L’essor de l’intelligence artificielle (IA) dans l’arbitrage international représente une avancée significative dans la manière dont les différends transnationaux sont traités. En réduisant le temps de traitement des affaires, en optimisant la gestion documentaire et en affinant les stratégies des parties grâce à des analyses prédictives, ces nouvelles technologies offrent des gains d’efficacité indéniables. Pourtant, au-delà de ces atouts techniques, l’intégration croissante de l’IA dans les procédures arbitrales soulève des questions fondamentales, tant sur le respect des principes de transparence et d’équité que sur l’évolution même du rôle de l’arbitre.
Alors que certaines institutions arbitrales, notamment la Chambre de commerce internationale, commencent à encadrer l’usage de ces outils, leur utilisation pose d’importants défis. Loin de constituer une simple évolution procédurale, l’IA pourrait bien redéfinir les rapports de force entre les parties, modifier l’accès à l’information et remettre en question la neutralité des décisions. Cet article propose d’examiner les implications juridiques et éthiques de cette révolution technologique, à la lumière des développements récents en matière d’arbitrage international.
I. L’essor de l’intelligence artificielle dans les procédures arbitrales.
L’IA a progressivement pénétré le domaine de l’arbitrage international, se positionnant comme un levier d’optimisation des procédures. Les institutions arbitrales et les cabinets d’avocats exploitent de plus en plus ces technologies pour automatiser certaines tâches procédurales, affiner l’analyse des décisions antérieures et accroître la prévisibilité des sentences arbitrales. Cette transformation vise principalement à améliorer l’efficacité du processus arbitral, souvent critiqué pour sa lenteur et son coût élevé.
L’utilisation de l’IA se manifeste particulièrement dans la gestion documentaire et l’analyse des tendances jurisprudentielles. Des plateformes telles que Jus Mundi et Predictice permettent d’exploiter des milliers de sentences arbitrales pour identifier des schémas décisionnels et anticiper les stratégies les plus pertinentes [1]. L’affaire Yukos c. Russie illustre l’impact potentiel de ces technologies : une analyse plus fine des précédents jurisprudentiels aurait pu fournir aux actionnaires du groupe pétrolier des arguments renforcés en matière d’expropriation et d’indemnisation [2].
En France, des cabinets spécialisés dans l’arbitrage ont commencé à intégrer des solutions d’IA pour traiter des contentieux commerciaux complexes. Des outils comme Relativity et Kira Systems sont utilisés pour automatiser la classification des pièces et accélérer l’identification des documents pertinents [3].
Dans les litiges impliquant de vastes volumes de données, notamment dans les secteurs de la construction et de l’énergie, ces avancées offrent un gain de temps significatif et une réduction des coûts liés aux investigations documentaires.
II. L’impartialité de l’arbitrage à l’épreuve des algorithmes.
Si l’IA promet une rationalisation des procédures, elle soulève néanmoins des interrogations cruciales concernant l’indépendance et l’impartialité des décisions arbitrales. L’un des problèmes majeurs est celui des biais algorithmiques inhérents aux systèmes d’apprentissage automatique. Alimentés par des données historiques, ces algorithmes sont susceptibles de reproduire les tendances décisionnelles antérieures et d’accentuer certaines asymétries préexistantes entre les parties.
Une étude réalisée en 2024 par le Silicon Valley Arbitration and Mediation Center a mis en évidence des risques de discrimination dans les modèles d’intelligence artificielle appliqués à l’évaluation des risques contentieux [4]. Si les décisions passées ont favorisé certaines catégories de parties dans des arbitrages d’investissement, les algorithmes pourraient renforcer ces biais en influençant inconsciemment l’orientation des stratégies juridiques.
Un autre défi fondamental réside dans l’opacité des algorithmes employés en arbitrage. Actuellement, ni les parties ni les arbitres n’ont un accès direct aux critères de décision des intelligences artificielles utilisées dans les analyses prédictives. Cette opacité est d’autant plus préoccupante que la légitimité d’un tribunal arbitral repose sur la transparence du raisonnement juridique et la capacité des parties à contester une argumentation fondée sur des principes juridiques clairement établis.
En France, le Conseil d’État a rappelé dans une décision de 2023 que toute technologie impliquée dans la prise de décision juridique devait garantir une accessibilité et une compréhension suffisantes pour être contestée par les justiciables [5].
III. La confidentialité des procédures arbitrales face aux défis numériques.
L’un des attraits majeurs de l’arbitrage international réside dans la confidentialité des procédures, qui permet aux parties d’échapper à la publicité des tribunaux étatiques. Toutefois, l’utilisation croissante de l’IA dans la gestion des arbitrages implique le stockage et le traitement de vastes quantités de données sur des plateformes numériques, augmentant ainsi le risque de cyberattaques et de fuites d’informations sensibles.
En France, la CNIL a récemment mis en garde contre les menaces que représentent les technologies d’IA pour la protection des données personnelles et la sécurité des échanges confidentiels dans les contentieux internationaux [6]. L’affaire PCA Case No. 2016-36, qui a vu l’infiltration des communications confidentielles entre les parties par des tiers malveillants, a illustré les vulnérabilités que le recours aux outils numériques peut engendrer dans les arbitrages internationaux [7].
IV. Vers un encadrement juridique de l’intelligence artificielle en arbitrage international.
Face aux risques liés à l’usage de l’IA en arbitrage, plusieurs institutions ont entamé des réflexions sur la mise en place de régulations adaptées.
Le Sommet international sur l’intelligence artificielle et l’arbitrage, organisé en janvier 2025 sous l’égide de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international, a formulé des recommandations pour garantir l’équité et la transparence dans l’utilisation de ces technologies [8].
Parmi les propositions soulevées lors de ce sommet, certaines pourraient être rapidement mises en œuvre. L’obligation pour les parties de révéler l’usage d’outils d’intelligence artificielle dans la préparation de leurs mémoires et la certification des algorithmes utilisés dans l’analyse des contentieux figurent parmi les mesures préconisées. Une réflexion est également engagée sur l’interdiction de l’utilisation exclusive de l’IA pour la rédaction des sentences arbitrales, afin de préserver le rôle décisionnel de l’arbitre humain et d’éviter toute automatisation intégrale du raisonnement juridique.
L’intelligence artificielle transforme progressivement l’arbitrage international, offrant des opportunités inédites d’amélioration des procédures tout en posant des défis juridiques et éthiques majeurs.
L’équilibre entre l’innovation technologique et la préservation des principes fondamentaux de l’arbitrage sera déterminant pour garantir la légitimité et l’efficacité de ce mode de règlement des différends.