Contractuels et fonctionnaires : vers la fin d’une inégalité de traitement salariale ?

Par Victor Steinberg, Avocat.

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Explorer : # inégalité salariale # non-discrimination # fonction publique # jurisprudence européenne

Par un arrêt du 20 juin 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé contraire au principe de non-discrimination une réglementation nationale réservant le bénéfice d’un complément de rémunération aux fonctionnaires statutaires, à l’exclusion des agents contractuels employés à durée déterminée [1].
Une telle décision devrait conduire le juge administratif français à revenir sur sa jurisprudence traditionnelle en vertu de laquelle contractuels et fonctionnaires n’étant pas dans une situation similaire, ceux-ci peuvent faire l’objet d’une différence de traitement, notamment sur le plan de la rémunération.

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I. Contractuels et fonctionnaires en droit français : à statut différent, traitement différent.

Principe général du droit et norme à valeur constitutionnelle, le principe d’égalité implique « qu’à situations semblables il soit fait application de solutions semblables » [2].

Il en résulte a contrario qu’un tel principe ne s’oppose pas à ce que le législateur ou le pouvoir réglementaire règlent différemment des situations différentes, « ni à ce qu’il[s] déroge[nt] à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que dans l’un ou l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » [3].

Si la règle paraît frappée du sceau du bon sens, son application pratique reste, pour sa part, tributaire d’appréciations jurisprudentielles beaucoup plus discutables.

Ainsi notamment, le Conseil d’État considère que, compte tenu de leurs modalités de recrutement, contractuels et fonctionnaires « ne se trouvent pas dans la même situation juridique au regard du service public » [4], ce qui autorise une différence de traitement, en particulier en matière de rémunération [5].

Une telle solution apparaît pour le moins critiquable.

En effet, pour apprécier si titulaires et contractuels se trouvent dans une situation comparable justifiant qu’il soit fait application du principe d’égalité, n’eût-il pas été plus approprié de vérifier, concrètement, la nature des tâches effectuées par chacun d’entre eux et leur degré respectif de responsabilité ?

En pratique, en effet, de très nombreux contractuels effectuent les mêmes missions que leurs collègues fonctionnaires, et ce dans des conditions de travail parfaitement identiques.

Se fonder, comme le fait le Conseil d’État, sur leurs seules différences de statut pour en conclure que les premiers ne sont pas dans la même situation que les seconds relève d’une appréciation purement théorique – et, à vrai dire, à la limite de la tautologie –, particulièrement déconnectée de la réalité.

II. Contractuels et fonctionnaires en droit de l’Union : à tâche égale, salaire égal.

Et c’est précisément cette appréciation théorique du juge administratif français qui risque fort d’être remise en question à brève échéance.

Aux termes d’une décision du 20 juin 2019 [6], la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a en effet expressément jugé contraire au principe de non-discrimination une règlementation nationale réservant le bénéfice d’un complément de rémunération aux fonctionnaires, à l’exclusion des agents contractuels à durée déterminée.

Dans cette affaire, un professeur contractuel contestait, devant un tribunal administratif de la région de Navarre, en Espagne, le refus qui lui était opposé par son administration de lui accorder un complément de rémunération réservé aux professeurs titulaires.

Saisie d’une question préjudicielle par ce tribunal, la Cour de Luxembourg a rappelé tout d’abord que le principe de non-discrimination « exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié » (§ 28 de l’arrêt).

Puis, plutôt que de se limiter, comme le Conseil d’État, au seul constat d’une différence statutaire, la Cour de justice s’est attachée à prendre en compte « la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail » des contractuels et des titulaires afin de déterminer si ceux-ci se trouvent ou non dans une situation comparable (§ 34 de l’arrêt).

Constatant en l’occurrence « qu’il n’existe aucune différence entre les fonctions, les services et les obligations professionnelles assumés par un professeur fonctionnaire et ceux assumés par un professeur agent contractuel de droit public » tel que le requérant, la Cour de justice a conclu que ceux-ci se trouvaient bien dans une situation similaire (§ 36 de l’arrêt).

Enfin, la Cour a jugé que « le recours à la seule nature temporaire du travail des agents contractuels de droit public » n’était pas susceptible de constituer une « raison objective » – entendue comme visant des circonstances précises et concrètes [7] – justifiant une différence de traitement (§ 41 de l’arrêt).

Aux termes de ce raisonnement, elle a ainsi jugé que, « sous réserve des vérifications qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer à cet égard, il n’existe, en l’occurrence, aucune "raison objective" […] susceptible de justifier l’exclusion des agents contractuels de droit public ayant accompli la période de service requise du bénéfice du complément de rémunération en cause au principal » (§ 49).

