Intermédiation financière des pensions alimentaires ou fausse bonne idée pour les familles.

Par Catherine Roussel, Avocat.

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Explorer : # intermédiation financière # pensions alimentaires # sécurité juridique # procédures administratives

L’intermédiation financière des pensions alimentaires (IFPA) a été créée pour faciliter le règlement des pensions alimentaires dont les chiffres nous disent qu’environ 45% seraient impayées ou irrégulièrement réglées. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, le texte en réalité pose plus de questions qu’il ne résout de problèmes, entre difficultés d’application pour les CAF/MSA (1) et insécurité juridique liées au délai d’appel pour les justiciables (2).

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Créée par la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021, l’IFPA prévoit un système a priori simple : le parent débiteur règle la pension alimentaire à la CAF/MSA qui la reverse aussitôt au parent créancier.

La CAF/MSA se charge de l’indexation annuelle et gère les éventuels retards de règlement ou impayés en versant rapidement l’allocation de soutien familial à la place (si ce droit est ouvert) et en se chargeant des procédures de recouvrement forcé ensuite.

Le parent créancier n’a plus à se soucier des impayés, de trouver un commissaire de justice, de devoir régler des frais de recouvrement, de constituer un dossier d’ASF auprès de la CAF/MSA, etc.

Le parent débiteur de mauvaise foi se retrouve vite acculé au règlement de pénalités de retard ou de gestion et à une procédure de recouvrement forcé, évitant ainsi des arriérés abyssaux comme cela arrivait souvent auparavant et limitant l’intérêt d’être de mauvaise foi...

Créée en décembre 2021, la mesure était applicable aux divorces prononcés à compter du 1er mars 2022 et à toutes les autres procédures à compter du 1er janvier 2023.

1 - Une application difficile pour les CAF/MSA.

Comme souvent, la loi crée un dispositif sans se soucier de son application concrète ensuite.

Des moyens en deçà des besoins - En 2 mois, à moyens constants en matériel et en personnel, les CAF/MSA ont dû gérer des centaines de dossiers avec une procédure nouvelle à appliquer.

Les logiciels des CAF/ MSA sont anciens et n’étaient pas prêts : une interlocutrice de la CAF m’indiquait en novembre 2022 qu’un outil dédié était en développement… alors que la loi était applicable aux divorces depuis 8 mois et qu’elle le serait à toutes les décisions 2 mois plus tard.

Le délai de mise en œuvre - Le greffe doit saisir des informations sur le portail ARIPA dans les 7 jours de la décision (oui, oui, les greffes déjà totalement débordés par l’activité classique !...). Ensuite les CAF/ MSA doivent gérer le dossier et notamment recueillir les informations et documents utiles auprès des deux parents.

Une fois le dossier complet (pas de délai impératif), les CAF/MSA ont un délai de 60 jours pour mettre en place l’intermédiation.

Selon les premiers retours, certaines CAF ont un délai de 6 mois pour prendre en charge le dossier, auquel il faut ajouter les délais de réponse des parents et les 60 jours de gestion. L’intermédiation pourrait ne commencer que… 9 mois après le jugement !

En attendant, le parent débiteur doit régler spontanément. S’il ne le fait pas, il crée un arriéré.

L’arriéré de pensions - Si le parent créancier se trompe (volontairement ?) sur l’arriéré, les CAF/MSA enclencheront la procédure d’intermédiation et, si l’autre parent conteste le montant, le recouvrement forcé suivra, l’organisme social n’ayant aucun pouvoir d’appréciation des montants en cause.

La seule solution pour le parent débiteur sera de contester la mesure d’exécution forcée devant le Juge de l’exécution.

L’indexation annuelle - Facile à calculer grâce au simulateur officiel, cela nécessite une gestion particulière car chaque décision a sa date anniversaire et son mode d’indexation.

Bien que l’indexation ne pose normalement pas difficulté, des indexations erronées ou fantaisistes ont déjà été repérées. Le nombre de décisions, qui ira croissant au fil des mois, va rendre très compliqué l’indexation à la date prévue si un outil informatique performant n’est pas mis en place rapidement.

Là encore, pour le parent débiteur, seule la saisine du JEX lui permettra de rectifier l’erreur… saisine qui ne peut se faire que s’il y a une mesure d’exécution forcée !

L’affectation des fonds - L’on imagine le nombre de paiements qui vont transiter par les CAF/MSA.

Seul un outil informatique performant (quand ?) permettra d’éviter les erreurs déjà repérées : pensions payées mais non affectées au compte, réclamation deux fois de la même pension, calcul erroné de l’échéancier après versements, etc.

Les CAF aux abonnés absents - Une enquête récente menée par le magasine 60 millions de consommateur [1] indique que 54% des appels auprès de la CAF n’aboutissent pas.

Le parent débiteur confronté à des erreurs n’aura quasiment aucun moyen de joindre la CAF et, quand bien même y arriverait-il, la CAF ne pourra rien faire puisqu’elle exécute un titre exécutoire sans marge d’appréciation.

