Cession de contrat et inopposabilité de la cession à l’égard du cédé.

Par Yohanne Kessa, Doctorant en droit.

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Explorer : # cession de contrat # inopposabilité # accord du cédé # droit des obligations

Si la cession de contrat porte sur le contrat et non sur les seules obligations qu’engendre le contrat, la cession n’en est pas moins un contrat par lequel une personne noue un lien contractuel avec une autre, obéissant ainsi aux règles du droit commun des obligations.

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Bien que la cession de contrat soit une opération tripartite bien courante dans le paysage juridique français, le flux de contentieux la concernant reste assez rare. La nature de ce contrat ne fait guère l’unanimité, en raison des conditions de sa réalisation parfois alourdies en pratique. A cet égard, si la cession de contrat porte sur le contrat et non sur les seules obligations qu’engendre le contrat, la cession n’en est pas moins un contrat par lequel une personne noue un lien contractuel avec une autre, obéissant ainsi aux règles du droit commun des obligations.

Toutefois, étant une opération tripartite, en plus du consentement du cédant et du cessionnaire exigés pour la formation du contrat, les questions relatives à l’accord du cédé et à la forme de cet accord se posent également. La décision rendue le 24 avril 2024 par la chambre commerciale de la Cour de cassation [1] se penche aussi bien sur ces questions que sur la sanction devant être prononcée en cas de défaut d’accord du cédé.

En l’espèce, le 23 juin 2005, un contrat prévoyant l’installation de solutions de paiement en ligne auprès de site internet marchand fut conclu entre deux sociétés (que nous nommerons société H et société N).

Le 15 juin 2017, par un jeu de circulation de contrat, une troisième société (que nous appellerons société M), le cessionnaire, bénéficia d’un apport partiel de la part de la société H, le cédant, lequel apport d’actifs incluait le contrat du 23 juin 2005 prévoyant l’installation des solutions de paiement en ligne. Par une lettre recommandée avec demande d’avis de réception du 26 juillet 2017, la société H notifia la cession de contrat à la société N, le cédé.

Confronté à des factures impayées par son nouveau cocontractant, le cessionnaire assigna la société N en paiement d’une provision en référé, l’affaire étant renvoyée ensuite devant le juge du fond pour qu’il soit statué au fond. Par la suite, la société N assigna la société H en intervention forcée.

En appel, les juges du fond prononcèrent la nullité de la cession de contrat en pensant appliquer correctement les dispositions de l’article 1216 du code civil et, plus précisément, celle de l’alinéa 3 qui exige un écrit ad validatatem à peine de nullité du contrat de cession.

Le cessionnaire se pourvoit en cassation en arguant que l’accord du cédé à la cession de contrat n’était pas soumis à l’exigence d’un écrit. En outre, il indique dans son moyen que si l’accord du cédé n’était pas démontré, la cession de contrat n’en devenait pas pour autant nulle.

Faut-il nécessairement l’accord du cédé pour que la cession de contrat produise pleinement ses effets ? En cas de défaut de l’accord du cédé, quelle sanction retenir entre la nullité et l’inopposabilité ?

Censurant les juges du fond, la Haute juridiction affirme, d’une part, que l’accord du cédé à la cession du contrat pouvait être donné sans forme, pourvu qu’il soit non équivoque, et pouvait être prouvé par tout moyen ; d’autre part, la Cour considère que le défaut d’accord du cédé n’emportait pas la nullité de la cession du contrat, mais son inopposabilité au cédé.

Cet attendu fort limpide de la Cour de cassation, opéré en deux temps, est ce que nous allons analyser.

I - Des rappels à la cession de contrat utiles.

La formation d’un lien contractuel n’est jamais une opération ex nihilo. Une personne peut entrer dans un lien déjà préexistant, en se greffant à un contrat qui avait d’ores et déjà été conclu, parfois depuis longtemps, entre deux ou plusieurs autres personnes. Il se passe alors une substitution de parties : l’une part ; l’autre vient. Une telle circulation du lien juridique peut être assurée par plusieurs techniques juridiques, au rang desquelles se trouve la principale qui est la cession de contrat récemment consacrée dans le code civil par l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Ainsi, en faisant son apparition dans le chapitre relatif aux effets du contrat, la cession de contrat a vocation à porter sur le contrat et non sur les seules obligations qu’il engendre.

