[Réflexion] Vers un déclin de la notion de faute en droit de la responsabilité extracontractuelle. Par Marion Cartier-Frénois, Maître de conférences.

[Réflexion] Vers un déclin de la notion de faute en droit de la responsabilité extracontractuelle.

Par Marion Cartier-Frénois, Maître de conférences.

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Explorer : # responsabilité extracontractuelle # faute objective # indemnisation des victimes # dommages et intérêts punitifs

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Cet article propose une réflexion portant sur le déclin de la notion de faute dans la responsabilité civile, tant lors de l'engagement de la responsabilité que dans la détermination des sanctions. L'accent se déplace vers la réparation du dommage plutôt que sur le comportement de l'auteur, soulignant ainsi une évolution vers une responsabilité plus objective.
Description rédigée par l'IA du Village

« Manquement à une règle morale, au devoir » [1], la faute correspond à une mauvaise action, une défaillance. Dans la plupart des cas, la faute n’est pas sans conséquence, elle cause un dommage, porte atteinte à autrui. D’ailleurs, le droit de la responsabilité extra-contractuelle exige parfois un lien entre faute et dommage pour autoriser la réparation de ce dernier, c’est notamment le cas en matière de responsabilité du fait personnel. Mais cette exigence est-elle opportune ? Faut-il nécessairement avoir été confronté à la faute d’autrui pour être victime d’un dommage ? Rien n’est moins sûr. Les exemples foisonnent. Le footballeur qui blesse un adversaire à la suite d’un tacle régulier n’est pas fautif, mais son geste a bien causé un dommage. La tempête qui détruit les récoltes d’un agriculteur malgré les mesures préventives prises est génératrice de dommage sans que l’on puisse identifier un fautif. Même constat s’agissant de la branche d’un arbre qui tombe sur un véhicule sans défaut d’entretien du propriétaire de l’arbre… Dans les faits, le lien entre faute et dommage n’est pas automatique. Pourtant, le droit continue, dans de nombreux domaines, à ériger le critère de la faute comme fondement de la responsabilité. Une évolution en la matière est donc attendue.

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Voyons ensemble que le déclin de la notion de faute, constaté au stade de la recherche de la responsabilité (I), se justifie plus encore au stade du prononcé de la sanction (II), au point de nous faire douter du bienfondé de sa survie…

I. Un déclin constaté au stade de l’engagement de la responsabilité.

Responsabilité du fait personnel.

« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Tel est rédigé l’article 1240 du Code civil, fondement de la responsabilité du fait personnel. La proposition de loi portant réforme de la responsabilité extracontractuelle, si elle modernise la formule, n’en modifie néanmoins pas la teneur.
L’article 1240 issu de cette réforme dispose en effet que :

« chacun est responsable du dommage causé par sa faute » [2].

Le même constat peut être fait si l’on poursuit notre lecture.
L’article 1241 actuel précise que :

« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ».

Et le nouvel article 1241 apporte une définition de la faute, laquelle correspondrait à :

« La violation d’une prescription légale ou réglementaire, ainsi que le manquement au devoir général de prudence ou de diligence ».

Ce sont bien les notions de fautes volontaire et involontaire qui sont visées ici. La proposition de loi garde ainsi la même conception de la faute.
Il n’est donc visiblement pas question de faire évoluer les conditions nécessaires à l’engagement de la responsabilité du fait personnel. Pourtant, la notion de faute a connu une évolution et il aurait pu sembler opportun que celle-ci se poursuive.

À l’origine, la notion de faute était envisagée de manière subjective, ce qui signifie qu’elle comportait un élément intentionnel. La responsabilité connaissait une dimension moralisatrice. La faute devait être constituée de deux éléments, un comportement objectivement incorrect et une capacité personnelle de discernement. Ainsi, les personnes dépourvues de raison étaient jugées irresponsables. Ce principe a été abandonné avec la loi du 3 janvier 1968 relative aux incapables majeurs [3].
L’article 489-2 du Code civil, issu de cette réforme, dispose que :

« celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental, n’en est pas moins obligé à réparation ».

