Usage du français et contrats des personnes publiques.

Par Morgan Reynaud, Juriste.

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Dans le cadre d’une économie de plus en plus mondialisée, les acteurs publics, comme l’État, les collectivités ou encore les établissements publics, se trouvent davantage confrontés à la rédaction de contrats en langue étrangère, en dépit des dispositions de l’article 5 de la loi Toubon. Or, une telle violation recèle des risques juridiques parfois méconnus.

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C’est pour éviter que « le législateur parle une langue que ceux qui doivent exécuter et obéir n’entendent pas » [1] que la Révolution française a, par divers textes, imposé progressivement l’usage de la langue française sur le territoire national, luttant à l’époque essentiellement contre les patois et langues locales. Ce faisant, elle a jeté les bases de la politique linguistique nationale dont le droit positif se fait encore l’écho, et ce, malgré l’usage massif, et parfois tout aussi mal-à-propos qu’imparfait, de l’anglais ou de diverses novlangues [2].

Le roman national fait en général de l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 [3] la base de l’utilisation obligatoire du français par les administrations. Néanmoins, une appréhension plus scrupuleuse des faits historiques tend à nuancer quelque peu l’importance effective de ce texte sur la construction de l’architecture linguistique administrative.

Les historiens font en général remonter l’origine de la langue française comme langue juridique autonome du latin à 842 avec les serments de Strasbourg par lesquels Charles le chauve et Louis le germanique s’allient et se promettent assistance mutuelle contre le troisième petit-fils de Charlemagne, Lothaire Ier. Cette date signe le timide début de l’usage du français ancien(roman) dans les textes juridiques qui, tout au long du Moyen-Âge entrera en conflit avec la traditionnelle langue de l’époque, le latin. En revanche, la pratique évolue rapidement puisque indépendamment des chartes, et des textes juridiques « institutionnels », les coutumiers sont, dès le XIIIème siècle rédigés ou traduits en langue française [4].

Dès 1330, et bien qu’aucune trace d’un tel acte n’ait été retrouvé, Philippe VI impose l’usage du français comme langue royale et de la Chancellerie [5]. Après un retour au latin sous le règne de Jean II (1350-1364), le français s’impose progressivement sous le règne de Charles V et aboutira, à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance, à divers textes prescrivant l’usage des langues vernaculaires ou du français, notamment en matière juridictionnelle [6].

L’ordonnance de Villers-Cotterêts fait donc suite à une lente évolution ponctuée de plusieurs textes visant progressivement à développer, voire imposer, à tout le moins l’usage des langues « vulgaires », au mieux du français, dans les documents officiels. C’est l’œuvre révolutionnaire qui imposera définitivement l’usage du français dans tous les documents officiels, notamment par le truchement du décret du 2 thermidor an II remis en vigueur par le l’arrêté consulaire du 24 prairial an XI.

Il n’en demeure pas moins que cette ordonnance s’inscrit dans le récit national avec une charge symbolique des plus importantes. Nul doute d’ailleurs que la qualité de son signataire, François Ier, lui-même personnage historique jouissant toujours, et indépendamment des faits historiques, d’une grande popularité, joue sur l’aura dont bénéficie cette ordonnance. Il serait en effet plus étonnant que l’histoire romancée « à la française » se réfère aux textes révolutionnaires, systématiquement perçus et présentés comme négatifs dans l’opinion, et assimilés, quant à l’usage du français, à la « terreur linguistique » supposément imposée par le comité de Salut public et dont certains auteurs nuancent fortement la réalité [7].

Quelle que fut la réalité de l’importance historique de cette ordonnance, il n’en demeure pas moins que celle-ci est toujours en vigueur et qu’elle est souvent citée par les plaideurs, et reprise par les juges judiciaires, comme administratifs [8].

Cette ordonnance historique s’inscrit désormais dans un cadre juridique complet comportant l’alinéa 2 de l’article 2 de la Constitution, la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française (dite « Loi Toubon », succédant elle-même à la loi n° 75-1349 du 31 décembre 1975 relative à l’emploi de la langue française) et son décret d’application n°95-240 du 3 mars 1995.

