Le harcèlement moral institutionnel : une politique d’entreprise pénalement sanctionnée.

Par Xavier Berjot, Avocat.

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Explorer : # harcèlement moral # droit pénal # conditions de travail # responsabilité des dirigeants

Dans un arrêt important du 21 janvier 2025 (n°22-87.145, FS-B+R), la chambre criminelle de la Cour de cassation consacre la notion de "harcèlement moral institutionnel" en rejetant les pourvois formés par les dirigeants de France Télécom.

Cette décision confirme l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 septembre 2022 (n°20/05346) qui avait validé une forme particulière de harcèlement moral résultant d’une politique d’entreprise délibérée.

Cour de cassation, 21 janvier 2025, Pourvoi n° 22-87.145

-

I. La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel.

1.1. La définition du concept.

Le harcèlement moral institutionnel se caractérise par une politique d’entreprise qui, en connaissance de cause, conduit à la dégradation des conditions de travail de tout ou partie des salariés.

Si le Code pénal ne fait pas expressément mention de cette dimension institutionnelle dans son article 222-33-2, la jurisprudence considère qu’elle entre pleinement dans le champ du harcèlement moral au travail.

Selon l’article 222-33-2 du Code pénal, le harcèlement moral se caractérise par :

« des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Ce délit est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.

La Cour de cassation avait déjà posé les premiers jalons de cette reconnaissance dans deux arrêts importants :

  • Le 5 juin 2018 [1], en admettant que le harcèlement moral peut résulter d’un mode d’organisation méconnaissant l’obligation de sécurité de l’employeur ;
  • Le 1er septembre 2020 [2], en confirmant que des méthodes de gestion peuvent caractériser un harcèlement moral.

1.2. Les éléments constitutifs de l’infraction.

L’élément légal du délit ne nécessite pas d’examiner la situation individuelle de chaque salarié dès lors que peuvent être regroupés ceux qui se trouvent dans une situation identique en tant que victimes.

Cette approche collective du harcèlement moral avait déjà été validée par la chambre criminelle dans son arrêt du 5 juin 2018 [3].

L’élément matériel réside dans des agissements répétés qui peuvent résulter de méthodes de gestion, de management, voire d’une organisation managériale complète.

Ces agissements dépassent le cadre normal du pouvoir de direction de l’employeur.

Dans l’affaire France Télécom, ces agissements se sont manifestés par :

  • Des réorganisations multiples et désordonnées ;
  • Des incitations répétées au départ ;
  • Des mobilités géographiques et/ou fonctionnelles forcées ;
  • Une surcharge ou absence de travail intentionnelle ;
  • Un contrôle excessif et intrusif ;
  • L’attribution de missions dévalorisantes ;
  • L’absence d’accompagnement RH adapté ;
  • Des formations insuffisantes ;
  • L’isolement des personnels ;
  • Des manœuvres d’intimidation.

Quant à l’élément intentionnel, la jurisprudence précise qu’il suffit que les auteurs aient réalisé consciemment des actes en pleine connaissance de leurs conséquences possibles, sans qu’une intention de nuire ne soit nécessaire [4].

II. Les caractéristiques spécifiques du harcèlement moral institutionnel.

2.1. Un effet "en cascade".

La spécificité du harcèlement institutionnel réside dans son effet "en cascade" avec un "ruissellement" sur l’ensemble du personnel.

La Cour de cassation valide cette approche en confirmant que les agissements répétés peuvent s’exercer indépendamment d’une relation interpersonnelle entre l’auteur et la victime.

Cette théorie du ruissellement permet d’appréhender les conséquences globales d’une politique d’entreprise anxiogène, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime.

La Cour d’appel de Paris souligne que les décisions d’organisation peuvent être « source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelantes pour certains salariés ».

2.2. L’absence d’identification nécessaire des victimes.

La jurisprudence n’exige pas que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée.

Si les auteurs doivent être conscients de la dégradation des conditions de travail, ni la lettre du texte ni la logique de la matérialité des faits n’imposent qu’ils connaissent ou identifient précisément les victimes.

La Cour d’appel de Paris rejette d’ailleurs l’argument selon lequel la situation personnelle, familiale ou sociale des victimes jouerait un rôle exclusif dans le mal-être ressenti.

Il n’est pas nécessaire de démontrer que la dégradation des conditions de travail est l’unique cause des atteintes constatées.

III. La responsabilité pénale des dirigeants.

3.1. Le fondement de la responsabilité.

La Cour de cassation affirme que la loi permet de réprimer les agissements répétés qui s’inscrivent dans une "politique d’entreprise", définie comme l’ensemble des décisions prises par les dirigeants visant à établir les modes de gouvernance et d’action de la société.

Cette responsabilité se fonde sur le dépassement manifeste du pouvoir de direction.

Comme le souligne la Cour d’appel, il n’est pas reproché aux prévenus la réorganisation en elle-même, mais la méthode utilisée qui a« excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise ».

3.2. La complicité du délit

La Cour d’appel de Paris précise les conditions cumulatives de la complicité du harcèlement moral institutionnel :

  • Un fait principal punissable, un seul acte de complicité suffisant contrairement au délit principal ;
  • Un élément matériel consistant en une aide ou assistance, matérielle ou intellectuelle, antérieure ou concomitante à l’action principale ;
  • Un élément intentionnel caractérisé par une participation volontaire et consciente ;
  • L’absence d’exonération par le lien de subordination si le prévenu pouvait apprécier le but et l’intention des actes.

IV. Une interprétation conforme au principe de légalité.

La Cour de cassation écarte l’argument tiré de la violation du principe de légalité des délits et des peines.

Elle considère que cette interprétation n’était pas imprévisible, particulièrement pour des professionnels ayant la possibilité de s’entourer de conseils juridiques.

La Haute juridiction développe un raisonnement en trois temps pour écarter l’argument de la violation du principe de légalité.

Premièrement, elle rappelle que le législateur a voulu donner au harcèlement moral une portée la plus large possible, comme en témoignent les travaux parlementaires.

Deuxièmement, elle souligne que le texte d’incrimination n’impose ni que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée, ni qu’ils s’exercent dans une relation interpersonnelle directe entre l’auteur et la victime.

Troisièmement, elle observe que les professionnels, disposant de conseils juridiques, ne pouvaient ignorer que des décisions managériales conscientes dégradant les conditions de travail étaient susceptibles de caractériser l’infraction.

La prévisibilité de la répression était donc assurée.

Cette interprétation s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence antérieure qui avait déjà admis que le harcèlement moral puisse résulter de méthodes de gestion [5].

Xavier Berjot
Avocat Associé au barreau de Paris
Sancy Avocats
xberjot chez sancy-avocats.com
https://bit.ly/sancy-avocats
LinkedIn : https://fr.linkedin.com/in/xavier-berjot-a254283b

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Notes de l'article:

[1n°17-87.524.

[2n°19-82.532.

[3n°17-87.524.

[4Cass. crim., 19 juin 2018, n°17-86.737 ; Cass. crim., 13 novembre 2019, n°18-85.367.

[5Cass. crim. 5-6-2018 n° 17-87.524.

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