Par conséquent, le fait d’agir sous l’empire d’un trouble mental, n’est plus une cause d’irresponsabilité. Ce mouvement d’objectivation de la faute est également perceptible en matière de responsabilité de l’infans. L’infans est l’enfant en bas-âge (étymologiquement = être humain ne pouvant pas maîtriser la parole). Classiquement, la jurisprudence considérait que, l’enfant n’ayant pas la capacité de discernement, sa responsabilité civile ne pouvait être recherchée. L’assemblée plénière de la Cour de cassation est cependant revenue sur l’irresponsabilité totale de l’enfant, considérant qu’il peut engager sa responsabilité à raison de sa faute, appréciée de manière objective, c’est-à-dire de son acte socialement anormal, exclusif de toute connotation morale [4]. Les juges ne sont pas tenus, pour sanctionner la responsabilité d’un mineur, de vérifier sa capacité de discernement. Cette évolution s’explique par le fait que l’objectif du droit civil n’est pas la répression d’un comportement, mais la réparation d’un dommage ; l’état de conscience de l’individu est alors sans importance. Est donc consacrée la notion de faute objective laquelle implique qu’une erreur de conduite ait été commise même sans discernement. À l’origine subjective, la faute est aujourd’hui objective. S’il était inconcevable de retenir la responsabilité civile d’un mineur ou d’une personne majeure dépourvue de discernement, ce n’est plus le cas depuis plusieurs décennies. Malgré le silence des textes à cet égard –la mention du manquement à un « devoir de prudence ou de diligence » laissant même supposer que l’auteur du dommage doive être conscient de ses agissements-, cette évolution de la notion de faute est aujourd’hui admise sans ambiguïté en jurisprudence.
L’analyse comparative de la responsabilité du fait personnel avec les autres régimes de responsabilité extracontractuelle amène à se demander pourquoi le processus n’est pas allé plus loin. Si l’objectif principal est de réparer le dommage, est-il nécessaire d’établir l’existence d’une faute ? Le simple fait ou rôle causal ne peut-il pas suffire ? C’est le principe retenu notamment en matière de responsabilité du fait d’autrui.

Responsabilité du fait d’autrui.

La responsabilité civile des père et mère ainsi que la responsabilité du commettant sont des responsabilités de plein droit, c’est-à-dire sans faute.

S’agissant de la responsabilité civile des père et mère, elle est effectivement aujourd’hui parfaitement déconnectée de la notion de faute.
À l’origine, la responsabilité parentale a été envisagée comme une responsabilité de garantie justifiée par l’insolvabilité de l’enfant mineur. Était donc supposée la commission d’une faute par l’enfant. La jurisprudence a commencé par abandonner l’exigence de discernement de l’enfant en 1984. L’abandon pur et simple de tout constat d’illicéité de l’acte dommageable du mineur fut explicite avec un arrêt rendu en 2001 [5]. Il a été décidé que la responsabilité de plein droit encourue par les père et mère du fait des dommages causés par leur enfant mineur habitant avec eux n’était pas subordonnée à l’existence d’une faute de l’enfant. Désormais, seule la force majeure ou la faute de la victime peuvent exonérer les père et mère de leur responsabilité.
La question s’est alors posée de savoir si les parents doivent avoir commis une faute pour que leur responsabilité soit engagée. La jurisprudence estimait que les parents étaient présumés responsables du fait de leur enfant, mais pouvaient faire tomber cette présomption en prouvant qu’ils n’avaient pas commis de faute de surveillance ou d’éducation : la responsabilité était donc considérée comme fondée sur une présomption de faute. L’arrêt Bertrand du 19 février 1997 [6] a cependant donné un autre fondement à la responsabilité des père et mère : c’est une responsabilité de plein droit, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent s’en affranchir qu’en démontrant une force majeure ou une faute de la victime. Le fondement de la faute a donc été abandonné. La preuve de l’absence de défaut de surveillance ne permet pas aux parents de s’exonérer.
Plus récemment, c’est la notion de cohabitation qui est au cœur des débats. Selon l’article 1242 al. 4 du Code civil :

« le père et la mère, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale, sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux ».