Il ne faudrait cependant pas en déduire que ces dispositifs protecteurs imposent aux administrations une vision figée de notre langue. Le conseil constitutionnel a en effet clairement indiqué qu’il fallait avoir conscience que « la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu’il s’agisse d’expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires, ou de mots étrangers » [9].

Le Conseil d’État en a logiquement déduit que le dispositif juridique en cause n’interdit « pas au gouvernement d’introduire dans la langue française des mots nouveaux, empruntés notamment à des langues étrangères, pour désigner des institutions ou des notions nouvelles » [10]. Le Conseil d’État indiquait au demeurant que le statut de l’Académie française et ses prérogatives n’ont « en tout état de cause, ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à l’exercice, par le Premier ministre, de la faculté qui est la sienne d’adresser des instructions aux membres du Gouvernement et aux services placés sous leur autorité quant à l’usage de tel mot, expression ou tournure de la langue française par les administrations dans l’exercice de leur action » [11].

Le présent article entend s’intéresser à un point particulier de la loi Toubon rarement étudié par la doctrine, à savoir, la prohibition de la rédaction des contrats publics en langue étrangère posée par l’article 5 de la loi.

Cet article ne manque en effet pas d’interroger alors que les administrations, les collectivités territoriales et les établissements publics, intègrent toujours davantage un monde où l’usage de l’anglais, notamment, s’est totalement « normalisé ». Ces mêmes personnes publiques peuvent ainsi être tentées, par souci d’efficacité, de contracter en langue étrangère, indépendamment des risques qu’elles encourent. Les praticiens du droit, bien qu’alertant fréquemment sur ces problématiques, doivent ainsi faire face à une quasi absence de jurisprudences pour fonder leurs analyses.

Il n’en demeure pas moins qu’il est important de comprendre dans quelle mesure les dispositions de l’article 5 de la loi Toubon sont susceptibles de faire peser d’importants risques juridiques sur les administrations.

Il conviendra, pour répondre à cette interrogation, de présenter le dispositif prévu par l’article 5 de la loi de 1994 et d’en explorer le potentiel (I) avant de s’interroger sur les risques pénaux ou comptables qu’il implique (II).

I. Le dispositif de l’article 5 et ses conséquences inattendues.

Le dispositif posé par l’article 5 de la loi Toubon est assez simple dans son énoncé mais révèle un potentiel contentieux encore inexploité par les plaideurs et méconnu des décideurs publics (B). Il ne faut toutefois pas oublier que son application est encadrée et qu’il ne s’impose pas à toutes les activités contractuelles des personnes publiques (A).

A. Le cadre juridique posé par l’article 5 de la loi Toubon.

L’article 5 de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française dispose que :

- "Quels qu’en soient l’objet et les formes, les contrats auxquels une personne morale de droit public ou une personne privée exécutant une mission de service public sont parties sont rédigés en langue française. Ils ne peuvent contenir ni expression ni terme étrangers lorsqu’il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l’enrichissement de la langue française.“

Ces dispositions ne sont pas applicables aux contrats conclus par une personne morale de droit public gérant des activités à caractère industriel et commercial, la Banque de France ou la Caisse des dépôts et consignations et à exécuter intégralement hors du territoire national. Pour l’application du présent alinéa, sont réputés exécutés intégralement hors de France les emprunts émis sous le bénéfice de l’article 131 quater du code général des impôts ainsi que les contrats portant sur la fourniture de services d’investissement au sens de l’article 4 de la loi n° 96-597 du 2 juillet 1996 de modernisation des activités financières et qui relèvent, pour leur exécution, d’une juridiction étrangère.

Les contrats visés au présent article conclus avec un ou plusieurs cocontractants étrangers peuvent comporter, outre la rédaction en français, une ou plusieurs versions en langue étrangère pouvant également faire foi.

