La clientèle n’est pas cessible (... mais transférable).

Par Aymeric Trivero, Avocat.

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Explorer : # cession de clientèle # transfert de clientèle # fonds de commerce # nature juridique

Cette affirmation pourrait être perçue comme l’expression d’une certaine nostalgie d’une période où la morale et l’idéalisation du rapport humain devait primer sur une conception économique de la relation client.
En effet, la décision par la Cour de Cassation du 7 novembre 2020 de « consacrer la cession de clientèle » a été présentée par certains comme une prise en compte pragmatique par le droit d’une évolution économique.

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Pourtant, il est tout d’abord contestable d’affirmer que la cession de clientèle a été reconnue par la Cour de Cassation dans l’arrêt du 7 novembre 2020 [1], mais surtout l’analyse de cette opération conduit à la conclusion que la cession de clientèle n’est pas possible.

Il n’existe pas de définition légale de la clientèle. On retient en générale qu’il s’agit de toutes les personnes qui se fournissent chez un commerçant. Cette définition met en exergue la fiction attachée à la notion de clientèle. En effet, si la clientèle est un groupe d’individus il paraît impossible, sauf au prix d’une fiction juridique, d’en envisager la cession.

On ferait ainsi passer l’individu de la catégorie de « personne » à celle de « bien ».

Cette « réification » est pourtant sans pertinence et inutile en pratique.

D’autres définitions ont été proposées pour éviter cette référence mais toutes posent difficulté lorsqu’il est question de cession de clientèle. Ainsi selon G. Cornu, la clientèle est « l’ensemble des relations d’affaires habituelles ou occasionnelles qui existent et seront susceptibles d’exister entre le public et un poste professionnel (…) dont ils constituent l’élément essentiel et qui généralement trouvent leurs sources dans des facteurs personnels et matériels conjugués ».

La difficulté de proposer une définition de la clientèle compatible avec « l’appropriation » constitue déjà un indice du caractère « non réel » de la clientèle et donc de son impossibilité d’être cédée.

En matière commerciale, on constate que la « cession de clientèle » indépendamment de la définition de cette notion, ne peut se réaliser de la même manière que les autres actifs qui composent le fonds de commerce.

En effet, la cession de clientèle ne peut se faire de manière isolée et directement : c’est en réalité la cession d’autres éléments d’attraction de la clientèle (le nom commercial, le fichier client, l’enseigne, le bail…) qui permettent le transfert effectif de la clientèle.

Inversement, la cession de tous les autres éléments constitutifs du fonds de commerce emporte nécessairement transfert de la clientèle.

La cession de clientèle commerciale « per se » parait donc impossible.

Cette opération semble d’ailleurs incompatible avec le régime juridique de la vente notamment l’article 1583 du Code civil (la vente est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur, dès qu’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas encore été livrée ni le prix payé). Cet article fait du transfert de propriété un effet immédiat de la vente et donc une conséquence directe de l’accord de volonté sur la chose et le prix. Appliqué à la clientèle on constate que le mécanisme ne fonctionne pas : même si je tombe d’accord avec un acquéreur sur le prix d’une clientèle, son transfert ne se fera pas sauf à céder l’élément principal (ou les éléments principaux) auquel est attaché cette clientèle (le bail commercial ou la maque le plus souvent). Le mécanisme de la vente, contrat à exécution instantané dont l’effet immédiat est le transfert de propriété, est bien éloigné des démarches qui seraient nécessaires à la transmission effective d’une clientèle.

La clientèle présenterait donc cette spécificité d’être un actif qui ne peut être cédé de manière isolée alors même que tous les autres éléments d’actif composant le fonds de commerce, qu’ils soient corporels ou incorporels sont cessibles.

L’analyse du régime juridique de la cession de clientèle civile offre de ce point de vue une réflexion intéressante.

En effet, la particularité de la clientèle civile, comparée à la clientèle commerciale, est l’absence « d’ancrage » à des éléments attractifs de la clientèle. Les clients sont souvent uniquement attachés au praticien.

Jusqu’en 2000 la Cour de Cassation sanctionnait systématiquement les cessions de clientèles de professions libérales au motif qu’elles seraient contraire à l’ancien article 1128 du Code civil (Il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions) et en référence au caractère intuitu personnae du lien entre le client (ou patient) et le professionnel :

Ainsi, La Cour de Cassation, Chambre civile 1, dans une décision du 19 octobre 1999, 97-17.872 retient :

« Attendu que, après avoir exactement énoncé que la clientèle médicale est personnelle et de ce fait incessible et hors du commerce, sauf la possibilité de présenter un successeur ou un associé et de conclure une convention relative à ce droit de présentation sous réserve du respect du libre choix du malade, la cour d’appel, pour faire droit à la demande par l’arrêt attaqué (Montpellier, 11 juin 1997), relève que Mme Y... ne s’est engagée à aucune prestation susceptible de requalifier la convention de cession de clientèle en un droit de présentation licite, et retient, sans en inverser la charge, que Mme Y..., à qui étaient opposés les termes des conventions, n’établit pas la preuve contraire ; que, sans violer les textes visés au moyen, elle a ainsi légalement justifié sa décision ».