Le projet de réforme prévoit de supprimer cette dernière condition et l’article 1245 est ainsi formulé :

« Sont responsables de plein droit du dommage causé par un mineur : 1°. Ses parents, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale […] ».

L’exigence de la cohabitation pour engager la responsabilité des parents laisse entrevoir la volonté de faire subsister, de manière insidieuse, la notion de faute. Le parent qui cohabite avec son enfant peut le surveiller et l’éduquer. Par extension, si l’enfant cause un dommage, on peut supposer que le parent a commis une faute de surveillance ou d’éducation. Or, nous venons de l’expliquer, cette faute n’est plus une condition d’engagement de la responsabilité parentale. Plus encore, l’absence de faute n’exonère pas le parent. Pourquoi alors continuer à exiger une cohabitation ? Cette dernière est en effet souvent vue comme un « élément surabondant de la responsabilité civile de plein droit des père et mère ». Tant que la faute de surveillance et d’éducation était considérée comme un élément déterminant l’engagement de la responsabilité des parents, il semblait logique que la cohabitation du parent responsable avec l’enfant auteur du dommage entre en ligne de compte. Comment surveiller et éduquer un enfant avec lequel on n’habite pas ? Une fois l’exigence de la faute abandonnée, cette logique disparaît. Maintenir cette condition alors que le parent n’ayant commis aucune faute ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité conduisait à des situations dépourvues de cohérence.
L’arrêt Samda [7] a redonné du sens au critère de la cohabitation, considérant en effet que le fait de confier son enfant à un tiers ne faisait pas cesser la cohabitation.
Ainsi, ce n’est plus une conception matérielle de la cohabitation qui était retenue, mais une conception juridique. Le responsable n’est pas celui qui vit, factuellement parlant, avec l’enfant, mais celui qui détient un titre juridique lui conférant la résidence de celui-ci et cette responsabilité est permanente. Aussi judicieuse que puisse paraître cette solution, qui a le mérite – il est vrai – de pallier une certaine insécurité juridique, elle amène surtout à des situations particulièrement injustes, notamment en cas de séparation des parents. Par exemple, le parent titulaire de l’autorité parentale, mais qui ne cohabite pas avec son enfant (parce que la résidence habituelle de l’enfant a été attribuée à l’autre parent) ne voit pas sa responsabilité civile engagée sur le fondement de la responsabilité du fait d’autrui, quand bien même le dommage causé par l’enfant aurait eu lieu à l’occasion de l’exercice d’un droit de visite. Par ailleurs, lorsque le juge se prononce en faveur d’une résidence alternée, faut-il comprendre que la responsabilité civile sera elle aussi alternée ou bien continue pour les deux parents ? Que d’incohérence et de doute générés par cette position jurisprudentielle.
L’abandon de la condition de la cohabitation dans la proposition de réforme ne surprend donc pas. Elle est la suite logique d’une volonté de se détacher le plus possible de l’idée de faute en matière de responsabilité extracontractuelle.

S’agissant de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés, elle est aussi engagée en l’absence de faute puisque le fondement retenu est celui du risque. Le commettant est, en effet responsable du dommage qu’il n’a pas directement causé, car en créant son activité professionnelle, il a généré un risque.
L’article 1242 al.5 actuel n’évoque pas la condition d’une quelconque faute :

« On est responsable […] du dommage que l’on cause […] par le fait des personnes dont on doit répondre […] les maîtres et commettants, du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ».

