I. Faits.
L’affaire France Télécom débute en 2004 avec la privatisation de l’entreprise d’envergure internationale et la mise en œuvre de plans de restructuration majeurs.
Ce processus s’accompagne mis en place une politique managériale reposant sur des objectifs chiffrés de départs imposés à l’ensemble des directions, entre 2006 et 2009, et visant de ce fait à réduire drastiquement les effectifs dans le cadre de plans baptisés « NExT » et « ACT » prévoyant la suppression de 22 000 postes et de mobilité de 10 000 agents.
En a résulté une vague de suicides et de tentatives de suicide parmi les salariés, une situation tragique qui alerte les syndicats et le public. Dès lors, en septembre 2009, la fédération syndicale a déposé une plainte dénonçant des faits de harcèlement moral et de risques pour la santé des salariés de la société.
Les plaintes ont fait état de méthodes managériales harcelantes, telles que des incitations au départ forcé, des mutations imposées, des surcharges de travail et des menaces. En conséquence, une enquête judiciaire a été ouverte, et les dirigeants de l’entreprise ont été mis en examen.
Les dirigeants de France Télécom sont accusés d’avoir mis en place une politique visant à déstabiliser les salariés, dans le but d’accélérer les départs volontaires, sans recourir à la procédure de licenciement économique.
II. Moyens.
Les dirigeants de l’entreprise sont poursuivis sur le fondement de l’article 222-33-2 du Code pénal, qui incrimine le harcèlement moral au travail. Ce texte, bien qu’il ne mentionne pas explicitement le concept de "harcèlement moral institutionnel", interdit les comportements dégradants visant à nuire aux conditions de travail des salariés, leur dignité ou leur santé mentale et physique. Le préjudice ne doit pas nécessairement être individuel, mais peut être collectif, touchant une grande partie des employés, comme dans cette affaire.
Les dirigeants ont contesté la décision de la cour d’appel retenant leur responsabilité.
Ils invoquent tout d’abord un manque de précision de la loi pour leur défense, arguant que la notion de "harcèlement moral institutionnel" ne pourrait être incluse sous cette qualification.
Selon eux, l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme impose que la loi pénale, y compris son interprétation jurisprudentielle, soit accessible et prévisible. Ils soutiennent que, à l’époque des faits, la notion de "harcèlement moral institutionnel" n’était ni claire ni raisonnablement prévisible, faute d’interprétation jurisprudentielle antérieure éclairante.
Par ailleurs, ils affirment que l’évolution jurisprudentielle ayant conduit à l’incrimination de pratiques générales d’entreprise n’était pas suffisamment ancrée dans le droit au moment des faits incriminés.
En particulier, plusieurs arguments ont été avancés pour contester la culpabilité des cadres impliqués, en particulier les prévenus ont affirmé que les conditions de travail dégradées n’étaient pas directement imputables à leurs actions, certaines d’entre elles étant survenues après leur départ.
L’argument selon lequel les actions menées relevaient de la politique d’entreprise, sans volonté délibérée de nuire, a également été mis en avant.
Enfin, les prévenus dénoncent une interprétation extensive et imprévisible de l’article 222-33-2 du Code pénal, qui, selon eux, ne devrait pas s’appliquer à des faits généraux et non individualisés.
III. Solution.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 21 janvier 2025, a validé la condamnation des dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral institutionnel.
Selon la haute juridiction, l’atteinte à la dignité des salariés par une politique d’entreprise dégradant délibérément leurs conditions de travail, dans le but d’atteindre des objectifs économiques ou financiers, constitue bien une forme de harcèlement moral.
Ainsi, la Cour de cassation rejette les arguments du pourvoi et considère que le "harcèlement moral institutionnel" est bien une forme de harcèlement moral au travail, au sens de l’article 222-33-2 du Code pénal.
La cour souligne que la loi pénale ne précise pas que le harcèlement doit viser une victime particulière ou qu’il doit résulter d’une relation interpersonnelle directe. Dès lors, les dirigeants peuvent être tenus responsables pénalement pour des actions ne concernant pas des relations directes entre supérieur et subordonné, il suffit que l’agissement, pris collectivement, résulte d’une politique générale d’entreprise. De ce fait, la dégradation des conditions de travail de tout ou partie des salariés peut être qualifiée de harcèlement moral, même sans qu’il y ait une victime désignée.
De plus, la Cour juge que cette interprétation n’était pas imprévisible, en vertu de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, car la notion de harcèlement moral institutionnel était implicitement contenue dans le cadre légal existant, même si elle n’avait pas encore été formellement reconnue. Les condamnations des dirigeants sont donc confirmées.
IV. Analyse.
Cet arrêt marque une avancée significative dans la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel et constitue un avertissement pour les entreprises : la mise en place de réorganisations et de stratégies économiques, même légitimes, doit impérativement prendre en compte les impacts humains et psychologiques sur les salariés.
La Cour souligne ainsi la responsabilité pénale des dirigeants, tout en réaffirmant que la gestion des ressources humaines, au-delà des objectifs financiers, ne doit pas sacrifier le bien-être des employés.
La Cour de cassation, en confirmant cette position, trace une ligne claire sur la responsabilité des dirigeants d’entreprise.
Ainsi, cet arrêt s’inscrit dans un contexte plus large de renforcement des droits des travailleurs et de l’égalité en milieu de travail, en affirmant que la mise en place de conditions de travail destructrices ne saurait être excusée par une simple défaillance dans la gestion des ressources humaines.
Enfin, cette décision apporte une clarification essentielle concernant l’application du droit pénal face à des cas de harcèlement moral systématique dans le cadre du management d’entreprise, et marque une évolution dans la manière de comprendre les responsabilités pénales.
Cette jurisprudence doit être approuvée comme une réponse adaptée aux nouvelles formes de souffrance au travail.
Dans tous les cas, la question reste posée de savoir si le législateur devra intervenir pour encadrer cette notion et offrir un cadre légal clair.
En attendant, les juges du fond auront une responsabilité particulière dans la mise en œuvre de cette jurisprudence novatrice.
Source.