Au sommaire de cet article...
- A. Le délai raisonnable de l’article 6-1 de la CEDH.
- 1° Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
- 2° Les critères d’appréciation du délai raisonnable.
- B. Des juridictions qui ne sont parfois plus en mesure de statuer dans le délai raisonnable.
- 1° Des stocks qui augmentent…
- 2° Des délais de jugement toujours plus longs…
- C. Invoquant un défaut du délai raisonnable des justiciables parfois tentes de s’adresser à d’autres juges.
- 1° L’examen du moyen/le défaut de délai raisonnable.
- 2° La réponse de la Cour de cassation/des règles de compétences d’ordre public.
La deuxième chambre Civile de la Cour de cassation vient de sanctionner cette pratique en précisant que : « la juridiction compétente est la seule qui puisse être saisie, quand bien même elle serait incapable de rendre une décision dans un délai raisonnable » dans son arrêt du 3 octobre 2024, Pourvoi n°22-14.853.
Il n’est donc pas permis de choisir un autre juge. Tel est le principe.
A. Le délai raisonnable de l’article 6-1 de la CEDH.
1° Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
L’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) garantit le droit à un procès équitable, y compris le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement, dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle : le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
Selon l’article 6, § 1, de la Convention européenne, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial qui décidera du bien-fondé de l’accusation dirigée contre elle.
Les États contractants doivent ainsi organiser leur système judiciaire afin que leurs cours et tribunaux puissent remplir leur rôle avec efficacité et célérité : il s’agit là pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de veiller « à ce que la justice ne soit pas rendue avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité » [1].
Ce principe est également reconnu au niveau national, notamment à l’article L111-3 du Code de l’organisation judiciaire, affirmant que les décisions de justice doivent être rendues dans un délai raisonnable.
Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure est évalué in globo, incluant les phases préalables à la saisine du juge et l’ensemble des voies de recours selon les circonstances de la cause [2] à l’aune des critères dégagés par la jurisprudence de la cour, à savoir : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé [3].
2° Les critères d’appréciation du délai raisonnable.
La Cour européenne des droits de l’homme a établi trois critères principaux pour apprécier la raisonnable de la durée d’une procédure :
- La complexité de l’affaire : plus l’affaire est complexe, plus il est difficile de rechercher la véracité des faits, les auteurs et complices possibles, ce qui peut justifier une durée plus longue de l’instruction.
- L’enjeu du litige : l’intérêt qui est en jeu pour le justiciable, et qui dépend de l’issue de la procédure judiciaire, exige un délai raisonnable du jugement, indépendamment de la valeur du litige.
- L’appréciation des comportements : le juge doit vérifier que le délai de la procédure a permis aux droits de la défense de s’exercer effectivement.
En conclusion, bien qu’il n’existe pas de délai précisément défini comme raisonnable, les critères établis par la CEDH et la jurisprudence fournissent un cadre pour évaluer si les procédures judiciaires respectent ce droit fondamental. Les juridictions françaises doivent ainsi s’assurer que les affaires sont traitées dans le respect de ces principes, garantissant l’effectivité du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.
B. Des juridictions qui ne sont parfois plus en mesure de statuer dans le délai raisonnable.
1° Des stocks qui augmentent…
Le stock de dossiers non jugés dans les juridictions s’est considérablement alourdi en 2020 avec la crise sanitaire et après plus de deux mois d’une grève massive des avocats contre la réforme des retraites.
Lors du premier confinement au printemps, toutes les affaires non prioritaires ont été reportées, avec pour conséquence le renvoi de milliers d’audiences à des dates ultérieures.
Et si « le service public de la justice a été maintenu » lors du second confinement à l’automne, cette « période n’a toutefois pas permis de résorber les affaires anciennes ».
Les tribunaux judiciaires ont vu à l’automne 2020 leur stock d’affaires civiles augmenter de « près de 43 000 affaires » par rapport à la fin de l’année 2019, et de « 19 000 affaires » en matière correctionnelle.
Le nombre d’affaires en attente s’est accru de « près de 10 000 dossiers » dans les tribunaux de proximité, et de « près de 15 000 » dans les juridictions prud’homales.