On peut néanmoins s’interroger à propos de l’expression « dont on doit répondre » qui, parallèlement à l’idée de surveillance et d’éducation des parents, évoque insidieusement l’idée de faute. C’est sans doute la raison pour laquelle cette expression n’apparaît pas dans les articles issus de la réforme. L’article 1248 dispose en effet que : « le commettant est responsable de plein droit du dommage causé par son préposé […] ».
Parallèlement à la responsabilité du fait d’autrui, le fondement de la faute semble subsister de manière sous-entendue en matière de responsabilité du fait des choses.

Responsabilité du fait des choses.

L’article 1242 al1er du Code civil dispose que :

« On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».

S’il n’est pas explicitement question de faute, la notion de garde y fait implicitement référence. On peut en effet légitimement se demander si le gardien responsable du dommage causé par la chose n’est pas celui qui a manqué à une obligation de vigilance à l’égard de cette chose, c’est-à-dire le gardien fautif. C’est d’ailleurs la teneur de l’arrêt Franck [8] qui définit le gardien comme étant celui qui détient les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction de la chose, retenant ainsi une conception matérielle et non juridique de la notion de garde. La réforme n’apporte aucune évolution sur ce point, car elle consacre cette définition du gardien en son article 1242 alinéa 4.

La jurisprudence a dû apporter quelques précisions sur le rôle joué par la « chose » en matière de responsabilité du fait des choses. Il est aujourd’hui établi, et la réforme le confirme en son article 1242 alinéas 2 et 3, que la chose doit avoir joué un rôle actif dans la réalisation du dommage pour que son gardien soit considéré responsable. Ce rôle actif est présumé en cas de contact avec le siège du dommage ou en cas de mouvement [9]. À défaut, il peut être démontré par l’apport de la preuve de l’anormalité de sa position, de son état ou de son comportement [10].
Le constat est donc le suivant : il y a une volonté de s’éloigner de la notion de faute en matière de responsabilité du fait des choses. La réforme la présente en effet comme une « responsabilité de plein droit ». Cette notion semble néanmoins subsister de manière insidieuse et implicite. Aussi, dans un objectif de clarté, de cohérence et de sécurité juridique, peut-être conviendrait-il de s’en affranchir totalement ?
C’est d’ailleurs chose faite en matière d’accident de la circulation [Loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration des victimes d’accident de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation]. Ce régime responsabilité est en effet proche de celui de la responsabilité du fait des choses en ce qu’il s’appuie sur le rôle joué par le véhicule et non pas sur la faute commise par son conducteur. Le critère établissant la responsabilité du conducteur d’un véhicule est celui de l’implication du véhicule. Il n’est en effet pas nécessaire que le conducteur ait commis une faute de conduite, ni même que le véhicule soit directement en contact avec la victime ou un autre véhicule. Il suffit que le véhicule ait joué un rôle dans la survenance de l’accident. L’implication peut être matérielle – notamment en cas de contact entre le véhicule et la victime – ou factuelle –lorsque le véhicule a provoqué une manœuvre d’évitement par exemple- [11]. Cette implication du véhicule déclenche alors le droit à indemnisation, même en l’absence de faute de son conducteur. Les seuls cas d’exclusion de la responsabilité sont alors la force majeure et la faute de la victime.

Plus ou moins marqué selon le type de responsabilité, le déclin de la faute est donc visible au stade de l’engagement de la responsabilité extracontractuelle. Afin de se focaliser sur le dommage subi par la victime et non sur le comportement de l’auteur du dommage et aussi pour rétablir une certaine cohérence entre les différents régimes de responsabilité, il serait sans doute opportun d’accélérer le processus en supprimant totalement l’exigence d’une faute.
Au stade du calcul du montant de l’indemnisation, la faute peut s’avérer surabondante. Tentons alors de mettre en exergue les éléments permettant de démontrer que la suppression de la faute serait bénéfique, car elle conduirait à faciliter la réparation du dommage.