Une partie à un contrat conclu en violation du premier alinéa ne pourra se prévaloir d’une disposition en langue étrangère qui porterait préjudice à la partie à laquelle elle est opposée.

Nous ne développerons pas les exclusions explicites prévues par la loi bénéficiant à la Banque de France ou à la caisse des dépôts et consignations, non plus que la question des contrats s’exécutant intégralement hors de France (les hypothèses étant rares et listées par la loi).

Le texte indique donc clairement que les contrats dont l’une au moins des parties est une personne morale de droit public, ou une personne privée en charge de missions de service public, doivent être rédigés en français. Une exception existe cependant lorsque le cocontractant de la personne publique (ou assimilée) est une partie étrangère. Dans ce cas, une traduction s’impose, faisant également foi. La violation de cet article conduit à l’inopposabilité de la clause rédigée en langue étrangère, voire du contrat si aucune des clauses n’est traduite.

Cette possibilité d’opérer par voie de traduction se conforme d’ailleurs à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, sur le fondement de l’article 2 de la Constitution, indiquait implicitement que rien n’empêche, contrairement à ce que l’on pense souvent, l’usage d’une langue étrangère par les personnes publiques dès lors que les dispositifs de traductions idoines sont mis en œuvre [12]. A noter cependant que, dans le cadre fixé par l’article 5, la traduction en français fait « également foi ».

Quoiqu’il en soit, une première interrogation s’impose quant à la portée de l’obligation faite à une personne morale de droit privée en charge de missions de service public de respecter l’article 5. La lettre de la loi pouvait en effet paraître peu claire puisqu’elle pouvait s’interpréter de deux manières différentes : soit les personnes privées en charge d’un service public ne pouvaient, en aucun cas, rédiger des clauses en langue étrangère, soit, selon une vision plus souple, elles devaient s’en abstenir uniquement dans le cadre de l’exercice effectif de leurs missions de service public.

C’est la seconde hypothèse qui a logiquement triomphé. Le conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 juillet 1994 sus-citée avaient en effet clairement censuré, sur le fondement de la liberté d’expression, l’inconstitutionnalité d’une disposition imposant l’obligation d’user du français dans les relations entre personnes privées [13].

Le Conseil d’État a fait sienne cette interprétation à plusieurs reprises (pour un exemple : [14]).

Il n’en demeurait pas moins que ces décisions ne concernaient pas explicitement sur la portée de l’article 5 de la loi de 1994 relatif aux contrats. C’est par une décision récente que le Conseil d’État a finalement levé tout doute sur la portée de cet article dans le cadre d’un contentieux porté contre le décret n° 2016-1907 du 28 décembre 2016 relatif au divorce. L’un des points de cette affaire portait sur la possibilité pour un avocat de rédiger une convention de divorce en langue étrangère et de la présenter ainsi à son client, à charge d’en transmettre une traduction assermentée lors du dépôt au rang des minutes du notaire.

Cette possibilité a ému une partie de la doctrine, et notamment le Professeur Labée, qui indiquait que « Sauf à soutenir que l’avocat ne remplit pas une mission de service public (mais les avocats sont aujourd’hui prêts à tout entendre, à tout accepter et à faire n’importe quoi tant l’exercice du métier devient dur), force est d’admettre que le décret du garde des Sceaux est entaché d’illégalité. Le divorce contractuel est bien un « contrat », et c’est pourquoi l’acte d’avocat qui le matérialise doit être rédigé en français (comme un acte notarié et comme un jugement). Il n’a pas à être rédigé en langue étrangère » [15].

Dans cet arrêt, le Conseil d’État prend cependant le contre-pied de cette argumentation et lève les derniers doutes quant à l’interprétation de l’article 5 de la loi Toubon. Sur le fondement de ce même texte, la Haute juridiction indique que l’usage du français n’est imposé que pour les « contrats auxquels une personne morale de droit public ou une personne privée exécutant une mission de service public sont parties » [16]. Il est d’ailleurs à noter que, dans ses conclusions, le Rapporteur Public Dutheillet De Lamothe, certainement par raccourci, parlait plus volontiers de « personnes privées chargées d’une mission de service public ». Or, il y a une grande différence entre le fait d’être chargée d’une mission de service public, et de l’exécuter effectivement dans le cadre d’un contrat.

