Le salariat : une histoire ancienne ?

Par Caroline Diard, Enseignant-chercheur.

1691 lectures 1re Parution: Modifié: 4.25  /5

Explorer : # ubérisation # travail indépendant # flexibilité # conditions de travail

Avec la généralisation des plateformes collaboratives, la relation d’emploi évolue. Le salariat pourrait être remis en question.

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Le salariat, c’est bientôt fini ?

En référence à la société Uber, créée en 2009, on évoque désormais la notion « d’ubérisation ». Ce concept évoque le remplacement des intermédiaires traditionnels par de nouvelles plateformes d’intermédiation en ligne. Ces plateformes mettent en relation grâce à une application web des clients et des livreurs.

En effet, les collaborateurs ne sont pas nécessairement liés à l’organisation par un contrat de travail et interviennent sous différents statuts : Micro-entrepreneur, travailleur indépendant. L’émergence de ces plateformes, start-ups technologiques correspond à une évolution structurelle : les organisations gagnent en souplesse et en flexibilité en recourant à des travailleurs en fonction de leurs besoins uniquement.

De son côté le collaborateur est en quelque sorte « libéré » des contraintes hiérarchiques traditionnelles, tend à devenir son propre patron. Cet essor entrepreneurial, va de pair avec des besoins accrus de simplicité, de rapidité d’exécution et de gain de temps d’intermédiaires et de clients finaux de plus en plus connectés. Cette flexibilité est aussi source de précarité.

La crise sanitaire comme révélateur d’un statut à réinventer.

La crise sanitaire a mis en lumière le recours aux plateformes de livraison de repas et le rôle important des livreurs dans nos vies quotidiennes.

Le confinement et le recours au télétravail généralisé et contraint ont largement contribué à l’augmentation de l’activité de ces plateformes.

Les conditions de travail des livreurs ont cependant été largement critiquées : une polémique est apparue pendant le confinement concernant les équipements de protection contre le virus. Ce modèle économique interpelle donc largement sur la relation d’emploi entre livreurs et plateformes ainsi que sur leur statut et leurs conditions de travail.

Le lien de subordination en question.

La question est de savoir si le collaborateur d’une plateforme exerce sous statut d’indépendant ou de salarié, le salariat impliquant l’existence d’un lien de subordination. Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. L’existence ou non de ce lien de subordination a fait l’objet d’une abondante jurisprudence, esquissant les contours d’un statut pour ces travailleurs de la nouvelle économie.

Plusieurs décisions ont tendu vers la requalification en contrats de travail, afin de défendre le salariat. On peut ainsi citer plusieurs décisions marquantes. La Cour de cassation, a ainsi à deux reprises, dans l’arrêt « Take eat easy » [1] puis dans l’arrêt « Uber » [2], Uber, considéré qu’existait un lien de subordination entre les travailleurs des plateformes et les deux plateformes concernées [3]. De même, La plateforme de livraison de repas à domicile « Deliveroo » a été condamnée en février 2020 pour « travail dissimulé » par le Conseil des prud’hommes de Paris. Une première en France.

Des décisions récentes remettent pourtant en question ce raisonnement, laissant la porte ouverte à un statut d’indépendant régulé, organisé pour ces travailleurs. Les juges de fonds considèrent désormais que les conditions d’emploi des collaborateurs des plateformes ne sont pas suffisantes pour caractériser le lien de subordination.

Ainsi, la cour d’appel de Lyon [4] et le conseil des prud’hommes de Paris [5] ont écarté le salariat pour les chauffeurs Uber. De même, la cour d’appel de Paris [6], n’a pas reconnu le salariat pour un coursier de la plateforme Deliveroo.

Une réforme surprenante.

Face à ces décisions nombreuses et parfois divergentes, le législateur tente d’organiser de nouvelles modalités de représentation des travailleurs indépendants, ce qui pourrait concerner les collaborateurs des plateformes.

L’ordonnance no 2021-484 du 21 avril 2021 « relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation » va dans ce sens.

Cette ordonnance a été élaborée considérant l’habilitation prévue au 2° de l’article 48 de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités, qui autorise le Gouvernement à prendre les mesures nécessaires afin de déterminer les modalités de représentation des travailleurs indépendants définis à l’article L7341-1 du Code du travail recourant pour leur activité aux plateformes mentionnées à l’article L7342-1 du même code et les conditions d’exercice de cette représentation.

Cette ordonnance vise ainsi à réguler la relation de travail au sein des secteurs des VTC et de la livraison de marchandises à vélo ou scooter en permettant la structuration d’un dialogue social entre les différentes parties prenantes.