II. Un déclin justifié au stade du prononcé des sanctions.

Les dommages et intérêts réparateurs.

Une réflexion mérite d’être menée au stade du prononcé des sanctions en matière civile. Une fois décidé que la responsabilité d’un individu doit être engagée, vient la question de l’indemnisation de la victime. Les dommages et intérêts ont originairement une fonction réparatrice : on répare le dommage, tout le dommage, rien que le dommage, sans qu’il résulte d’enrichissement ou d’appauvrissement de la victime [12]. C’est le principe de la réparation intégrale.

Que le dommage soit matériel, corporel ou moral, la réparation consiste à rétablir la situation antérieure, comme si le préjudice ne s’était jamais produit. Selon le type de dommage, le calcul du montant de la réparation, voire le mode de réparation, sera différent : pour le dommage matériel, il convient le plus souvent de chiffrer la valeur de remplacement d’un bien alors que la réparation des dommages corporel et moral est appréhendée dans une dimension plus humaine et personnelle. Mais si le calcul diffère, l’objectif est le même : retrouver le statu quo ante.

Quoiqu’il en soit et quelle que soit la nature du préjudice, le montant de l’indemnisation est toujours fonction de l’importance du dommage subi et non de la gravité de la faute commise. Selon la Cour de cassation, « L’évaluation du dommage doit être faite exclusivement en fonction du préjudice subi » [13]. Si l’on se place du point de vue de la victime, il semble en effet juste de traiter tous les auteurs de dommages de la même manière car le dommage, lui, est le même. La gravité d’un dommage n’est pas fonction de l’intention ni même de la conscience de nuire de son auteur. Partant, la présence et l’étendue de la faute n’entrent pas en ligne de compte, car seule la situation de la victime est au centre des préoccupations. La jurisprudence récente va même plus loin, refusant de tenir compte du coût élevé que la réparation du dommage génère pour son auteur [14]. La Cour de cassation a en effet considéré que le juge du fond ne peut, sans méconnaître le principe de la réparation intégrale du dommage, apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage. En l’espèce, la réparation du préjudice consistait en la mise en conformité d’une construction érigée de manière irrégulière, laquelle générait un coût important pour le constructeur. Les juges ont retenu que la réparation intégrale du préjudice doit être appréciée en tenant compte uniquement de la situation de la victime. Cette analyse est transposable à celle de la faute de ce dernier. S’il convient de ne pas si soucier du coût de la réparation pour l’auteur du dommage, il en est de même de la gravité de la faute commise. Ces deux éléments concernent l’auteur du dommage et doivent rester extérieurs à l’appréciation de la réparation du préjudice, laquelle concerne exclusivement la victime. Tout ce qui concerne l’auteur du dommage n’a pas à être appréhendé, sauf à fausser la bonne appréciation du préjudice.

Les dommages et intérêts punitifs.