Cet arrêt est intéressant puisque la Cour de Cassation indique que la cour d’Appel aurait pu « sauver » le contrat si la convention avait prévu des prestations susceptibles de requalifier la vente en contrat de présentation. Par cette motivation la Cour de Cassation met le doigt sur la problématique de la transmission de la clientèle ; n’étant pas cédée par l’effet de l’acte de vente, le transfert suppose une prestation. Durant cette période se sont donc développés, pour les professions libérales, des contrats de présentation de clientèle qui prévoyaient des obligations concrètes pour assurer le transfert de la clientèle d’un praticien à son successeur.

En 2000 une évolution jurisprudentielle apparaît. La Cour de cassation a dans un arrêt du 7 novembre [2] semble consacrer la cession de clientèle : « la cession de la clientèle médicale, à l’occasion de la constitution ou de la cession d’un fonds libéral d’exercice de la profession, n’est pas illicite, à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient ».

Il faut noter que dans cet arrêt la Cour de Cassation tout en utilisant le terme de cession, précise que la cession de clientèle n’est pas illicite « à l’occasion de la cession d’un fonds libéral ». Outre que par cette déclaration, la Cour de Cassation consacre la notion de fonds libéral, elle semble ne faire de la cession de clientèle civile qu’une conséquence de la cession du fonds libéral et donc la rend dépendante d’une opération globale au même titre qu’une cession de fonds de commerce.

Cette évolution de la position de la Cour de Cassation ne constitue donc pas nécessairement la consécration d’une « reification » de la clientèle.

En tout cas dans le prolongement des observations faites sur la clientèle commerciale, la clientèle civile n’est pas plus cessible « per se » et nécessite soit la transmission d’autres éléments de rattachement de la clientèle (un emplacement, une enseigne, un site internet, une ligne téléphonique, un fichier client…) ce qui ferait du transfert de clientèle une conséquence de la cession d’autres éléments, soit une démarche active de présentation, ce qui ferait du transfert de clientèle le résultat d’une prestation de service. Dans les deux cas on ne peut pas considérer que l’opération constitue une cession.

D’aucun pourrait pourtant considérer que l’accompagnement ou plutôt « la présentation de la clientèle » ne serait que l’accomplissement par le vendeur de son obligation de délivrance [3]. Cependant cette présentation conduirait à une hypertrophie inopportune du concept de délivrance.

En réalité, la clientèle n’est pas « un élément » du fonds de commerce mais constitue d’une part l’indicateur ou le critère de l’existence du fonds de commerce et d’autre part une donnée économique et financière.

La clientèle en tant que donnée financière est constituée par la différence mathématique entre d’une part la somme de tous les éléments qui constituent le fonds de commerce et d’autre part la valeur vénale du fonds de commerce lui-même.

Cette différence peut être comparée à la notion anglo saxon de goodwill. La clientèle serait donc la « survaleur » constituée par l’agrégat des éléments corporels et incorporels du fonds de commerce.

Le droit comptable est cohérent avec cette réflexion.

La Plan Comptable Général ne connaît pas la notion de clientèle il fait référence à la notion de « fonds commercial » (compte 207), concept éloigné de la notion juridique de fonds de commerce.

Le « fonds commercial » se défini comme l’élément résiduel du fonds de commerce ; c’est-à-dire que sont compris les éléments qui ne font pas l’objet d’une évaluation et d’une comptabilisation séparées au bilan et qui concourent au maintien ou au développement du potentiel d’activité de l’entreprise [4].

Ainsi dans le cadre de l’achat d’un fonds de commerce, le traitement comptable est le suivant chez l’acheteur :

Les immobilisations (compte 215) sont constatées pour le matériel à leur valeur figurant dans l’acte (en générale selon l’inventaire annexé à l’acte) et la partie incorporel (sauf ventilation particulière) est comptabilisée en « fonds commercial » compte 207. Dans la pureté des principes comptables il faudrait ventiler les éléments incorporels notamment en valorisant le droit au bail (compte 206), resterait alors une somme affectée au compte « fonds commercial ». Cette valeur est donc la partie résiduelle du fonds de commerce correspondant à la clientèle.

