Forfait jours : le suivi de la charge de travail dérive de l’obligation de sécurité de l’entreprise.

Par Frédéric Chhum, Avocat et Martha Verner, Docteure en Droit.

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Explorer : # obligation de sécurité # forfait jours # charge de travail # santé au travail

Pour les salariés cadres, le contentieux des forfaits jours et de la durée du travail est systémique.
En effet, devant le conseil de prud’hommes, ces derniers demandent très souvent à voir juger que leur forfait jours soit privé d’effet (du fait de l’absence de contrôle de leur charge de travail) et réclament le paiement des heures supplémentaires.

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Dans un arrêt du 2 mars 2022 (n° 20-16.683), la Cour de cassation affirme que l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité envers les salariés, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Il ne méconnaît pas cette obligation légale s’il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail.

Au visa du même article, la Cour de cassation affirme que viole la loi, la cour d’appel qui retient l’absence de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, alors qu’elle avait constaté qu’il ne justifiait pas avoir pris les dispositions nécessaires de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail du salarié restaient raisonnables et assuraient une bonne répartition dans le temps du travail et donc à assurer la protection et la santé du salarié, ce dont il résultait que l’employeur avait manqué à son obligation de sécurité et que la cour d’appel devait vérifier si un préjudice en avait résulté [1].

Dès lors, un salarié en forfait jours dont la charge de travail n’a pas été suivie par son employeur peut demander une indemnité pour non-respect de l’obligation de sécurité en raison du préjudice subi.

1) Faits et procédure.

Un salarié a été engagé, à compter du 3 juillet 2006, en qualité de médecin du travail par la société Accenture.

Le 12 novembre 2013, il saisit le conseil de prud’hommes en résiliation judiciaire de son contrat de travail notamment sur le fondement du non-respect par l’employeur à son obligation de sécurité.

Il sera licencié le 26 aout 2014.

En l’occurrence, le salarié versait aux débats deux séries de courriels datés de 2013.

La première, antérieure au mois de juin 2013, porte sur la nécessité pour lui d’obtenir une évolution professionnelle au sein de la société.

La seconde, postérieure au mois de juin 2013, alerte l’employeur sur l’importance de la charge de travail du salarié et les dysfonctionnements du service médical auquel il a été affecté et des conséquences psychologiques graves en résultant pour lui.

La Cour d’appel de Paris (Pole 6 chambre 9) relève que certaines pièces produites par le salarié traduisent au contraire une satisfaction de ce dernier sur le suivi général des salariés de la société en souffrance et qu’un « climat de confiance » avait été instauré entre le service médical - auquel le demandeur appartenait - et l’employeur.

Jugeant que ces pièces viennent affaiblir l’argumentaire du demandeur et que l’employeur a saisi le médecin du travail après avoir été alerté sur la dégradation de l’état de santé de ce dernier, la Cour d’appel a considéré que ce dernier avait respecté son obligation de sécurité.

Le salarié s’est pourvu en cassation.

2) Moyens du salarié.

Le salarié a formé un pourvoi en cassation aux motifs de l’absence de suivi de l’amplitude et de sa charge de travail par son employeur et des conséquences sur sa santé en résultant.

Il rappelle en effet que les dispositions légales ou conventionnelles relatives au suivi de la charge de travail du salarié en forfait en jours ont essentiellement pour objet d’assurer la protection de sa santé et de sa sécurité.

Le non-respect de ces dispositions est donc un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité prévue par l’article L4121-1 du Code du travail.

3) Réponse de la Cour de cassation.

Il résulte de ce texte que l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité envers les salariés, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Il ne méconnaît pas cette obligation légale s’il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail.

Pour débouter le salarié de sa demande en dommages-intérêts au titre du non-respect de l’obligation de sécurité l’arrêt relève que les alertes sur la dégradation de l’état de santé du salarié ne sont apparues qu’à partir de juin 2013, les précédents messages adressés à la hiérarchie étant restés centrés sur des demandes de promotion non satisfaites, le salarié exprimant explicitement son attachement à la société et à la mission qui était la sienne.

L’arrêt constate qu’à partir d’août 2013, le salarié fait expressément référence dans ses courriels à une souffrance psychologique dont l’employeur s’est emparé en alertant le médecin du travail sur la gravité de la situation, ce qui contredit l’allégation du salarié selon laquelle la société n’a pas apporté de réponse à une situation de souffrance avérée.

