Introduction.
Filmer dans la rue, prendre des images de contrôles routiers ou d’interventions policières est devenu courant. Mais cela soulève une vraie question juridique : le citoyen marocain a-t-il le droit de filmer ? Quelles sont les limites ? Qu’en est-il lorsqu’on filme des policiers ? Et si l’on publie ensuite sur TikTok ou Facebook ?
Cet article propose une analyse rigoureuse, sans confusion entre vie publique et vie privée, et replace les textes de loi dans leur hiérarchie normative.
1. La liberté de filmer dans les lieux publics.
Aucune loi marocaine n’interdit en soi de filmer dans un espace public. La Constitution de 2011 (art. 25) garantit la liberté d’expression et le droit de recevoir et diffuser des informations. Le fait de capturer des images d’une scène se déroulant sur la voie publique relève donc, en principe, de cette liberté.
Cependant, cette liberté doit être conciliée avec d’autres droits fondamentaux, notamment le droit à la vie privée (art. 24 de la Constitution). Il faut donc distinguer clairement deux choses :
Filmer un lieu public ou une scène visible de tous, sans intention de nuire, est légal.
Filmer une personne de manière ciblée, si cela entre dans sa sphère privée (même partiellement), peut poser problème, mais seulement si la personne se trouve dans une situation où elle peut raisonnablement attendre une certaine intimité, ce qui est rarement le cas dans l’espace public.
2. Que disent les articles 447-1 et 447-2 du Code pénal ?
L’article 447-1 réprime le fait de capter ou enregistrer des propos ou des images dans un cadre privé ou confidentiel sans autorisation. L’article 447-2, lui, sanctionne la diffusion d’images ou d’informations concernant une personne dans le but de nuire à sa vie privée, à son honneur ou à sa considération.
Ces articles ne visent donc ni la simple captation dans l’espace public, ni toute diffusion neutre ou à but informatif sauf si elle porte atteinte à l’honneur ou à la vie privée. Le droit marocain ne qualifie pas systématiquement de délit le fait de filmer une personne dans la rue ni de publier l’image, s’il n’y a pas atteinte intentionnelle à ses droits.
3. Les agents de police et gendarmes : protégés au même titre que tout citoyen, mais pas davantage.
Il n’existe aucun article de loi interdisant expressément de filmer un agent de police dans l’exercice de ses fonctions. Les policiers, en tant qu’agents publics en uniforme opérant dans un lieu public, n’ont pas la même protection de vie privée qu’un particulier chez lui.
Cependant, la DGSN a émis en 2018 une circulaire interne appelant à interpeller toute personne filmant un agent sans autorisation. Or, une circulaire administrative n’a aucune valeur juridique supérieure à la Constitution ou à la loi. Elle n’est opposable ni aux citoyens, ni aux juges, et ne peut pas fonder une arrestation à elle seule.
Ainsi, devant un tribunal, un justiciable peut parfaitement faire valoir que l’acte de filmer un agent en public, sans entrave, ne constitue ni infraction, ni atteinte à la vie privée.
4. Demande d’accès au téléphone, à la caméra ou à la dashcam par les forces de l’ordre.
Il arrive fréquemment que des policiers ou gendarmes exigent l’accès immédiat au téléphone, à la caméra ou même à une dashcam d’un citoyen, afin de visionner ou effacer des images captées lors d’une interaction ou d’un contrôle.
En droit marocain, une telle demande n’est pas automatiquement licite.
Conformément aux articles 62 à 79 du Code de procédure pénale, les perquisitions et saisies, y compris numériques, doivent répondre à des conditions strictes :
Elles doivent être justifiées par un flagrant délit, ou
Réalisées avec une autorisation du procureur du Roi ou du juge d’instruction.
Le contenu d’un téléphone, d’un appareil photo ou d’une dashcam est protégé par la Constitution (art. 24) en tant que correspondance privée, et par la loi n°09-08 sur la protection des données à caractère personnel.
En conséquence :
Un agent ne peut ni te forcer à déverrouiller ton appareil (mot de passe, empreinte, code),
Ni y accéder sans ton consentement explicite,
Sauf sur ordre judiciaire dûment motivé, ou en cas de flagrant délit lorsque la saisie de l’appareil est indispensable pour préserver des preuves visibles, mais sans que cela n’autorise légalement l’accès au contenu verrouillé (mot de passe, code ou empreinte)...
À noter : même en cas de flagrant délit, la loi n’autorise pas explicitement l’agent à exiger l’ouverture de l’appareil. Le citoyen conserve son droit fondamental de refuser de déverrouiller son téléphone, sa caméra ou sa dashcam, sauf disposition judiciaire expresse. Ce refus, s’il est exercé de manière calme et respectueuse, ne constitue pas une infraction. La loi permet uniquement à l’OPJ de saisir l’appareil et de consulter ce qui est accessible sans déverrouillage ; tout accès au contenu chiffré reste un point juridiquement non tranché, et sans base légale explicite pour l’imposer. Le refus d’obtempérer, au sens de l’article 263 du Code pénal, ne s’applique qu’en cas de comportement offensant ou d’opposition matérielle à l’ordre public.
