1. Faits et procédure.
Un salarié engagé en qualité d’assistant clientèle par une agence bancaire, a été déclaré inapte à son poste et à tout reclassement dans l’emploi par le médecin du travail dans un avis du 1ᵉʳ juillet 2020, à la suite d’un accident domestique.
En contestation de l’avis d’inaptitude rendu par le médecin du travail, le salarié a saisi la juridiction prud’homale le 9 juillet 2020.
Dès lors, par décision avant dire droit du 6 octobre 2020, la juridiction prud’homale a confié une mesure d’instruction à un médecin inspecteur régional du travail.
Or, face au refus de plusieurs médecins inspecteurs du travail de prendre en charge la mesure d’instruction, le conseil de prud’hommes, par ordonnance du 31 mars 2021, ordonne de la confier à un médecin inscrit sur la liste des experts près la cour d’appel.
A cet égard, le rapport déposé le 26 octobre 2021 par le médecin expert, constate que les éléments de nature médicale ne justifiaient pas l’avis d’inaptitude à tout poste dans l’entreprise émis par le médecin du travail le 1ᵉʳ juillet 2020.
Ainsi, par jugement rendu le 25 janvier 2022, la juridiction prud’homale procède au rejet de la demande de nullité de l’expertise, et entérine le rapport déposé le 26 octobre 2021.
De même, par un arrêt rendu le 11 octobre 2022, la Cour d’appel de Riom décide qu’« il n’y a pas lieu d’annuler le rapport d’expertise du docteur [Z] daté du 26 octobre 2021 pour violation de la loi », quand bien même, il n’est pas inscrit comme expert en médecine de la santé ou médecine du travail, et ne possède pas le titre de médecin du travail.
C’est pourquoi l’employeur se pourvoit en cassation au visa des articles L4624-7 et R4624-45-2 du Code du travail, selon lesquels respectivement,
« le conseil de prud’hommes peut confier toute mesure d’instruction au médecin inspecteur du travail territorialement compétent pour l’éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence », et « en cas d’indisponibilité du médecin inspecteur du travail ou en cas de récusation de celui-ci, notamment lorsque ce dernier est intervenu dans les conditions visées à l’article R4624-43, le conseil de prud’hommes statuant selon la procédure accélérée au fond peut désigner un autre médecin inspecteur du travail que celui qui est territorialement compétent ».
2. Moyens.
L’employeur demandeur au pourvoi devant la Cour de cassation fait notamment grief à l’arrêt de la cour d’appel, de rejeter sa demande de nullité de l’expertise rendue par le médecin expert, non-inspecteur du travail.
En effet, l’employeur considère qu’en application de l’article L4624-7 du Code du travail cité précédemment, que si le conseil de prud’hommes, saisi d’une contestation d’un avis émis par le médecin du travail, peut confier toute mesure d’instruction au médecin inspecteur du travail territorialement compétent pour l’éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence, seul le médecin inspecteur du travail peut décider ou non de s’adjoindre le concours de tiers.
De même, selon l’employeur et au regard de l’article R4624-45-2 du Code du travail, le conseil de prud’hommes, en cas d’indisponibilité du médecin inspecteur du travail, ne peut désigner qu’un autre médecin inspecteur du travail que celui qui est territorialement compétent.
Ainsi, l’employeur souligne que
« le médecin inspecteur du travail est le seul professionnel de santé auquel le conseil de prud’hommes peut faire appel pour l’éclairer en vue de statuer sur la contestation d’un avis d’inaptitude émis par le médecin du travail dont il est saisi, à l’exclusion de tout autre type de "médecin expert" ».
Par conséquent, l’employeur affirme qu’est nulle, l’expertise réalisée par un tiers n’ayant pas qualité de médecin inspecteur du travail.
3. Solution.
En cas d’indisponibilité du médecin inspecteur du travail territorialement compétent et de tout autre médecin inspecteur du travail autre que celui territorialement compétent, le juge prud’homal peut-il valablement confier une mesure d’instruction à un médecin expert ?
La Cour de cassation répond par la positive au visa des articles L4624-7 et R4624-45-2 du Code du travail, ainsi que sur le fondement de l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon lequel
« toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».
Aussi, la Cour de cassation rapproche la nécessité de la collaboration d’un expert à l’exigence d’une durée raisonnable d’une procédure, pour retenir que
« lorsque la collaboration d’un expert s’avère nécessaire au cours de la procédure, il incombe au juge d’assurer la mise en état et la conduite rapide du procès », en application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme [1].
De cette manière, les juges de la Cour de cassation retiennent tout particulièrement que le conseil de prud’hommes s’est retrouvé face à une situation de blocage, après n’avoir trouvé aucun médecin inspecteur du travail qui accepte la mesure d’instruction.
Outre les refus ou silences de tous les médecins inspecteurs du travail recherchés, auxquels s’est confronté le conseil de prud’hommes, la Cour de cassation souligne la nature du recours prévu par l’article L4624-7 du Code du travail, qui relève de la procédure accélérée au fond, et qui commande une réponse judiciaire rapide face à l’exigence du délai raisonnable.
Par conséquent, en considération de la question du délai raisonnable et de la caractérisation de l’indisponibilité des médecins inspecteurs du travail, la Cour de cassation confirme la solution rendue par la cour d’appel, laquelle a exactement déduit qu’un médecin autre qu’inspecteur du travail pouvait être désigné.
En d’autres termes, en cas d’indisponibilité du seul médecin inspecteur du travail territorialement compétent, et de tout autre médecin inspecteur du travail non territorialement compétent, le juge prud’homal peut valablement désigner un médecin expert pour exécuter une mesure d’instruction, sans que celle-ci encourt la nullité.
Par cette décision, la Cour de cassation s’écarte d’une interprétation stricte et littérale des articles L4624-7 et R4624-45-2 du Code du travail, afin de consacrer l’exigence supérieure du délai raisonnable qui permet ainsi de contourner des situations pratiques de blocage.
Source.
Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 22 mai 2024, 22-22.321, Publié au bulletin.