Si par cette décision rapportée, qui fut, rappelons-le, publiée au bulletin officiel, la Cour régulatrice met en exergue cette institution originale et assez méconnue du droit positif français qu’est la cession de contrat, il appert qu’en vérité, la nature juridique de cette opération sort du cadre normal des obligations synallagmatiques qui lient habituellement deux parties contractantes. En effet, par définition, l’on sait que la cession de contrat est un contrat conclu entre un cédant et un cessionnaire, si bien que la formation de ce contrat n’appelle aucune remarque particulière, car elle obéit aux règles du droit commun des obligations.

Néanmoins, concevoir qu’une partie contractante se voit imposer un nouveau cocontractant, alors que c’est le même contrat qui perdure, ne fut pas si évident. Non pas que la cession de contrat fut ignorée du code civil version 1804, puisque de nombreuses cessions légales étaient autorisées, notamment la transmission forcée du bail à l’acquéreur de l’immeuble loué, pourvu que sa date soit certaine [2], ou encore celle du contrat d’assurance au profit du nouveau propriétaire du bien assuré [3], ou bien encore celle du contrat de travail consécutive à la modification qui survient dans la situation juridique de l’employeur [4].

Les critiques étaient orientées contre la thèse selon laquelle une cession puisse être réalisée en dehors de la loi, par la simple volonté des parties, ce qui était source de sérieux problèmes selon la doctrine. Pourquoi ?

Premièrement, parce que dans une perspective dualiste qui a pour assise le lien d’obligation, le contrat s’analyse comme un ensemble de créances et de dettes [5]. Dès lors, de la même manière qu’une cession de dette est inconcevable sans la volonté du créancier, à qui l’on ne saurait imposer un débiteur qu’il n’a pas choisi, la cession de contrat ne se conçoit pas en tant que telle : admettre que la partie à un contrat cède sa position contractuelle à un tiers, sans que son cocontractant y consente, alors que le contrat est la loi des parties qui y ont souscrit, cela contrarie le principe de l’effet obligatoire du contrat.

Deuxièmement, parce que, à supposer même que le contrat soit plus qu’un ensemble de créances et de dettes, à le considérer dans une perspective unitaire cette fois, sa cession achoppe sur le même principe : comment imposer subitement au contractant un changement d’interlocuteur ? Que le contrat puisse être vu comme un bien est une chose [6], qu’il ne soit plus du tout considéré comme un lien en est en revanche une autre. Jamais la contractualisation n’est anonyme [7].

Enfin, le contrat étant la loi des parties, il était inconcevable que l’une des parties décide de transférer à une autre personne ses obligations contractuelles. Face à ces positions doctrinales, le législateur, s’inspirant des solutions jurisprudentielles, tranche le débat avec l’article 1216 du code civil tel qu’issu de la réforme précitée relative au droit des contrats.

Ainsi, en vertu de l’alinéa de l’article 1216 du code civil, un contractant, le cédant, peut céder sa qualité de partie au contrat à un tiers, le cessionnaire, avec l’accord de son cocontractant, le cédé.

La question cruciale qui s’était alors posée était celle de savoir si la cession de contrat exigeait l’accord supplémentaire du cédé, après le consentement du cédant et du cessionnaire à la formation du lien contractuel.

À la lecture de l’alinéa de l’article 1216 susmentionné, l’on comprend aisément qu’il faille répondre par l’affirmative, conformément à la position de la Cour de cassation, si bien que cette exigence est valable quelle que soit la nature du contrat cédé, que celui-ci ait été initialement intuiti personae [8] ou non [9]. Cette exigence de l’accord du cédé lors de la cession de contrat est une manière fort lucide de surmonter les réticences inhérentes à l’admissibilité en droit français de la cession de contrat que d’aucuns voulaient imposer au cédé. Mais alors, quelle forme doit revêtir l’accord du cédé ?

En l’occurrence, la Haute juridiction jugea que l’accord du cédé pouvait être « donné sans forme, pourvu qu’il soit non équivoque, et […] prouvé par tout moyen ».

Sous l’empire du droit antérieur à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016, le 1er octobre 2016, la Cour de cassation considérait que la cession de contrat, en ce qu’elle comportait nécessairement une cession de créance, était assujettie aux formalités de l’ancien article 1690 du code civil. Aussi devait-elle être signifiée au débiteur cédé, à moins que ce dernier acceptât la cession par acte authentique [10]. La solution avait du mal à convaincre, car elle participait d’un raisonnement dualiste de la cession de contrat largement dépassé : le contrat n’est pas seulement réductible aux obligations qu’il engendre. De plus, le cédé n’est pas un tiers à la cession, dans la mesure où il doit l’accepter [11]. C’est donc fort heureusement que cette exigence fut abandonnée.