L’arrêt retient enfin que l’ensemble des éléments soumis met en évidence un comportement de l’employeur conforme à son obligation de sécurité.

En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que l’employeur ne justifiait pas avoir pris les dispositions nécessaires de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail du salarié restaient raisonnables et assuraient une bonne répartition dans le temps du travail et donc à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié, ce dont il résultait que l’employeur avait manqué à son obligation de sécurité, la cour d’appel, à qui il appartenait de vérifier si un préjudice en avait résulté, a violé le texte susvisé.

4) Analyse.

4.1) Application directe de l’obligation de sécurité prévue par l’article L4121-1 du Code du travail au régime spécial du forfait jours.

L’arrêt du 8 mars 2022 présente l’intérêt de rappeler l’enjeu sous-jacent de la réglementation relative aux conventions de forfait en jours qu’est la santé et la sécurité du salarié.

Récemment, mais en dehors des règles relatives au forfait jours, la Cour de justice s’est prononcée sur l’obligation de l’employeur de mesurer la durée quotidienne du travail des salariés au visa de la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 relative « à la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé de travailleurs au travail » (CJUE, 14 mai 2019, aff. C-55/18).

Le croisement entre l’obligation de l’employeur de limiter l’amplitude horaire du salarié en forfait jours et son obligation de sécurité était par ailleurs naturellement mais rapidement évoqué par la Cour de cassation dans ses arrêts antérieurs (Cass. soc., 31 janv. 2012, n° 10-19.807 ; Cass. soc., 7 juill. 2015, n° 13-26.244, FS-P+B ; Cass. soc., 13 oct. 2021, n° 19-20.562 ; Voir l’article Forfait jours : nullité en cas de carence des modalités de suivi de la charge de travail. Par Frédéric Chhum, Avocat et Martha Verner, Doctorante. ).

Dans ce contexte, l’apport de l’arrêt du 8 mars 2022 est d’appliquer directement l’obligation de sécurité, prévue par l’article L4121-1 du Code du travail et notamment précisée par l’arrêt du 25 novembre 2015, au régime spécial du forfait jours (Cass. soc., 25 nov. 2015, n° 14-24.444).

4.2) Précisions sur les contours de l’obligation de sécurité.

L’intérêt de l’argumentaire du salarié, donc de cet arrêt du 8 mars 2022, est aussi pratique.

En l’espèce, la Cour d’appel de Paris avait rapidement considéré que l’employeur avait respecté son obligation de sécurité en répondant aux courriels du salarié et en saisissant promptement le médecin du travail.

Cette réponse de l’employeur est jugée insuffisante par la Cour de cassation dans la mesure où il ne justifiait pas en l’espèce du suivi de l’amplitude horaire du salarié et de sa charge de travail.

4.3) Cumul de demandes en rappel de salaire au titre des heures supplémentaires et de dommages et intérêts pour violation de l’obligation de sécurité.

Enfin, la solution énoncée dans l’arrêt du 8 mars 2022 peut éventuellement interroger sur la possibilité pour le salarié en forfait jours de cumuler :

1) une demande de rappel de salaires au titre des heures supplémentaires éventuellement réalisées (dans l’hypothèse où il soutient que sa convention de forfait en jours lui est inopposable) ; et

2) des dommages et intérêts pour non-respect de l’obligation de sécurité en raison de l’absence de suivi de sa charge de travail.

A notre sens, ces deux demandes peuvent se cumuler dans la mesure où elles n’ont pas la même cause ni le même objet.

La demande en rappel de salaire résulte du fait que la convention de forfait en jours soit privée d’effet, alors que la demande indemnitaire pour violation de l’obligation de sécurité résulte directement du non-respect par l’employeur de l’obligation de contrôler l’amplitude horaire et la charge de travail du salarié.

A lire également.

- Résiliation judiciaire : l’illicéité d’un forfait jours justifie la résiliation judicaire d’un contrat de travail.
- Forfait jours : nullité en cas de carence de suivi de la charge de travail.
- Salariés, cadres : do you speak droit des forfaits jours ?
- Forfait jours : panorama de jurisprudence de l’année 2019 [2].

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021)
CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille)
chhum chez chhum-avocats.com
www.chhum-avocats.fr
http://twitter.com/#!/fchhum

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Notes de l'article:

[1C. cass. 2 mars 2022, n° 20-16.683.

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