Il en découle que toutes les personnes morales de droit public doivent utiliser le français, et ce de manière exclusive, dans le cadre des contrats auxquels elles sont parties. A l’inverse, les personnes de droit privé en charge d’une mission de service public ne sont tenues par cette obligation que lorsqu’elles mettent effectivement en œuvre leurs missions de service public par le contrat.

Ainsi, par exemple, un établissement public à caractère industriel et commercial ne sera pas tenu d’appliquer l’article 5 de la loi de 1994 dans ses relations de pur droit privé (ex : cessions, ventes, locations, strictes prestations de service etc.). A l’inverse, dès lors qu’une partie, même infime, de ses missions de service public sont concernées par le contrat, celui-ci doit répondre aux prescriptions de l’article 5. C’est par exemple ainsi que les contrats auxquels le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) est partie doivent être considérés comme mettant en œuvre les missions de service public qui lui sont assignées par l’article L332-1 du code de la recherche [17]. La commission d’accès aux documents administratifs (CADA) impose en conséquence au CEA de transmettre à tout demandeur les documents contractuels auxquels il est partie s’ils présentent un lien suffisamment direct avec la mission de service public qui lui est assignée par la loi, permettant de les regarder comme produits dans le cadre de cette même mission de service public [18]. Dans cette configuration, donc, le CEA doit, en tant que personne privée en charge d’un service public, assurer le respect de la loi Toubon.

A l’inverse, concernant les personnes morales de droit public, la loi est plus stricte puisqu’elle vise les contrats auxquels elles sont parties « quels qu’en soient l’objet ou la forme ». Or, les personnes morales de droit public ont également la possibilité de conclure des contrats de droit privé. Cela n’a, au sens des dispositions de la loi Toubon, aucun impact, puisque le critère organique prévaut ici sur le critère matériel. Ainsi, les contrats de gestion du domaine privé des personnes publiques qui sont des contrats de droit privé [19], doivent respecter l’article 5 de la loi Toubon.

Si les personnes publiques doivent, sans exception, respecter les prescriptions de la loi Toubon dans le cadre contractuel, elles ne sont pas tenues de le faire en dehors de ce cadre. Aussi se doivent-elles de respecter toute la loi, mais rien que la loi.

Ainsi, par un arrêt remarqué rendu par la cour administrative d’appel de Douai en 2014, les juges administratifs ont rappelé que si l’article 5 de la loi de 1994 s’imposait bien aux contrats eux-mêmes, il n’était « en tout état de cause, pas directement applicable aux documents présentés dans le cadre d’un d’appel d’offres, que [ses] dispositions n’ont pas vocation à régir » [20]. En d’autres termes, la juridiction administrative admet que la personne publique autorise les soumissionnaires à un marché public à produire des documents techniques dans une langue étrangère. Pour elle, la remise des offres n’a pas de valeur contractuelle, puisqu’il s’agit de la phase « amont ». La Cour émet toutefois une réserve à cette possibilité : il ne faut pas que cette transmission ait eu « pour effet d’empêcher la commission d’appel d’offres de procéder à un examen complet et éclairé du dossier de candidature de [la] société, et de modifier le résultat de la sélection ». En l’espèce, une partie de l’offre déposée par l’un des soumissionnaires était rédigée en anglais, langue relativement commune. On imagine en revanche mal la cour adopter la même position pour des documents rédigés en minnan ou en kazakh, ni même en russe ou en coréen.

