de réaffirmer ce principe :
Cour de Cassation, 2ème Chambre Civile, arrêt du 6 juillet 2023, n°22-10347 ;
Cour de Cassation, 2ème Chambre Civile, arrêt du 21 décembre 2023, n°22-17.891
Suivant la nouvelle position adoptée par la 2ᵉ Chambre Civile, l’indemnisation intégrale des PGPF semble réservée à des cas très isolés puisque, par essence, de nombreuses victimes conservent « théoriquement » une capacité résiduelle de gains.
Il est à craindre que les compagnies d’assurance s’engouffrent dans cette voie et soulèvent, systématiquement, la possibilité « théorique » d’une reconversion professionnelle, y compris pour les victimes présentant des séquelles très lourdes, au regard de la possibilité « théorique » d’intégrer des établissements spécialisés (ESAT).
Quid de la nature de la(les) preuve(s) à rapporter pour démontrer que la victime est dans l’impossibilité de se reconvertir dans l’avenir ?
2 hypothèses :
- Soit les victimes ne seront pas indemnisées des PGPF à défaut de rapporter la preuve qu’elles ne peuvent pas se reconvertir ;
- Soit l’indemnisation des PGPF sera considérablement retardée dans l’attente d’une hypothétique reconversion, avec l’épée de Damoclès de la prescription.
Quid de la position des autres Chambres de la Cour de Cassation ?
La 1ʳᵉ Chambre Civile de la Cour de Cassation a suivi la 2ᵉ Chambre et a opéré en 2023 un revirement de jurisprudence [1].
Pour l’heure, la Chambre Criminelle semble heureusement maintenir sa position de non-mitigation du dommage et indemnise intégralement les PGPF dès lors que la victime n’est pas apte à reprendre son activité professionnelle dans les conditions antérieures :
Cour de Cassation, Chambre Criminelle, arrêt du 14 janvier 2020, n°19-80108 :
« (…) Il suffit de constater que la victime n’est pas apte à reprendre ses activités dans les conditions antérieures sans que cette dernière n’ait à justifier de la recherche d’un emploi compatible avec les préconisations de l’expert médical voire du médecin du travail.
En évaluant comme elle l’a fait la perte de gains professionnels futurs et dès lors qu’il résulte de ses constatations que la partie civile n’est plus, depuis la date de consolidation fixée par l’expert, en mesure d’exercer une activité professionnelle dans les conditions antérieures, la cour d’appel a justifié sa décision ».
Cour de Cassation, Chambre Criminelle, 22 novembre 2022, n°21-87313 :
« En se déterminant ainsi, alors que, d’une part, il résulte de ses propres constatations que la victime n’est pas apte à reprendre son activité professionnelle dans les conditions antérieures, d’autre part, elle n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable, la cour d’appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ».
La position de la Chambre Criminelle apparaît nettement plus sensée et réaliste : entre la théorie d’une reconversion professionnelle rêvée et systématique, et la cruelle réalité du marché de l’emploi, il y a très souvent un écart dont la victime n’a pas à pâtir !
Discussions en cours :
Bonjour,
La 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a rendu un arrêt le 5 Juin 2024 n° 23-12.693, aux termes duquel, elle fait le rappel du principe de non-mitigation dans l’intérêt du salarié inapte à exercer son activité professionnelle antérieure.
Comment expliquez cette incessante variation jurisprudentielle des 1ere, 2ème Chambre Civile, et Chambre criminelle de la Cour de Cassation sur ce point, pour lequel les enjeux financiers sont généralement importants.
Quid des principes de sécurité juridique et prévisibilité de la règle de droit......
Bien cordialement.
Effectivement, vous avez raison, c’est incompréhensible.
La Chambre Criminelle qui était, sur ce point, la plus favorable aux victimes, est désormais la plus sévère...
J’espère très sincèrement qu’un arrêt d’Assemblée Plénière sera rendu en 2024 ou 2025 afin de mettre un terme à cette insécurité juridique.