Cette fonction exclusivement réparatrice jouée par les dommages et intérêts est, depuis quelques décennies, mise à mal par l’introduction envisagée des dommages et intérêts punitifs, lesquels permettent le prononcé d’une sanction pécuniaire, en l’absence d’infraction, pour punir un comportement et non pour réparer un dommage [15]. L’article 1266-1 du Code civil issu du projet de réforme de la responsabilité civile de 2017 prévoyait l’introduction de cette forme d’amende civile [16]. Cette technique a des avantages pratiques indéniables. Comme le précise M. Nathan Allix dans sa récente thèse intitulée « les sanctions pécuniaires civiles », il s’agit d’un mécanisme souple qui « présente sans doute un véritable intérêt pratique, permettant notamment dans des matières techniques de pallier l’ingéniosité dont pourraient faire preuve certains justiciables en présence d’incriminations trop précises en offrant un outil de répression adaptable » [17].
Les principes de légalité et de proportionnalité des peines applicables à la matière pénale forment parfois un obstacle à la répression de comportements manifestement nuisibles et donc sanctionnables mais absents des textes et donc non punis. Introduire dans la matière civile une notion à finalité répressive est donc apparu comme une solution et les dommages et intérêts punitifs permettent de contourner cet obstacle. Ils élargissent en effet le champ d’application des sanctions répressives, ce qui a pour conséquence de réaffirmer l’efficacité des sanctions prononcées en présence de comportements nuisibles. L’utilisation des dommages et intérêts punitifs permet d’emprunter les outils du droit pénal, tout en faisant abstraction des contraintes du droit pénal.
Il reste que leur légitimité peut sembler douteuse. La notion de dommages et intérêts punitifs dérangent en ce qu’elle crée une confusion des rôles. Les dommages et intérêts ont originairement une fonction réparatrice et non punitive. Seul le droit pénal s’attache à analyser le comportement de l’auteur d’une faute pour prononcer la sanction adéquate. Le montant de l’amende (peine pénale) dépend effectivement de la gravité de la faute commise. L’adjectif « punitif » ne souffre d’aucune ambiguïté, la présence et la gravité de la faute commise sont analysées pour évaluer la sanction adéquate.
Au-delà de l’empiètement de fonctions entre les deux disciplines, c’est également au niveau pratique que l’arrivée des dommages et intérêts punitifs peut avoir des conséquences néfastes. Ajouter aux dommages et intérêts réparateurs des dommages et intérêts punitifs entraîne indubitablement un enrichissement indu de la victime. Le montant alloué, puisqu’il sera calculé à partir de l’importance du dommage subi, mais aussi à partir de la gravité de la faute commise, sera supérieur au montant correspondant à la réparation du dommage. Attribuer les dommages et intérêts punitifs au Trésor public ou à un fonds d’indemnisation pourrait sans doute pallier ce problème, mais alors il serait à craindre que les victimes n’exercent plus d’action en justice, faute d’intérêt pécuniaire. Par conséquent, quel que soit le destinataire de cette somme d’argent, la solution n’est pas bonne.
Par ailleurs, les défenseurs de l’introduction des dommages et intérêts punitifs dans notre législation précisent que les amendes civiles ne seront pas assurables. L’assurance apporte en effet une garantie pécuniaire mais, ne peut avoir pour fonction de désincriminer un agissement. Par conséquent, cette volonté d’écarter l’assurabilité des dommages et intérêts punitifs se justifie parfaitement en ce qu’elle préserve la finalité répressive de cette sanction. Néanmoins, cette analyse complexifie nécessairement la situation des responsables et des victimes. Lorsque des dommages et intérêts seront prononcés, une partie pourra en effet, être prise en charge par une assurance et l’autre ne le pourra pas. Là encore, il n’est pas certain que les victimes y trouvent leur compte.
Les dommages et intérêts punitifs, s’ils ont une certaine utilité pratique, semblent apporter plus d’inconvénients que d’avantages. La proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile de 2020 n’a d’ailleurs pas consacré cette sanction. Cela provient sans doute du fait que les dommages et intérêts punitifs s’appuient sur la présence d’une faute, alors même que cette notion s’éloigne petit à petit de la matière civile.

L’autorité du droit pénal sur le droit civil.

Autre avantage apporté par l’affirmation d’une responsabilité civile purement objective : la fin de la théorie de l’unité des fautes civile et pénale, qui peut s’avérer préjudiciable aux victimes. Dans le domaine non intentionnel, sont constatées des similitudes entre les deux types de fautes. Responsabilité pénale et responsabilité civile ont dans ce cas les mêmes éléments constitutifs à savoir une faute d’imprudence ou de négligence ayant entraîné un préjudice. Néanmoins, malgré ces points communs, la théorie de l’unité des fautes a des conséquences néfastes pour les victimes, s’agissant notamment de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil. La notion d’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil résulte notamment de l’arrêt Quertier de la Cour de cassation du 7 mars 1855 [18] qui explique que :