« Pour les citoyens, ces stocks se traduisent par des délais de jugement toujours plus longs ».
L’ambition est de restaurer la confiance des citoyens dans la justice en la rendant plus accessible, plus lisible et plus efficace.
- Le dernier sondage réalisé sur la perception qu’ont les Français de la justice révèle en effet que 80% d’entre eux la considère trop complexe, 60% l’estimant inefficace.
- « Aujourd’hui pour l’écrasante majorité de nos concitoyens qui deviennent par contrainte parfois des justiciables - 4 millions de Français qui vont dans des palais de justice chaque année -, la justice est trop complexe et n’est pas simple, et elle n’est pas rapide, donc mon souci c’est de faire que la qualité du service soit à la hauteur des attentes », par une meilleure utilisation des moyens.
2° Des délais de jugement toujours plus longs…
Parmi les exigences du procès équitable protégées par la Convention européenne des droits de l’Homme figure le droit pour tout justiciable à ce que sa cause soit entendue dans un "délai raisonnable".
La notion de "délai raisonnable" peut paraître flou, néanmoins de nombreux procès en France peuvent être qualifiés de déraisonnablement long :
- En 2021, le délai moyen des procédures correctionnelles était de 9,5 mois, celui des classements sans suite de 10,2 mois ;
- En matière criminelle et en première instance, le délai moyen entre le début de l’instruction et le prononcé de la condamnation était de 49,4 mois ;
- En matière d’affaires administratives ce délai s’élève à 333 jours ;
- En matière sociale et en première instance, le délai moyen entre l’appel et le prononcé de la condamnation était de 36 à 48 mois ; il n’est pas rare de recevoir des calendriers de fixation pour plaider à 3 ou 4 ans...
Ces temps longs dans les délais de justice sont dus à de multiples facteurs : un large accès à la justice, des juges très chargés, un effort "limité" au regard de la richesse nationale, une démographie modeste des professions de justice...
La lenteur de la justice révèle surtout un manque chronique de moyens matériels et humains que ne comblent pas ces quelques remèdes partiels.
Cette lenteur est problématique, dans la mesure où elle porte préjudice aux justiciables les plus fragiles, et qu’elle n’est en rien le gage d’une décision de qualité.
C. Invoquant un défaut du délai raisonnable des justiciables parfois tentes de s’adresser à d’autres juges.
L’arrêt du 3 octobre 2024 témoigne de à sa manière de la grande misère des juridictions françaises alors qu’elles ne sont plus en mesure de statuer dans le délai raisonnable imposé par la CEDH.
1° L’examen du moyen/le défaut de délai raisonnable.
Au cas d’espèce, le requérant fait grief à l’arrêt de dire que le conseil de prud’hommes de Versailles est incompétent territorialement, que la cause relevait du conseil de prud’hommes de Nanterre et que le dossier sera transmis par le greffe au conseil de prud’hommes de Nanterre, alors :
« Que constitue un déni de justice le fait de rendre un jugement dans un délai anormalement long ; que le respect du délai raisonnable de jugement doit être apprécié au stade de la saisine de la juridiction dès lors que la surcharge avérée de celle-ci permet de déterminer ab initio et précisément le délai de jugement prévisible ; que pour décider que le conseil de prud’hommes de Versailles était incompétent et que la cause relevait du conseil de prud’hommes de Nanterre, la cour d’appel a retenu que les dispositions de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme ne permettaient pas d’écarter les dispositions d’ordre public du Code du travail fixant les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales alors même qu’il ne peut être retenu l’existence d’un délai déraisonnable au stade de la saisine du conseil, les délais de traitement des procédures dépendant de nombreux paramètres évolutifs ; qu’en statuant ainsi, quand elle constatait que l’exposante faisait valoir que le conseil de prud’hommes de Nanterre, surchargé, prononçait ses décisions plus de trois ans après sa saisine, que les dossiers de l’encadrement étaient prévus pour être examinés en 2024 et que le départage durait 24 mois avant d’être audiencé, de sorte que le respect du délai raisonnable de jugement garantie par l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme imposait d’écarter l’application des dispositions du Code du travail fixant la compétence territoriale, la cour d’appel a violé, par refus d’application, l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Que les Etats adhérents