Nuançant cette position, le Conseil d’État rappelle que si rien n’interdit à une personne publique d’autoriser ou de tolérer la réception d’offres rédigées en langue étrangère, rien ne lui interdit non-plus d’exiger une présentation intégrale des documents fournis en français. C’est ainsi que, par un arrêt rendu en 2019, la juridiction administrative suprême a considéré comme étant légal un règlement de consultation prévoyant que la langue de travail pour les opérations préalables à l’attribution du marché et pour son exécution est le français. Le Conseil d’État, rappelant la jurisprudence sur les « clauses Molière » [21], note en effet que ces dispositions régissent seulement les relations entre les futures parties au contrat et n’imposent pas le principe de l’usage de la langue française par les personnels de l’entreprise attributaire [22].

Ces deux jurisprudences, non contraires mais complémentaires, ouvrent la seule souplesse bénéficiant aux personnes morales de droit public dans l’attribution de leurs marchés et, plus globalement, dans le cadre de leurs relations contractuelles. Cela s’explique par le fait que les travaux préalables à la signature du contrat ne sont pas encore juridiquement des contrats au sens de la loi Toubon et bénéficient donc d’une relative « zone grise » à cet égard.

Une fois les règles d’application posées, il convient de découvrir le potentiel contentieux de cette disposition.

B. L’article 5 de la loi Toubon : un potentiel contentieux méconnu.

Le texte de l’article 5 est très clair sur la sanction directe applicable au non-respect de l’obligation de rédaction en français, ou de traduction faisant également foi, dans le cas d’un contrat conclu avec un partenaire étranger. Le dernier alinéa de cet article précise en effet qu’ « une partie à un contrat conclu en violation du premier alinéa ne pourra se prévaloir d’une disposition en langue étrangère qui porterait préjudice à la partie à laquelle elle est opposée ».

Le texte se passe ici clairement de commentaire tant sa rédaction est limpide : la clause sera réputée non écrite pour la partie qui s’en prévaut si celle-ci remet en cause le droit de l’autre partie. Cela revient à neutraliser la convention puisque, en cas de litige contractuel, la difficulté tend très souvent à l’interprétation ou à l’application d’une clause qui, selon la manière dont le juge tranchera, préjudiciera à l’une des deux parties.

La jurisprudence n’a jamais fait application de cette disposition. Cependant, ce dernier alinéa de l’article 5 de la loi Toubon ne semble pas être le seul risque pesant sur les contrats conclus en violation de ses dispositions. Cet alinéa vise en effet seulement les relations entre les parties mais ne règle pas la problématique des conflits intentés par les tiers au contrat.

Ainsi, on sait, par exemple, que les tiers peuvent, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, demander, « par la voie du recours pour excès de pouvoir, l’annulation des clauses réglementaires contenues dans un contrat administratif qui portent une atteinte directe et certaine à ses intérêts » [23]. On sait également que le tiers est aussi « recevable à demander, par la même voie, l’annulation du refus d’abroger de telles clauses à raison de leur illégalité » [24]. Un recours pour excès de pouvoir contre une clause réglementaire d’un contrat rédigée en langue étrangère, et non traduite, serait-il susceptible d’être accueilli par le juge ? On pourrait effectivement l’imaginer dès lors que le requérant pourrait prouver qu’il est lui-même impacté par cette clause. Les dispositions de la loi Toubon étant d’ordre public (art. 20), il pourrait d’après-nous, utiliser ce vice pour faire annuler la clause, voire le contrat si celle-ci n’est pas détachable.

Outre le cas de l’excès de pouvoir, un requérant intéressé pourrait également se saisir du recours « Tarn-et-Garonne » pour faire annuler le contrat ou certaines de ses clauses. Ainsi, « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles » [25]. Pour obtenir satisfaction, le requérant, tiers au contrat, devra évidemment démontrer qu’il a été lésé par les clauses en questions ou la passation du marché et ne pourra invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé ou encore des vices « d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office » [26]. Ainsi en va-t-il des vices d’ordre public (même arrêt). Or, là encore, l’intégralité de la loi Toubon est d’ordre public en application de son article 20. Le moyen nous semblerait dès lors opérant.