« lorsque la justice répressive a prononcé, il ne saurait être permis au juge civil de méconnaître l’autorité de ses souveraines déclarations ou de n’en faire aucun compte ; que l’ordre social aurait à souffrir d’un antagonisme qui, en vue seulement d’un intérêt privé, aurait pour résultat d’ébranler la foi due aux arrêts de la justice criminelle, et de remettre en question l’innocence du condamné qu’elle aurait reconnu coupable, ou la responsabilité du prévenu qu’elle aurait déclaré n’être pas l’auteur du fait imputé ».

Concrètement, si une personne poursuivie pour une infraction d’imprudence est relaxée par le juge répressif, lequel aurait retenu l’absence de faute, la victime ne peut pas obtenir d’indemnisation car, le juge civil ne peut pas, sans contredire le juge pénal, considérer qu’il existe une faute civile. Le juge civil ne peut en effet méconnaître ce qui a été décidé par le juge pénal.
Pour pallier cet inconvénient, le juge pénal contourne parfois le principe de la légalité en prenant en considération des fautes insignifiantes, non pas pour réprimer un comportement nuisible mais pour que la victime se voit accorder des dommages et intérêts et ne perde pas toute possibilité d’indemnisation. Il est conduit à retenir des fautes très légères là où il aurait sans doute été préférable de ne sanctionner que sur le plan civil. Si, par cette pratique, la victime n’est pas lésée, le procès pénal n’en est pas moins dénaturé.
En supprimant la notion de faute des critères à réunir pour engager la responsabilité civile, il devient possible d’indemniser une victime quand bien même la responsabilité pénale de l’auteur du dommage ne serait pas établie. L’objectif de favoriser la réparation du préjudice serait alors atteint.

Conclusion

« Une responsabilité pénale sans faute choquerait le sentiment de l’équité, alors que le droit civil peut s’éloigner de l’idée de faute sans réaliser l’injustice, car il est dominé par la nécessité de la réparation des dommages » [19].
Dès les années 1950, certains prônaient la suppression de l’exigence de la faute pour engager la responsabilité civile de l’auteur du fait générateur d’un dommage.
Le développement du droit des assurances devrait permettre la consécration de la responsabilité extracontractuelle objective.
Cette discipline juridique subit, en effet, des réformes tant s’agissant de l’assurance des personnes avec la loi PACTE [20] et la loi Lemoine relative à l’assurance emprunteur [21], que de l’assurance de dommages et plus précisément des catastrophes naturelles [22], ainsi que du contentieux de l’assurance avec le renforcement général de la place de la médiation dans le procès [23].
Cela témoigne d’une volonté du législateur de favoriser et de faciliter l’indemnisation des victimes en allégeant les contraintes pesant sur elles. Abandonner le critère de la faute s’inscrirait donc dans ce courant législatif.

Marion Cartier-Frénois
Maître de conférences en droit privé
Membre du CEJESCO - URCA

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Notes de l'article:

[1Dictionnaire Le Robert.

[2Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, texte n° 678 (2019-2020) de MM. Philipe Bas, Jacques Bigot, André Reichardt et plusieurs de leurs collègues, déposé au Sénat le 29 juillet 2020.

[3Loi n° 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs.

[4Arrêt Lemaire, Cass. A.P. 9 mai 1984, pourvoi n° 80-93.481 ; Cass. 2ème civ. 28 février 1996, pourvoi n° 94-13.084).

[5Cass. 2ème civ. 10 mai 2001, pourvoi n° 99-11287, RJPF 2001, n° 9, p. 22, F. Chabas ; Cass., A.P. 13 décembre 2002, pourvoi n° 00-13787.

