AT/MP : la rente ne répare plus le déficit fonctionnel permanent.

Par Frédéric Chhum, Avocat et Mathilde Fruton Létard, Elève-avocate.

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Explorer : # accident du travail # faute inexcusable # indemnisation # préjudice moral

Par deux arrêts du 20 janvier 2023 (n° 20-23.673 et n° 21-23.947), l’assemblée plénière de la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence affiché et considère désormais que la rente allouée à la victime d’un accident du travail (AT) ou d’une maladie professionnelle (MP), en cas de faute inexcusable de l’employeur, ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.

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1) Faits et procédure.

Ces deux arrêts connaissent de deux histoires similaires : deux salariés sont décédés d’un cancer des poumons, déclenché par une exposition à l’amiante dans le cadre de leur activité professionnelle.
Leur maladie a été prise en charge par la sécurité sociale.

Après le décès de ces salariés, leurs ayants droits ont saisi une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.

Dans les deux affaires, chacune des Cour d’appel a reconnu la faute inexcusable de l’employeur. Toutefois, elles n’ont pas accordé la même réparation.

Dans la première affaire (n° 20-23.673), la Cour d’appel de Caen a rejeté la demande des ayants droit en réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées par la victime au motif que la rente allouée indemnise déjà le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent.
Les ayants droits ont alors formé un pourvoi en cassation.

Dans la seconde affaire (n° 21-23.947), la Cour d’appel de Nancy, saisie sur renvoi après cassation, a quant à elle jugé que l’indemnisation des préjudices physique et moral n’était pas subordonnée à une condition tirée de l’absence de souffrances réparées par le déficit fonctionnel permanent, et a donc décidé d’indemniser les préjudices physique et moral indépendamment de la rente versée au salarié.

L’agent judiciaire de l’Etat a alors formé un pourvoi en cassation.

2) Moyens.

Dans la première affaire, les ayants droits exposent trois arguments pour obtenir la cassation de l’arrêt de la Cour d’appel de Caen :
- La rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité ;
- Lorsqu’en conséquence de la maladie ou de l’accident, la victime souffre d’une incapacité permanente de travail, elle peut, sans avoir à démontrer une faute de son employeur, obtenir une indemnisation destinée à compenser la perte de salaire – en contrepartie de la responsabilité sans faute de l’employeur, l’indemnité versée à la victime est forfaitaire et ne couvre pas les préjudices dits extrapatrimoniaux ;
- La victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.

Dans la seconde affaire, l’agent judiciaire de l’Etat expose deux arguments pour obtenir la cassation de l’arrêt de la Cour d’appel de Nancy :

- Si en cas de faute inexcusable, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle peut demander à l’employeur la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés par le texte précité, c’est à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ;
- La rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ; que ne sont réparables que les souffrances physiques et morales non indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent.

3) Solution.

Face aux divergences des cours d’appel, l’assemblée plénière de la Cour de cassation s’est prononcée lors de deux arrêts du 20 janvier 2023.

La réponse de la Cour est la même dans les deux arrêts. Après avoir rappelé les textes applicables, la position antérieure de la jurisprudence et donné la position du Conseil d’Etat, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence en jugeant que :

« L’ensemble de ces considérations conduit la Cour à juger désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ».

Toutefois, les positions des cours d’appel étant différentes, les solutions d’espèce diffèrent.

Dans la première affaire (n° 20-23.673), la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Caen aux motifs que :

« Pour rejeter la demande des ayants droit en réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées par la victime, l’arrêt retient que celle-ci était retraitée lors de la première constatation de la maladie prise en charge au titre du risque professionnel, de sorte qu’elle n’avait subi aucune perte de gains professionnels ni d’incidence professionnelle. Il en déduit que la rente indemnise le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent.

En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Dans la seconde affaire (n° 21-23.947), la Cour de cassation rejette le pourvoi de l’agent judiciaire de l’état aux motifs que :

« Après avoir énoncé à bon droit que la rente versée à la victime, eu égard à son mode de calcul appliquant au salaire de référence de cette dernière le taux d’incapacité permanente défini à l’article L. 434-2 du code de la sécurité sociale, n’avait ni pour objet ni pour finalité l’indemnisation des souffrances physiques et morales prévue à l’article L. 452-3 du même code et qu’une telle indemnisation n’était pas subordonnée à une condition tirée de l’absence de souffrances réparées par le déficit fonctionnel permanent, la cour d’appel a exactement décidé que les souffrances physiques et morales de la victime pouvaient être indemnisées.

Le moyen n’est donc pas fondé ».

4) Analyse.

L’assemblée plénière de la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence de manière totalement limpide.

La Cour commence par rappeler les textes applicables, puis la position antérieure de la jurisprudence, à savoir que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ; et que la victime ne pouvait obtenir une indemnisation distincte seulement si elle démontrait que les préjudices n’étaient pas indemnisés au titre du déficit fonctionnel permanent.

La Cour vient ensuite présenter les problèmes posés par cette position :
- Cette jurisprudence est de nature à se concilier imparfaitement avec le caractère forfaitaire de la rente au regard du mode de calcul de celle-ci, tenant compte du salaire de référence et reposant sur le taux d’incapacité permanente ;
- Les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles éprouvent parfois des difficultés à administrer la preuve de ce que la rente n’indemnise pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent ;
- Le Conseil d’Etat juge de façon constante que la rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle, et que dès lors, le recours exercé par une caisse de sécurité sociale au titre d’une telle rente ne saurait s’exercer que sur ces deux postes de préjudice et non sur un poste de préjudice personnel.

Ainsi, comme elle l’indique dans son communiqué, la Cour de cassation permet désormais aux victimes ou à leurs ayants droit d’obtenir une réparation complémentaire pour les souffrances physiques et morales endurées après « consolidation », et ce sans avoir à fournir la preuve que la rente prévue par le code de la sécurité sociale ne couvre pas déjà ces souffrances.

Cette solution est en parfaite adéquation avec le principe de réparation intégrale du préjudice subi par la victime, qui était auparavant affaibli par la réparation forfaitaire retenue en la matière.

La solution est également remarquable sur le plan rédactionnel. La Cour fait preuve d’une transparence exemplaire dans son raisonnement, allant même jusqu’à mentionner la position de la doctrine et citer les arrêts sur lesquels elle fonde son raisonnement.

Sources :
C. cass. 20 janvier 2023, n° 20-23.673 Décision - Pourvoi n°20-23.673

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021)
CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille)
chhum chez chhum-avocats.com
www.chhum-avocats.fr
http://twitter.com/#!/fchhum

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