Un contribuable local pourrait également mettre en œuvre cette voie de droit contre une convention rédigée en langue étrangère s’il peut « établir que la convention ou les clauses dont il conteste la validité sont susceptibles d’emporter des conséquences significatives sur les finances ou le patrimoine de la collectivité » [27]. Dans ce cas cependant, et bien que le Conseil d’État ne l’ai pas encore précisé, il est probable que seuls les moyens ayant trait à l’impact du contrat sur les finances publiques locales seraient susceptibles d’être accueillis par le juge. On peut imaginer que, reprenant le dispositif de l’arrêt du 9 novembre 2018, le Conseil d’État accepte d’accueillir comme opérants des moyens d’ordre public. Ce pourrait être le cas si le contrat contenait des clauses financières rédigées en langue étrangère impactant de manière importante les finances locales.

Outre les tiers comme les concurrents évincés ou les contribuables locaux, le préfet, dans le cadre du contrôle de légalité, ou les membres de l’assemblée délibérante de la personne publique concernée bénéficient, en raison des intérêts qu’ils ont la charge de défendre, d’un accès plus favorable au prétoire. Ils n’ont en effet pas à démontrer qu’ils ont été lésés par les clauses du contrat ou sa passation, et peuvent utiliser tout moyen, et non uniquement les moyens en lien avec l’intérêt lésé ou les moyens d’ordre public [28]. Ainsi, à supposer même que le juge administratif, contre la règle posée à l’article 20 de la loi Toubon, estime que la violation de l’article 5 de celle-ci n’est pas, au sens contentieux du terme, un moyen d’ordre public, il ne pourra qu’accueillir le moyen tiré de sa violation soulevé par le préfet ou un membre de l’assemblée délibérante.

En outre, s’agissant spécifiquement d’un élu d’assemblée délibérante, il pourrait, via ce recours de plein contentieux, mettre en avant le fait qu’il n’a pas été mis en mesure de délibérer en toute connaissance de cause sur la délibération autorisant la signature du contrat. On sait en effet, sur le fondement de l’article L2121-13 du code général des collectivités territoriales (CGCT) que « tout membre du conseil municipal a le droit, dans le cadre de sa fonction, d’être informé des affaires de la commune qui font l’objet d’une délibération ». En matière contractuelle, cela implique pour le maire de transmettre aux conseillers le texte complet du contrat [29]. Il ne serait dès lors pas douteux qu’un juge considère que le conseiller requérant n’a pas été mis en mesure de comprendre, au regard de la rédaction en langue étrangère des pièces contractuelles, l’intégralité des clauses du contrat, et qu’il en déduise la possibilité de les contester sur ce fondement.

La recevabilité de ces requêtes, ainsi que l’opérance de tels moyens, ne conduiraient cependant pas nécessairement le juge à annuler les clauses concernées ou le contrat. Il pourrait en effet, sur la base des pouvoirs qu’il détient dans le cadre du plein contentieux contractuel « inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat » [30]. Cette possibilité ne s’appliquerait pas à tous les cas de figure, mais uniquement dans le cas où le contrat est conclu avec une partie étrangère. Il pourrait en effet, dans ce cas, enjoindre les parties à produire une version française, une traduction, dans les conditions fixées par l’article 5 de la loi Toubon lui-même. En revanche, cette possibilité n’étant pas offerte pour les contrats conclus entre deux parties françaises, le juge ne pourrait, à notre sens, qu’annuler le contrat.

Enfin, une dernière possibilité, bien qu’improbable, est la mise en œuvre de l’autorisation de plaider prévue par l’article L2132-5 du CGCT qui dispose que « tout contribuable inscrit au rôle de la commune a le droit d’exercer, tant en demande qu’en défense, à ses frais et risques, avec l’autorisation du tribunal administratif, les actions qu’il croit appartenir à la commune, et que celle-ci, préalablement appelée à en délibérer, a refusé ou négligé d’exercer ». L’argument du non-respect de la loi Toubon pourrait en effet être relevé par un contribuable local dans le cadre d’un litige né de l’exécution des clauses d’un contrat rédigé en langue étrangère et que le cocontractant de la commune entendrait faire valoir. L’hypothèse semble cependant très peu probable au regard des conditions à réunir et de son efficacité plutôt limitée.