[6Arrêt Bertrand, Cass. 2ème civ. 19 février 1997, pourvoi n° 94-21111 ; RTDCiv. 1997, p. 265, P. Jourdain ; Rev. gén. dr. des ass. 1997, n° 4, p. 1086, Ph. Rémy ; Resp. civ. et ass. 1997, n° 4, p. 7, F. Leduc.

[7Arrêt Samda, Cass. 2ème civ. 19 février 1997, pourvoi n° 93-14646 ; RTDCiv. 1997, p. 670, P. Jourdain.

[8Arrêt Frank, Cass. Ch. Réun. 2 décembre 1941.

[9Arrêt Dame Cadé, Cass. 19 février 1941 ; Cass. 2ème civ. 28 novembre 1984, pourvoi n° 83-14718 ; Cass. 2ème civ. 11 janvier 1995, pourvoi n° 92-20162.

[10Cass. 2ème civ. 25 octobre 2001 n°99-21-616 ; Cass. 2ème civ. 13 décembre 2012 n°11-22582 ; Cass. 2ème civ. 25 mai 2022 n°20-17.123.

[11Cass. 2ème civ. 2 octobre 2008, pourvoi n° 07-15902 ; Cass. 2ème civ. 21 novembre 2013, pourvoi n° 12-26401 ; Cass. 2ème civ. 14 décembre 2017, pourvoi n° 16-26398 ; Cass. 2ème civ. 15 décembre 2022, pourvoi n° 21-11423.

[12Cass. Crim. 3 décembre 1985, pourvoi n° 84-92660 ; Cass. 2ème civ. 6 janvier 1988, pourvoi n° 86-16192 ; Cass Com. 9 mars 1993, pourvoi n° 91-14685 ; D. 1993 p. 363, note Y. Guyon ; Rev. Sociétés 1993, p. 403, note P. Merle ; RTDCom. 1994, p. 617, étude D. Tricot ; Cass. Com. 5 mai 2015, pourvoi n° 14-11148 ; D. 2015, p. 1151 ; RTDCom. 2015, p. 584, obs. B. Bouloc ; Cass. 2ème civ. 16 décembre 2021, pourvoi n° 19-11294.

[13Cass. 2ème civ. 21 juillet 1982, pourvoi n° 81-15236.

[14Cass. 3ème civ. 4 avril 2024, pourvoi n° 22-21132 ; Cass. 3ème civ. 20 oct. 2021, pourvoi n° 19-23.233 (troubles anormaux du voisinage).

[15Les dommages et intérêts en quête d’un fondement, Rev. Lamy dr. des aff. 2013, n° 85, p. 109, Ph. Jestaz ; L’amende civile est-elle un substitut satisfaisant à l’absence de dommages et intérêts punitifs, Les petites affiches 2002, n° 232, p. 36, M. Behar-Touchais.

[16Vers la consécration des dommages-intérêts punitifs en droit français, Présentation d’un régime, RTDCiv. 2017, n° 3, p. 565, E. Juen ; Pour l’insertion de dommages et intérêts punitifs au sein du projet de réforme du droit des contrats, Rev. Lamy dr. civ. 2015, n° 134, p. 54, K. Jakouloff.

[17Nathan Allix, Les sanctions pécuniaires civiles, 2020, p. 456.

[18Cass. civ. 7 mars 1855, Rev. gén. du droit 1855, n° 19390 ; Cass. 1ère civ. 2 mai 1984, pourvoi n° 83-10264 ; Cass. 2ème civ. 17 décembre 1998, pourvoi n° 96-22614 ; Cass. 2ème civ. 5 juillet 2018, pourvoi n° 17-22453.

[19J. Deprez, « Faute pénale et faute civile » in Quelques aspects de l’autonomie du droit pénal, Paris 1956, p. 157.

[20Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[21Loi n° 2022-270 du 28 février 2022 pour un accès plus juste, plus simple et plus transparent au marché de l’assurance emprunteur.

[22Loi n° 2021-1837 du 28 décembre 2021 relative à l’indemnisation des catastrophes naturelles.

[23Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

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