Désormais, la cession de contrat requiert pour sa validité un écrit entre le cédant et le cessionnaire, et la preuve de l’accord du cédé est libre. De plus, s’agissant de la forme de l’accord, dorénavant, soit l’acceptation du cédé intervient au moment de la conclusion du contrat entre le cédant et le cessionnaire, soit le consentement du cédé aura été donné à l’avance, et il suffira alors que ce contrat lui soit notifié ou qu’il en prenne acte. Seule exigence de forme qui fait du mécanisme un contrat solennel : la cession devra toujours être constatée par écrit, sous peine de nullité [12]. Quelle nullité cependant faut-il reconnaitre ? Telle était l’autre question sur laquelle Cour devait se pencher en l’occurrence (II).

II - L’inopposabilité comme sanction du défaut de l’accord du cédé à la cession de contrat.

En dépit des avantages pratiques manifestes qu’il revêt (faciliter la circulation des richesses mais aussi éviter la disparition de contrats n’ayant pas épuisé leur objet malgré le retrait d’une des parties), la question du transfert des dettes du cédant au cessionnaire peut légitimement se poser lors de la cession de contrat. Or, la problématique de la cession de dettes peut engendrer des risques sérieux et non négligeables pour le cédé, notamment lui faire perdre l’assiette de son droit de gage général.

Dès lors, en l’espèce, la chambre commerciale de la Cour de cassation laisse entendre que dorénavant, la cession de contrat n’atteindra la plénitude de ses effets que par l’accomplissement de deux exigences. D’une part, il faut que le cessionnaire soit lié au cocontractant cédé, ensuite, il faut que le cédant soit libéré de ses obligations envers le cédé, et enfin, il faut que le cédé donne son accord à l’opération.

En ce qui concerne les deux premiers points, il n’y avait pas de difficultés particulières en ce sens. La position contractuelle ou, si l’on préfère, les droits et les obligations résultant du contrat, en l’occurrence des « solutions de paiement en ligne », étant des choses qui sont dans le commerce et qui peuvent faire, par conséquent, l’objet d’un contrat de cession, la libération du cédant peut intervenir, conformément à l’article 1216 du code civil. Le créancier ne peut perdre son débiteur sans y consentir. Aussi, si le consentement du cédé est indispensable pour dégager le cédant de ses obligations issues du contrat cédé, le défaut de consentement du cédé n’engendre pas la nullité du contrat de cession, seulement son inopposabilité au cédé. Cependant, pourquoi la Cour fit le choix de l’inopposabilité au lieu de la nullité ?

Certes, il est acquis que nullité et inopposabilité convergent en raison du fait qu’elles résultent d’une imperfection contemporaine de la formation de l’acte juridique [13]. La différence réside dans leurs effets : en cas d’inopposabilité, l’irrégularité de l’acte n’affecte pas les relations entre les parties en ce sens que seuls les tiers ou certains d’entre eux pourront l’ignorer [14]. En matière d’inopposabilité, tout se déroule comme si l’acte n’avait jamais existé pour les tiers [15]. Moins qu’une sanction, l’inopposabilité est un état qui rend le contrat indifférent aux tiers. L’article 1200 du code civil prévoit ainsi que « les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat. Ils peuvent s’en prévaloir notamment pour apporter la preuve d’un fait ».

Toutefois, pour produire efficacement un tel rayonnement à l’égard des tiers, le contrat doit respecter certaines conditions, sous peine d’être privé de son opposabilité. Ainsi, par exemple, en matière de simulation, la contre-lettre sera inopposable au tiers qui ne s’en prévaut pas, tandis qu’elle sera en principe valable entre les parties [16].

De même, lorsque les conditions de forme et de publicité ne sont exigées que pour la protection des tiers, la sanction de leur omission sera l’inopposabilité à ces derniers [17].

Néanmoins, la privation d’effets qu’implique l’inopposabilité n’est pas absolue, car relative. En effet, l’acte qui est déclaré inopposable à l’égard des uns continue à être efficace à l’égard des autres. Et conformément à l’article 1173, les formes exigées pour l’opposabilité « sont sans effet sur la validité du contrat ».

