Tout employeur vous le dira : être convoqué devant un Conseil de Prud’hommes (CPH), c’est partir avec un handicap à tel point qu’il existe un véritable « risque prud’homal », susceptible de se terminer financièrement dans la douleur, voire de mettre en cause la pérennité même de l’entreprise.
Instauré progressivement dans le sillage de la « lutte des classes », le droit du travail visait à protéger le salarié contre les abus d’employeurs peu scrupuleux. Au point de vue philosophique, on passe alors de l’adage libéral « qui dit contractuel dit juste » (d’après le philosophe français Alfred Fouillée) à une notion inspirée de l’Etat providence : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » (Jean Baptise Lacordaire) en plein XIXème siècle.
Aujourd’hui encore, la thèse officielle, d’ailleurs reprise sur le site de la Direction des Informations Légales et Administratives de Matignon [1], décrit un contrat de travail par nature « déséquilibré entre un employeur aux moyens financiers et intellectuels importants, et un salarié qui n’a pour seule richesse que sa force de travail »
Si cette vision reste discutable, elle éclaire parfaitement l’invention et l’évolution de notre droit du travail.
Paritarisme
Pourtant à première vue, l’avantage dont sont censés bénéficier les salariés doit être corrigé par l’essence même de la juridiction prud’homale, à savoir la parité. Ce principe signifie que les CPH sont composés en quantité égale d’élus employeurs et d’élus salariés (1 + 1 en référé ou en conciliation, 2 + 2 en jugement) ; cette composition se veut un gage d’objectivité et d’équilibre.
Elle est pourtant battue en brèche par les statistiques qui, au niveau national, montrent que 73 % des demandes donnent lieu à condamnation en première instance (source : 2011, dernières données disponibles auprès du Ministère de la Justice ; il s’agit des demandes au fond c’est-à-dire hors référés).
En d’autres termes, cela signifie que, pour qu’une majorité se dégage au sein du collège des magistrats, au moins un des deux Juges employeurs vote dans le même sens que les deux Juges salariés et qu’il a donc été convaincu du bon droit du demandeur.
Il faut toutefois se méfier de « l’effet statistiques » : ces chiffres comprennent forcément le cas ou le salarié n’a eu que partiellement gain de cause. Autrement dit, celui qui formule plusieurs demandes et n’obtient satisfaction que sur une d’entre elle, serait-ce pour un montant dérisoire, sera tout de même classé dans la catégorie « demandes acceptées ».
Départage
Lorsque les Juges ne parviennent pas à dégager une majorité (parce que les deux employeurs votent contre la condamnation tandis que les deux salariés y sont favorables ou parce que, si le principe de la condamnation est acquis, les Conseillers divergent sur les conséquences pécuniaires), le CPH rend une décision dite de « départage ». Une nouvelle audience est alors organisée, placée sous la présidence du juge départiteur (un magistrat professionnel issu du Tribunal d’Instance).
Le CPH rendra alors forcément une décision puisque composé d’un nombre impair et c’est le juge professionnel qui détient voix prépondérante.
Le taux de départition s’affiche à 20 % au niveau national et à peine plus (20,2 %) dans le ressort de la Cour d’Appel de Lyon, avec de grandes disparités entre les différents CPH.
La statistique accablante (pour les employeurs) d’admission des demandes (des salariés) s’explique également par le fait que, dans 98 % des cas, c’est le salarié qui saisit le CPH et qu’il a donc statistiquement plus de chance de voir son adversaire condamné.
Un droit du travail en perpétuelle évolution.
Cependant, ces derniers temps, un mouvement de fond sur la base de textes et d’une jurisprudence nouvelle, tend à rééquilibrer les rapports de force.
Au moins 3 exemples flagrants peuvent être cités à titre d’illustration :
1. L’évolution de la jurisprudence sur les ruptures conventionnelles :
Par un arrêt rendu le 23 mai 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation a invalidé la position adoptée par plusieurs Cours d’appel qui avaient annulé des conventions au motif qu’elles avaient été signées dans un contexte conflictuel entre l’employeur et le salarié. La Cour suprême rejoint ainsi l’esprit des créateurs de la rupture conventionnelle, prenant acte qu’elle peut constituer l’aboutissement d’un simple désaccord entre les parties.