Est toute aussi limitée l’hypothèse d’un recours en responsabilité d’un tiers sur la base de la violation, par le contrat, de l’article 5 de la loi Toubon. En effet, le Conseil d’État considère que les tiers à un contrat administratif ne peuvent en principe se prévaloir des stipulations de ce contrat, à l’exception de ses clauses réglementaires pour fonder une action en responsabilité extracontractuelle [31]. Une hypothèse purement théorique s’offrirait à un tiers souhaitant engager la responsabilité de la personne publique contractante pour avoir été sanctionné en raison du non-respect d’une clause réglementaire d’un contrat rédigé en langue étrangère. La faute, le lien de causalité et le préjudice pourraient dans ce cas s’aligner conformément aux exigences de la jurisprudence. Il n’en demeurent cependant pas moins que cette hypothèse ressort davantage de la chimère contentieuse que de l’évidence de prétoire.

On le voit, donc, et quoique certaines hypothèses contentieuses soient plus farfelues qu’opérationnelles, l’article 5 de la loi de 1994 pourrait avoir des conséquences qui ne sont pas nécessairement prises en compte par les décideurs publics lorsqu’ils se contentent de lire les dispositifs de la loi Toubon. La plupart du temps, les institutions publiques sont « confiantes » envers leurs partenaires et ne souhaitent pas imposer la double version aux cocontractants étrangers. Elles estiment donc le risque d’inapplicabilité des clauses comme tout-à-fait hypothétique. Or, non seulement cela nie une possible, voire probable, dégradation des relations contractuelles sous l’effet du temps et des enjeux, mais cela fait du reste fi des autres risques contentieux précédemment décrits. En outre, le respect de la loi de 1994 est assurée par des mécanismes financiers et comptables, tout autant que pénaux, qu’il convient désormais d’aborder.

II. Des sanctions financières, comptables et pénales attachées au respect de l’obligation d’user du français dans les contrats.

Les autres risques juridiques attachés au non-respect des prescriptions de la loi Toubon en termes contractuels sont peu connus par les décideurs publics, ne découlant pas directement de la lecture de la loi. Cependant, une analyse des textes en vigueur aurait de quoi inquiéter tout responsable public ne respectant pas les prescriptions de l’article 5, tant au regard de la réglementation financière et comptable (A) que pénale (B).

A. Des risques financiers et comptables à ne pas nier.

D’un point de vue comptable, la nécessité de respecter l’article 5 de la loi de 1994 est parfois rappelée par les chambres régionales des comptes (CRC). C’est ainsi que, dans ses observations relatives à la gestion de l’aéroport de Limoges Bellegarde, la CRC du Limousin rappelait que :
- « Enfin, la loi 94-665 du 4 août 1994 modifiée (dite loi Toubon) dispose que les contrats auxquels une personne morale de droit public est partie sont rédigés en langue française.Elle précise que l’octroi, par un établissement public, de subventions de toute nature est subordonné au respect de ladite loi. Ainsi, quelle que soit la qualification retenue pour les contributions, les conventions avec les compagnies à bas coûts devraient être rédigées également en français. Or, la convention d’assistance en escale avec Flybe n’a été produite qu’en langue anglaise, tandis que le contrat avec Ryanair rédigé en deux versions linguistiques, d’une part, mentionne que la version française est à but référentiel et, d’autre part, stipule qu’en cas de litige, la loi anglaise sera appliquée pour son interprétation et que le lieu d’arbitrage sera Londres. Dès lors que la version française de ce contrat ne fait pas foi au même titre que la version étrangère et qu’il n’est pas contestable que les prestations ne s’exécutent pas intégralement hors du territoire national, le contrat conclu par la CCILHV méconnaît la loi du 4 août 1994 précitée quelle que soit la qualification juridique retenue et nonobstant le fait que l’anglais est la langue communément utilisée dans le transport aérien. Il appartient à la CCILHV de veiller à l’avenir au respect de ces dispositions (CRC du Limousin, 22 août 2007, Rapport sur la gestion du syndicat mixte de l’aéroport de Limoges Bellegarde). »