Enfin, notons que lorsque la règle violée concerne un intérêt privé, le bénéficiaire de cette protection est mieux protégé par l’inopposabilité que par la nullité : en effet, une fois prononcée, la nullité ne permet plus de revendiquer l’application de l’acte ou de la stipulation en jeu, ce qui n’est pas le cas de l’inopposabilité.

Donc, si le cédé refuse de libérer le cédant [18], la cession du contrat n’est pas dépourvue d’effet, puisque le cessionnaire peut parfaitement entrer dans le contrat sans que le cédant en sorte. Seulement, il y aura, en ce cas, une cession imparfaite, par opposition à la cession parfaite, laquelle suppose la libération du cédant. Ce qui justifie, par conséquent, parfaitement le choix de l’inopposabilité faite par le Cour au lieu de la nullité.

Yohanne Kessa
Doctorant en droit privé à l’Université Paris Cité

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Notes de l'article:

[1Com. 24 avril 2024, n°22-15.958

[2C. civ., art. 1743.

[3C. assur., art. L. 121-10.

[4C. trav., art. L. 1224-1.

[5V. Ch. Lapp, Essai sur la cession de contrat synallagmatique à titre particulier, Thèse, Université de Strasbourg, 1950.

[6L. Aynès, La cession de contrat, préf. Ph Malaurie, Thèse, Université Paris II, 1984, Economica.

[7V. J. Ghestin, Ch. Jamin et M. Billiau, Les effets du contrat, 3e éd., 2001, LGDJ, nos 1046 s.

[8Com. 7 janv. 1992, no 90-14.831, Bull. civ. IV, no 3 ; D. 1992. 278, note L. Aynès ; RTD civ. 1992. 762, obs. J. Mestre ; JCP 1992. I. 3591, obs. C. Jamin. – Com. 13 déc. 2005, no 03-16.878, Bull. civ. IV, no 255 ; RTD civ. 2006. 310, obs. J. Mestre et B. Fages ; JCP 2006. II. 10103, obs. H. Hovasse. V. également Civ. 1re, 6 juin 2000, n°97-19.347, Bull. civ. I, no 173 ; RTD civ. 2000. 571, obs. J. Mestre et B. Fages. – V. aussi Com. 3 juin 2008, nos 06-18.007 et 06-13.761, Bull. civ. IV, nos 111 et 110 ; Rev. soc. 2009. 339, note L. Amiel-Cosme ; RTD com. 2009. 385, obs. B. Dondero et P. Le Cannu ; D. 2008. AJ 1623, obs. A. Lienhard ; RTD civ. 2008. 478, obs. B. Fages.

[9Com. 6 mai 1997, no 94-16.335, Bull. civ. IV, no 117 ; D. 1997. 588, note C. Jamin et M. Billiau ; D. 1998. 25, chron. L. Aynès ; D. 1998. 136, obs. H. Le Nabasque ; RTD civ. 1997. 936, obs. J. Mestre.

[10Civ. 3e, 7 juill. 1993, no 91-12.368, Bull. civ. III, no 111 ; D. 1994. 597, note J.-P. Clavier ; D. 1994. 211, obs. A. Penneau.

[11V. en ce sens ; M.-L. Izorche, Information et cession de contrat, D. 1996. Chron. 347.

[12C. civ., art. 1216, al. 3.

[13Fr. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et Fr. Chénedé, Les obligations, 12e éd., 2018, Précis Dalloz, no 135.–J. Flour, J.-L. Aubert et É. Savaux, Les obligations, t. 1, L’acte juridique, 16e éd., 2014, Sirey Université, no 322.

[14Ph. Malaurie, L. Aynès, et Ph. Stoffel-Munck, Les obligations, 10e éd., 2018, Defrénois, no 666.– H., L. et J. Mazeaud et Fr. Chabas, Leçons de droit civil, t. 2, 1er vol., Obligations : théorie générale, 7e éd., 1998, Montchrestien, no 295-2.

[15J. Duclos, L’opposabilité. Essai d’une théorie générale, 1984, LGDJ.

[16C.civ., art. 1201.

[17J. Ghestin, G. Loiseau, et Y.-M. Serinet, La formation du contrat, 4e éd., 2013, LGDJ, no 727.

[18C. civ., art. 1216-1.

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