L’encadrement des plateformes au bénéfice des travailleurs permettrait de limiter le contentieux en matière de reconnaissance d’une prestation de travail. Il s’agit d’une première pierre au processus de structuration d’une représentation et d’un dialogue social au sein des plateformes. C’est aussi une première étape vers la régulation d’un statut d’indépendant au détriment de celui de salarié…

Le législateur avec cette ordonnance va à l’encontre de plusieurs décisions emblématiques qui convergeaient vers la requalification de la relation livreurs-plateformes en contrat de travail mais récemment remises en question par les juges de fond.

D’autres pays ont pris une orientation différente et tendent vers le la requalification en salariat pour les collaborateurs des plateformes. Ainsi le gouvernement et les partenaires sociaux espagnols sont parvenus à un accord pour introduire dans le Code du travail une « présomption de salariat » pour les livreurs à domicile de repas travaillant pour des plates-formes comme Deliveroo ou UberEats.

De même, aux Etats-Unis, le secrétaire au Travail, Marty Walsh, a déclaré qu’il était favorable à ce que les chauffeurs et livreurs d’entreprises comme Uber, Lyft et Doordash bénéficient d’un statut de salariés [7].

Ces différentes évolutions viennent illustrer le débat actuel relatif à l’intérêt de conserver un contrat de travail pour les collaborateurs des plateformes (chauffeurs, livreurs) ou de privilégier le recours au statut d’indépendant. L’objectif d’une éventuelle réforme, serait pour ces travailleurs d’avoir accès à une couverture sociale minimum et une représentativité.

S’agit-il d’une mort annoncée pour le salariat tel que nous le connaissons ?

La fin du salariat a déjà été maintes fois évoquée. Ce fut le cas dans les années 90 alors que les chiffres du chômage explosent. Jeremy Rifkin évoque alors La Fin du travail (1996). Pour lui, les seuls emplois susceptibles de se développer dans les années qui suivent seraient des emplois très qualifiés et en faible nombre. Pour éviter qu’une très forte partie de la population ne voie son avenir réduit au chômage, il recommandait alors de développer à grande échelle un tiers secteur, communautaire et relationnel. Dominique Méda, sociologue explique aussi comment le travail, qui était à l’origine une fin en soi, est devenu une source de richesses et pour certains l’unique moyen de subsistance (« Le travail, Que sais-je ?, 2004 »).

Plus tard, en 2017 la flexibilité du contrat de travail est consacrée avec la création du CDI de chantier (créé par l’ordonnance relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail, en son Titre III "Modifications des règles de recours à certaines formes particulières de travail"/Chapitre 3 : Détermination des conditions de recours aux contrats à durée indéterminée de chantier ou d’opération) [8].

Le salariat, est un phénomène récent au regard de l’histoire du droit social. Au XIXe siècle, l’article 1780 du Code civil dispose qu’il n’est possible d’« engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée ». Seul le contrat de louage de services encadre alors les relations de travail. Il n’est pas encore question de contrat de travail.

En 1791 les décrets d’Allarde posent le principe de la liberté du travail selon lequel « chaque homme est libre de travailler là où il le désire, et chaque employeur libre d’embaucher qui lui plaît grâce à la conclusion d’un contrat dont le contenu est librement déterminé par les intéressés ». Ils suppriment les corporations.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, seul le contrat à durée déterminée (CDD) a une existence légale. Il faut attendre la loi du 27 décembre 1890 pour que soit mentionnée la possibilité d’un « louage de services fait sans détermination de durée » qui, dans ce cas, « peut toujours cesser par la volonté d’une des parties contractantes ».

Le salariat s’est ensuite imposé : le CDI est la forme de dévolution normale du contrat de travail en droit français. Les évolutions réglementaires récentes tendent à flexibiliser les rapports au travail dans l’intérêt des employeurs alors que les partenaires sociaux continuent de défendre la sécurité de la relation d’emploi.

En conclusion, à travers l’ordonnance du 21 avril 2021, le législateur pourrait dans un avenir proche favoriser le statut d’indépendant, micro-entrepreneur au détriment du salariat plus protecteur.

Il s’agirait néanmoins d’offrir davantage de flexibilité à ces employeurs de la nouvelle économie mais également d’encadrer le statut afin de garantir les droits de ces travailleurs.

Les juristes n’ont pas fini de débattre sur le sujet.

Il est dommage que ce nouveau recours à une réforme par ordonnances ne permette pas d’ouvrir un débat parlementaire sur le texte, qui pourrait faciliter une rédaction plus équilibrée de son contenu.

Caroline Diard
Professeur Associé au département Management des Ressources Humaines et Droit des Affaires
TBS Education

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Notes de l'article:

[1Cass. soc., 28 nov. 2018, no 17-20.079.

[2Cass. soc., 4 mars 2020, no 19-13.316.

[4CA Lyon, 15 janvier 2021.

[5CPH 12 février 2021.

[6CA Paris 7 avril 2021.

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