5. Publier une vidéo : dans quels cas est-ce illégal ?
Il est essentiel de clarifier un point souvent mal compris : publier une vidéo sans le consentement de la personne filmée n’est pas, à elle seule, une infraction pénale.
L’article 447-2 du Code pénal marocain n’est applicable que si les conditions suivantes sont réunies de manière cumulative : l’article 447-2 du Code pénal marocain prévoit une infraction dès lors qu’une image ou des propos relatifs à une personne sont diffusés sans son consentement, et que cette diffusion porte atteinte à sa vie privée, à son honneur ou à sa considération, ou est accompagnée d’une intention de nuire.
Par exemple, une vidéo montrant un agent de police en train d’exercer normalement ses fonctions, sans commentaire malveillant, sans montage tendancieux, et sans atteinte à sa dignité, ne constitue pas une infraction au sens de l’article 447-2. C’est au juge, au cas par cas, d’apprécier si l’ensemble des critères sont réunis pour caractériser une infraction.
6. Garder la vidéo pour soi ou pour se défendre : c’est légal.
Rien dans la loi n’interdit de filmer et conserver une vidéo sans la diffuser. Ce type de captation est souvent utilisé comme preuve en cas de conflit, et la jurisprudence commence à admettre des vidéos obtenues sans autorisation dans des affaires de corruption ou d’abus, lorsqu’elles sont le seul moyen d’établir la vérité.
Il faut néanmoins agir avec prudence :
Ne pas filmer de manière intrusive ou agressive ;
Ne pas diffuser publiquement sans conseil juridique ;
Conserver les images pour un usage strictement personnel ou judiciaire.
7. Jurisprudence marocaine : vers une reconnaissance conditionnée des preuves filmées.
Une évolution importante du droit marocain est intervenue en 2023 avec une décision du tribunal de première instance de Kénitra, qui a reconnu la validité d’une preuve vidéo obtenue sans autorisation, dans le cadre d’une affaire de corruption.
Dans cette affaire, un citoyen avait filmé en secret un élu local en train de recevoir un pot-de-vin. Bien que l’enregistrement ait été effectué sans le consentement de l’intéressé, le tribunal a décidé d’admettre la vidéo comme preuve, en invoquant deux éléments clés :
1. L’auteur de la captation participait lui-même à la scène, ce qui élimine l’idée d’une captation intrusive ou extérieure ;
2. L’objectif de la captation était de dénoncer un comportement pénalement répréhensible, et non de nuire gratuitement à la personne.
Cette décision marque une inflexion dans la rigueur habituelle des tribunaux vis-à-vis des enregistrements obtenus sans autorisation. Elle ouvre la voie à une interprétation finaliste de la loi pénale, où la valeur probatoire d’un enregistrement l’emporte dans certaines circonstances sur les principes de protection de la vie privée.
Il est important de souligner que cette jurisprudence ne fait pas encore autorité au niveau national, mais elle constitue un précédent intéressant pour les cas où une personne filme une scène dans le but de protéger ses droits ou de dénoncer un abus manifeste.
Toutefois, il ne faut pas confondre cette admission exceptionnelle avec une généralisation :
La captation reste formellement interdite si elle entre dans le champ de l’article 447-1,
Mais son admission comme preuve peut être acceptée par le juge si l’intérêt supérieur de la justice le justifie.
Cette orientation jurisprudentielle invite donc à une réforme plus claire du cadre juridique, pour protéger les lanceurs d’alerte ou les citoyens qui documentent des abus, sans pour autant encourager l’espionnage généralisé.
Conclusion : un encadrement, pas une interdiction.
Filmer dans un lieu public au Maroc n’est pas un délit. Filmer un agent public non plus. La loi n’interdit pas la captation d’images, elle sanctionne uniquement les atteintes malveillantes à la vie privée, à l’honneur ou à la sécurité.
Les circulaires administratives ne sont pas au-dessus de la loi. Le citoyen doit respecter les limites, mais il a aussi des droits. Une meilleure connaissance du droit permet de filmer de manière responsable, mais sans crainte excessive.
Références :
- Constitution du Maroc (2011), articles 24 et 25 ;
- Code pénal marocain, articles 263, 447-1 et 447-2 ;
- Code de procédure pénale, articles 62 à 79 ;
- Loi 09-08 relative à la protection des données personnelles ;
- Tribunal de première instance de Kénitra, jugement n° 22-2103-1832 en date du 07 février 2023 (affaire de corruption, preuve vidéo admise sans autorisation préalable) ;
- Circulaire DGSN 2018.