à la Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sans attendre d’être attaqué devant elle ni d’avoir modifié leur législation ; que selon la jurisprudence la Cour européenne des droits de l’homme, « les conflits du travail portant sur des points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne, doivent être résolus avec une célérité particulière » (CEDH 8 juin 2004, [X] c/ France, req. n° 65766/01 ; 8 avril 2003, [T] c. France, req. n° 50331/99, 14 novembre 2000, [P] c/ France, req. n° 38437-97) ; qu’en imposant la saisine de la juridiction territorialement compétente au motif qu’il ne peut être retenu l’existence d’un délai déraisonnable au stade de la saisine du conseil, les délais de traitement des procédures dépendant de nombreux paramètres évolutifs, quand il est avéré que les dysfonctionnements structurels caractérisés du conseil de prud’homme de Nanterre font obstacle au jugement de l’affaire de l’exposante avec la célérité particulière exigée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la cour d’appel a violé, par refus d’application, l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Qu’en retenant que l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme ne permet pas d’écarter les dispositions d’ordre public fixant les règles de compétence territoriale en matière prud’homale, tout en constatant, par motif adopté, que plusieurs dizaines de dossiers de Nanterre avaient été déportés dans les autres conseils de prud’hommes du ressort de la Cour de Versailles afin de rétablir une bonne administration de la justice du travail, ce dont il se déduit que la nécessité de respecter un délai raisonnable de jugement permet d’écarter l’application des dispositions de l’article R 1412-1 du Code du travail, la cour d’appel a violé ce texte, ensemble l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme ».
2° La réponse de la Cour de cassation/des règles de compétences d’ordre public.
Selon l’article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
Aux termes de l’article R1412-1 du Code du travail, l’employeur et le salarié portent les différends et litiges devant le conseil de prud’hommes territorialement compétent.
Ce conseil est soit celui dans le ressort duquel est situé l’établissement où est accompli le travail, soit, lorsque le travail est accompli à domicile ou en dehors de toute entreprise ou établissement, celui dans le ressort duquel est situé le domicile du salarié. Le salarié peut également saisir le conseil de prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté ou celui du lieu où l’employeur est établi. Cette compétence est exclusive et d’ordre public.
Il en résulte que les parties ne peuvent écarter les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales au motif que la surcharge alléguée de la juridiction au moment de sa saisine les priverait de la possibilité d’obtenir une décision dans un délai raisonnable.
Ayant, d’abord, constaté que la salariée avait exécuté ses fonctions exclusivement au siège de l’entreprise situé à Courbevoie, qui dépend du conseil de prud’hommes de Nanterre, l’engagement ayant de surcroît été contracté à ce même endroit, et retenu ensuite que les dispositions de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ne permettaient pas d’écarter les dispositions d’ordre public du Code du travail fixant les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales, la cour d’appel en a exactement déduit que le conseil de prud’hommes de Versailles s’était à juste titre déclaré incompétent au profit du conseil de prud’hommes de Nanterre.
Le moyen n’est, dès lors, pas fondé.
Par ces motifs, la cour a rejeté le pourvoi.
La deuxième chambre Civile de la Cour de cassation sanctionne la pratique de saisir un autre juge pour que sa cause soit entendue en cas de non-respect du délai raisonnable en précisant que : « la juridiction compétente est la seule qui puisse être saisie, quand bien même elle serait incapable de rendre une décision dans un délai raisonnable » dans son arrêt du 3 octobre 2024 Pourvoi n°22-14.853.
Il n’est donc pas permis de choisir son juge. Tel est le principe.
Notes.
Article 6-1 de la CEDH
Article L111-3 du Code de l’organisation judiciaire
Article R 1412-1 du Code du Travail
Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 3 octobre 2024, 22-14.853, Publié au bulletin
Arrêt n° 868 F-B- Pourvoi n° Z 22-14.853 [4].
Réduire les délais de jugement des affaires civiles et le stock de dossiers non juges
Covid-19 : le retard pris par les juridictions serait de 18 mois minimum [5].