Elle renforce également la sécurité juridique du système, en évitant que le salarié conteste la rupture au motif qu’il a « changé d’avis » quelques semaines ou quelque mois plus tard.
Pour mémoire, jusqu’à l’intervention de cette jurisprudence, l’annulation d’une rupture conventionnelle aboutissait automatiquement à un licenciement abusif : l’employeur devait donc assumer seul les conséquences d’un acte passé d’un commun accord …
Le « recadrage » de la Cour de Cassation est bienvenue compte tenu du succès de ce mode de rupture qui, en 2012, représentait 16 % des fins de CDI (pour un total de 320 000) soit 11 % de plus que l’année précédente.
2. La réduction des délais de prescription :
La loi sur la sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, transposant l’Accord National Interprofessionnel conclu le 11 janvier 2013 entre les partenaires sociaux, prévoit notamment une réduction des délais de prescription favorable aux employeurs :
d’une part, les actions qui portent sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail doivent désormais être engagées dans un délai de 2 ans contre 5 auparavant ;
d’autre part, celles concernant les rappels de salaire, dans un délai de 3 ans contre 5 ans auparavant.
Cette donnée pourrait passer inaperçue si on oubliait que les trois quarts des actions en justice prud’homales contiennent, à titre principal ou secondaire, une demande au titre des heures supplémentaires !
Elle limite donc à la fois les revendications salariales et les risques pour les employeurs.
Cette réduction permettra également de « moraliser » les débats en évitant les cas typiques de salariés qui, près de 5 ans après la fin du contrat, « se souviennent » avoir effectué de nombreuses heures supplémentaires qui ne leur auraient jamais rémunérées à l’époque …
3. La tentative de « barémisation » des indemnités en cas de contestation d’un licenciement :
La même loi, intégrée au Code du travail sous l’article L 1235-1 lui aussi issu de l’ANI, prévoit un barème d’indemnité forfaitaire dû au salarié contestant son licenciement et applicable en cas de conciliation prud’homale.
Il comporte 5 niveaux, gradués selon l’ancienneté (de moins de 2 ans à plus de 25 ans) correspondant à autant de tranches indemnitaires (de 2 à 14 mois de salaire).
Certes donné à titre indicatif, il fixe un guide pour les parties et les Juges, permettant d’éviter une trop grande subjectivité et d’aboutir plus rapidement à un accord, favorisant la mission première des CPH : la conciliation.
Rappelons toutefois que le maître mot en la matière est celui du « préjudice subi » qui doit pouvoir être apprécié par les Conseillers en fonction de la situation personnelle de chaque demandeur. Jusqu’à présent, le seul « barème » que fournissait le Code du Travail (article L 1235-3) correspondait au minimum de 6 mois de salaire alloué au salarié dont le licenciement était déclaré abusif, à une double condition tenant aussi bien au salarié (au moins 2 ans d’ancienneté) et qu’à l’employeur (employant plus de 10 salariés).
La nouvelle disposition octroie donc aux entreprises une meilleure maîtrise de l’aléa judiciaire.
4. Une atténuation de la responsabilité de l’employeur en matière de harcèlement :
Il y a 7 ans, la Cour de Cassation avait estimé dans un arrêt largement diffusé que, même l’absence de faute n’était pas exonératoire pour l’employeur envers ses salariés victimes des agissements de harcèlement moral de la part d’un supérieur hiérarchique (Soc. 21 juin 2006 n°05-43.914 FS-PBRI ; Bull. civ. V n°223).
Cette exigence de responsabilité s’étendait même aux agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés, en dehors de l’entreprise. C’est ainsi qu’un employeur avait pu être condamné pour le harcèlement commis par un formateur externe ! (Cass. soc. 1er mars 2011, n°09-69.616).