Cette valeur résiduelle n’est qu’une valeur économique et n’ai donc pas cessible.

Pour tendre à l’exhaustivité dans cette réflexion il est également intéressant de s’intéresser à la clientèle des entreprises agricoles.

On peut noter qu’il n’existe pas de fonds agricole « spontanée ». La notion de fonds agricole a été consacrée par l’article L311-3 du Code rural et de la pêche maritime et doit faire l’objet d’une déclaration :

« Le fonds exploité dans l’exercice de l’activité agricole définie à l’article L311-1, dénommé "fonds agricole", peut être créé par l’exploitant. Cette décision fait l’objet d’une déclaration à la chambre d’agriculture compétente.
Ce fonds, qui présente un caractère civil, peut faire l’objet d’un nantissement dans les conditions et selon les formalités prévues par les chapitres II et III du titre IV du livre Ier du code de commerce.
Sont seuls susceptibles d’être compris dans le nantissement du fonds agricole le cheptel mort et vif, les stocks et, s’ils sont cessibles, les contrats et les droits incorporels servant à l’exploitation du fonds, ainsi que l’enseigne, le nom d’exploitation, les dénominations, la clientèle, les brevets et autres droits de propriété industrielle qui y sont attachés
 ».

Il n’existe donc de fonds agricole que tout autant que l’on souhaite le créer.

Outre son caractère subsidiaire et volontaire on constate que la notion de fonds agricole est récente (La loi d’Orientation Agricole du 5 janvier 2006).

On peut se demander pourquoi une telle désaffection de la notion de clientèle dans ce secteur.

En réalité l’activité agricole est intimement liée à la terre et ou au cheptel. Cela signifie que la survaleur est intégrée dans les parcelles de terrains et/ou les animaux.

L’entreprise (et sa valeur) sera ainsi cédée avec ses éléments matériels sans qu’il soit utile de faire référence à la clientèle.

Il résulte de l’ensemble de ces constatations que la clientèle n’est pas cessible, non pour les raisons retenues par la jurisprudence et la Doctrine avant l’Arrêt du 7 novembre 2020, mais en vertu d’une logique qui s’impose au droit : la nature de la clientèle est économique et financière et non juridique.

En revanche, la clientèle est transférable dans le cadre d’une vente mais pour cela elle a besoin d’un « véhicule » en l’occurrence le fonds (de commerce, libéral, artisanal ou agricole). On mesure mieux ainsi l’apport de l’Arrêt de la Cour de Cassation du 7 novembre 2020 qui fait du transfert de la clientèle la conséquence de la cession du fonds libéral.

D’un point de vue pratique quelles pourraient être les conséquences d’une telle analyse.

Si cette position devait être retenue le « transfert de clientèle » deviendrait alors le but et la conséquence de l’opération et l’on pourrait imaginer que cela mettrait à la charge du vendeur une obligation de moyen qui viendrait compléter les obligations inhérentes à l’opération (cession d’actifs de contrats et présentation des clients).

Le vendeur serait alors tenu, au titre de cette obligation de moyen, de céder les éléments d’ancrage de la clientèle et le cas échéant d’apporter son concours pour assurer le transfert effectif de la clientèle.

L’autre conséquence plus théorique de cette constatation est naturellement la disqualification de la clientèle en tant que bien incorporel.

N’étant pas susceptible d’appropriation la clientèle n’est pas un bien.

D’ailleurs, la qualification de bien incorporel pour la clientèle est incongrue. En effet, la plupart des biens incorporels confèrent à son propriétaire un droit subjectif, souvent un droit exclusif (comme c’est le cas pour une marque, une créance, une part sociale, un bail, des droits d’auteur, un brevet…). La clientèle ne bénéficie pas d’une telle exclusivité : la clientèle est volatile par nature. Quel serait le droit subjectif attaché à la clientèle ?

Loin du débat sur la modernité ou le pragmatisme de l’opération de vente de clientèle, la réalité, notion qui transcende le droit, doit s’imposer.

Aymeric Trivero
Avocat
Barreau de Draguignan
Droit de l’Entreprise et du Patrimoine
www.juricia-avocats.com

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Notes de l'article:

[1Cour de cassation, 1re Chambre Civile, 7 novembre 2000. Arrêt N° 98-17.731. Publication : Bulletin 2000 I no 283 p. 183.

[2Cour de cassation, 1re Chambre Civile, 7 novembre 2000. Arrêt N° 98-17.731. Publication : Bulletin 2000 I no 283 p. 183.

[3Art. 1606 et 1607 du Code civil.

[4PCG art. 212-3.

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