Elle devrait pouvoir répondre cependant aux erreurs de calcul ou d’indexation mais… encore faut-il qu’il y ait assez de personnel pour prendre le dossier, calculer, réfléchir, décider, appliquer. Or il a été repéré des contestations pour erreurs de calcul envoyées en LRAR qui n’ont jamais abouti.

2 - Une réelle insécurité juridique liée au délai d’appel.

Le droit d’appel est essentiel dans le processus judiciaire. Les modalités de notification telles qu’elles sont prévues fragilisent ce droit, essentiel notamment dans l’intérêt de l’enfant.

Des greffes débordés - Le greffe (déjà en surchauffe) doit désormais notifier par LRAR les décisions aux justiciables, qu’ils aient un avocat ou non.

Il leur faut donc gérer l’envoi des courriers, la réception des deux accusés réception, la jonction des accusés réception à la minute ou l’avis d’avoir à signifier pour l’avocat, l’envoi des accusés réception aux avocats, etc. [2]

Certains greffes, pour éviter la surcharge de travail, ne mentionnent pas le délai d’appel dans le courrier d’envoi en totale infraction aux dispositions de l’article 680 du Code de procédure civile. Ils obligent ainsi le justiciable à faire signifier par commissaire de justice : combien comprendront ce qu’il faut faire ? Combien de décisions ne seront pas signifiées et ne seront donc pas définitives ?

Si les greffes prévoient d’envoyer les accusés réception aux avocats, les envoient-ils aux justiciables en personne ? Comment ceux-ci auront-ils un certificat de non appel si nécessaire (notamment pour la CAF) sans ces documents ?

Un délai d’appel aléatoire et fragile - Le délai d’appel court pour chaque partie à compter de sa réception de sa lettre recommandée. Si l’un des deux accusés réceptions comporte un vice de forme, le délai d’appel ne courra pour personne et il faudra signifier.

Or un accusé réception valable est celui qui comporte une signature du destinataire (art. 670 du CPC). Si le destinataire nie avoir signé lui même, il devra prouver qu’il n’a pas signé et qu’il n’avait pas donné mandat à la personne présente à son domicile pour signer à sa place… Bonne chance !

L’on sait que les accusés réception ne comportent pas souvent la date de remise du pli à son destinataire : ce n’est cependant pas un motif de refus par le greffe. Le délai d’appel ne courra pas et il faudra signifier. Faute d’avis du greffe en ce sens (puisque cela ne rentre pas dans les cas où cet avis est obligatoire), les justiciables ne le sauront pas et des décisions non définitives sa baladeront un peu partout en pleine bonne foi.

Les avocats exclus de la notification - Les copies exécutoires sont envoyées aux parties dès le prononcé du jugement. Les copies simples sont envoyées aux avocats en même temps… mais déposées dans les boîtes aux lettres dans les Palais de justice (et mettent parfois plusieurs jours à arriver du greffe aux boîtes). On ne compte plus les cas où le justiciable a le jugement avant son avocat et l’appelle, mécontent de la décision, alors même que son avocat n’en a pas connaissance.

Lorsque le délai d’appel est de 15 jours, chaque heure compte : faudra-t-il courir dans les couloirs des Palais pour récupérer le jugement avant son client pour éviter de voir expirer un délai d’appel très court ?

Les avocats ne maîtrisent plus le délai d’appel et agissent à l’aveuglette, en espérant avoir les bonnes dates pour calculer le délai et, à terme, en faisant vraisemblablement appel à titre conservatoire le temps de vérifier ou de réfléchir tout bonnement à l’utilité de l’appel. Rappelons qu’un appel engendre un coût de 225 euros de timbre fiscal que le justiciable devra avancer « pour voir », comme au poker...

A partir de quand nos primes d’assurance de responsabilité civile professionnelle vont-elles augmenter en raison des sinistres pour délai d’appel expiré faute d’avoir eu à temps les bonnes informations ?

La liste pourrait encore continuer des inconvénients de ce texte qui, s’il part d’une bonne intention, n’a été réfléchi ni en terme de moyens matériels et humains, ni en terme de droit procédural pur et de sécurité juridique pour le justiciable.

A vouloir sécuriser le paiement des pensions alimentaires, le législateur a fragilisé tout l’édifice procédural préalable, les conséquences d’un délai d’appel expiré pouvant être bien pire pour l’intérêt de l’enfant qu’une pension impayée qui pouvait toujours être récupérée ensuite par commissaire de justice ou par les CAF/MSA par l’aide au recouvrement.

Catherine Roussel, Avocat au Barreau de Nantes
Droit de la famille - Créatrice de la marque Les Juristes Curieux®
catherine.roussel chez lesjuristescurieux.com

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Notes de l'article:

[2Pour plus d’informations, guide complet sur l’intermédiation financière des pensions alimentaires https://lesjuristescurieux.com/produit/avocat-intermediation-des-pensions-par-la-caf/ qui reprend les principes, les exceptions, les règles de la notification, etc.

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  • par Lopez-Eychenié , Le 1er mars 2023 à 20:25

    Excellente synthèse qui révèle bien encore une réforme imposée sans réflexion avec l’ensemble des praticiens qui crée plus de problèmes et d’insécurité juridique qu’elle n’en résout ! C’est lamentable !

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