Mais, dans une décision récente (Soc. 29 mai 2013, n°12-13.53023), elle a adopté une position plus pragmatique en rejetant l’implication de l’employeur en cas de conflit entre deux salariées, alors même que l’une était la supérieure hiérarchique de l’autre, « dont la personnalité et le comportement étaient difficiles ».
Citons enfin deux grands principes plus anciens :
- Cela fait maintenant 8 ans que la représentation par avocat est obligatoire devant la Cour de Cassation. En d’autres termes, il n’est plus possible pour un salarié de se faire représenter par un défenseur prud’homal (souvent un permanent juridique d’une organisation syndicale) après l’appel ; il lui faut passer par un « des avocats aux Conseils » qui, titulaires d’une charge à Paris, détiennent le monopole de cette représentation. Concrètement, cela implique de débourser plusieurs milliers d’euros, ce qui constitue nécessairement un frein - en principe - plus contraignant pour un salarié que pour un employeur.
- Devant toutes les juridictions civiles, c’est au demandeur d’apporter la preuve de ses affirmations / contestations (article 1315 du Code Civil). Appliqué aux Prud’hommes, cela implique que le salarié prouve ses demandes en démontrant que la mesure prise par l’employeur et qui lui cause un préjudice est infondée (avec toutefois une exception qui est le licenciement pour faute grave où la preuve incombe alors à l’employeur).
Bien sûr, pour être complet et tenter d’être objectif, il faudrait rappeler que d’autres règles ont continué d’évoluer dans un sens toujours plus favorable aux salariés : la preuve des heures supplémentaires (la Cour de Cassation admettant la recevabilité de relevés manuscrits établis unilatéralement par le salarié), l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur les employeurs (permettant en théorie à tout salarié d’invoquer un manquement au moindre faux pas de ce dernier en matière d’hygiène et de sécurité), la création de la notion de « prise d’acte de la rupture du contrat » (aboutissant à ce que certains auteurs ont appelé « l’autolicenciement » du salarié invoquant une faute de son employeur), l’aide juridictionnelle (inaccessible aux entreprises).
Ainsi, en synthèse, même si certaines données récentes semblent engager un mouvement de rééquilibrage, le droit du travail reste, par essence, protecteur des salariés. Quoi qu’il en soit, c’est surtout sa complexité, voire sa rigidité, qui apparaît comme un obstacle au développement de entrepreneuriat.
Discussion en cours :
Le risque prud’homal n’est pas pire que le risque que court tout citoyen qui ne respecte pas la loi...
Votre analyse ne paraît pas être sans arrières pensées (être le conseil uniquement que d’entreprises peut nuire à l’objectivité).
Vous oubliez de parler de la subordination du salarié à son employeur, et qui sans les lois deviendrait plus vite plus une relation de maître à esclave qu’une relation d’égal à égal cordiale et honnête.
Encore aujourd’hui en France comme ailleurs des salariés sont contraint de travailler 50, 60, 70 heures (sans compensations il va s’en dire…) sous le joug de « patrons voyous » qui n’ont rien de commun avec des entrepreneurs dignes de ce nom bien sûr, mais qui existent bel et bien.
Comment serait-t-il possible de mettre un frein à de tels comportements sans légiférer ???
D’où d’ailleurs la création dans tous les pays de lois relatives au travail, pas toujours sous la forme du code à la Française, mais des lois quand même !
A savoir également que le code du travail contraint aussi les salariés (et pas que les entrepreneurs) à observer les règles qui y sont écrites.
Ce qui implique en toute logique que le code du travail sert à protéger également les employeurs d’abus possibles par des salariés désinvoltes et malhonnêtes.
Ce code à la Française qu’il est à la mode de rabaisser au plus bas, n’a pourtant été pas si mal écrit que ça... (par des hommes de lois d’ailleurs...)...
A constater (rien qu’a les parcourir) que les codes civils, du commerce, des assurances, etc... sont tous autant imbuvables pour le citoyen lambda, et malgré tout personne n’y retrouve à redire !
Comment expliquez-vous cela ?