Il est fort à parier que, dans les mois à venir, de nombreux agents contractuels se prévalent de cette décision de la CJUE pour contester, auprès de leurs administrations respectives, les importantes inégalités salariales dont ils font l’objet au regard des fonctionnaires.

Le sujet risque de s’imposer avec d’autant plus d’acuité que la loi adoptée le 23 juillet 2019 portant sur la transformation de la fonction publique accentue très largement le recours aux contractuels.

Et si, comme il est probable, ce contentieux finit par être soumis aux juridictions administratives françaises, celles-ci ne pourront plus se réfugier, comme elles le faisaient commodément autrefois, derrière la seule différence statutaire des uns et des autres.

À tâche égale, salaire égal : tel semble être, en définitive, la règle élémentaire rappelée par la Cour de Luxembourg et que devront désormais faire appliquer les juridictions internes.

Victor Steinberg, Avocat à la cour
Contact : victor.steinberg chez spinosi-sureau.fr

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Notes de l'article:

[1CJUE, 20 juin 2019, Daniel Ustariz Arostegui c. Departemento de Educacion del Gobierno de Navarra, aff. C-72/18.

[2Cons. constit., Décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979, cons. 4.

[3V. not., pour un rappel récent : CE, 15 juillet 2019, n° 427.935.

[4V. par ex : CE, 12 décembre 2014, n° 367.562.

[5V. par ex : CE, 11 janvier 1980, n° 11.112, mentionné aux tables ; CE, 15 décembre 2004, n° 261.215 ; CE, 16 mars 2011, n° 322.206.

[6V. Note 1.

[7V. par ex : CJUE, 22 décembre 2010, Gavieiro et Iglesias Torres, C-444/09 et C-456/09, § 55.

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Discussions en cours :

  • par gallon , Le 2 juillet 2024 à 14:58

    Merci pour cet article instructif qui m’apporte un peu de baume au cœur et me permet de rentrer dans la bataille avec mon employeur (université française) qui me propose de signer un contrat de CDI (après 5 ans de CDD) avec un indice brut décidé de façon totalement arbitraire, opaque, sans entretien, sans grille, avec pour seule réponse à mes questions : "quoi qu’il arrive, vous serez toujours en dessous des statutaires"

  • par Marine , Le 5 décembre 2023 à 17:52

    Alors si l’on considère qu’à travail égal, salaire égal, sans faire de différence avec un agent qui a passé des concours, alors on doit aller jusqu’au bout de la logique et considérer que l’assiette de calcul pour la retraite doit être la même entre un agent titulaire et un contractuel.et à l’heure actuelle ce n’est pas le cas, le fonctionnaire étant bien plus lésé. Car à salaire égal, la retraite du fonctionnaire est calculée sans ses primes qui représentent parfois la moitié de son traitement alors que le salaire du contractuel compte entièrement pour la retraite.

  • par Fatima BEN MOUSSA , Le 14 septembre 2022 à 11:54

    Bonjour Maître,

    Cette jurisprudence peut-elle être opposée à un rectorat pour demander une égalité de rémunération avec des titulaires et l’application de la même grille d’avancement indiciaire ?

    Peut-on s’appuyer sur l’arrêt de la CJUE du 20 juin 2019 (n° C72- 18) même si cet arrêt concerne les contractuels en CDD et non en CDI ?

    Comment peut-on obliger un rectorat à se soumettre à la législation européenne alors que celui-ci s’appui sur une législation française moins favorable ?

    Merci pour vos éclaircissements.

  • Dernière réponse : 19 mai 2022 à 11:23
    par Charles Edouard , Le 29 juillet 2019 à 08:16

    Merci pour cet article passionnant !

    • par billy bob , Le 18 novembre 2020 à 21:54

      OK, et votre salaire de contractuel, vous le basez sur quel échelon ? celui du débutant ou du hors classe ? pour un prof ça va de 1400 à plus de 3000 pour moins d’heures mensuelles qu’un débutant…
       :)

    • par Christophe , Le 3 août 2021 à 16:08

      Merci Maitre pour cet article qui rend intelligible cette jurisprudence de la cour de justice européenne

    • par Uburien , Le 1er mars 2022 à 14:59

      Bonjour Me,

      En tant qu’agent contractuel comment cette décision peut elle être prise en compte par mon ministère ?

      Via le médiateur de la République ou via un contentieux auprès du tribunal administratif ?

      Vous en remerciant,

      Christophe

    • par Manu.G , Le 19 mai 2022 à 11:23

      Bonjour, maître et merci pour votre travail
      cette jurisprudence peut elle permettre d’imposer à une entreprise comme la SNCF, une équivalence salariale pour les contractuels vis à vis des statutaires ? Ainsi qu’une équivalence en terme d’échelon d’ancienneté ?

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