La CRC Aquitaine, Limousin, Poitou-Charente fera le même constat dans un rapport daté de mai 2016 dédié à la gestion de la chambre de commerce et d’industrie de La Rochelle [32]. Les faits relevés par ce rapport donneront d’ailleurs lieu à condamnation du président de chambre par la cour de discipline budgétaire et financières (voir infra).

Le fait que les chambres régionales des comptes relèvent ces irrégularités n’a rien de curieux dans la mesure où la loi pose bel et bien le principe de la rédaction des conventions en français ou, si le cocontractant est étranger, de la double version.

Cette législation s’impose également indirectement aux comptables publics. On sait en effet que le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (GBCP) précise, à son article 50, que « les opérations de recettes, de dépenses et de trésorerie doivent être justifiées par des pièces prévues dans des nomenclatures établies, pour chaque catégorie de personnes morales mentionnées à l’article 1er, par arrêté du ministre chargé du budget ». Cette nomenclature permet au comptable public d’exercer les contrôles qui lui sont dévolus en application de l’article 19 du décret GBCP. Il est également entendu qu’un manquement à ces contrôles est susceptible d’engager la responsabilité pécuniaire personnelle du comptable sur la base de l’article 17 du décret GBCP et de l’article 60 de la loi n° 63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963.

Ce faisant, la nomenclature des pièces justificatives prévue par l’arrêté du 31 janvier 2018 fixant la liste des pièces justificatives des dépenses prévoit à la rubrique « Paiement des sommes dues à des créanciers étrangers » la pièce justificative suivante : « 1. Version française des pièces ou, le cas échéant, traduction des pièces rédigées en langue française par l’établissement ». Il revient donc au comptable public, si ces pièces ne lui sont pas fournies, de suspendre le paiement jusqu’à fourniture de la version française par l’ordonnateur, ou réquisition par celui-ci.

Il ne semble pas que la Cour des comptes ait déjà sanctionné un comptable public pour absence de production de la version française d’une convention sur la base de cette nomenclature. En revanche, elle a déjà retenu, bien qu’il n’y ait alors pas eu lieu à sanction, qu’une facture rédigée en anglais ne faisant référence à aucun marché ni bon de commande ne pouvait justifier une dépense [33].

La cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), qui juge de la gestion des ordonnateurs, est même allée plus loin. En effet, dans un arrêt rendu en juillet 2019, elle se fonde directement sur les dispositions de l’article 5 de la loi Toubon pour en déduire que « le fait d’avoir signé des contrats et avenants en langue anglaise constitue une infraction aux règles relatives à l’exécution des dépenses au sens de l’article L313-4 du code des juridictions financières ».

Pour justifier son arrêt, la CDBF en appelle au principe de sécurité juridique en estimant, selon un raisonnement frappé sur le coin du bon sens, que « la rédaction des documents contractuels en français par les personnes morales de droit public est une garantie de la bonne exécution des dépenses publiques ». Elle estime également que dès lors que le dernier alinéa de l’article 5 de la loi de 1994 prévoit l’inapplicabilité des clauses rédigées en langue étrangère, la conclusion de tels contrats « porte atteinte à la sécurité juridique des relations contractuelles lorsque le contrat est exécuté, même en partie, sur le territoire national [et qu’en conséquence,] que le non-respect de l’article 5 de la loi de 1994 constitue ainsi une infraction aux règles d’exécution des dépenses au sens du code des juridictions financières » [34].

Cette position, bien que fondée pour la première fois sur le dispositif de la loi Toubon, n’est cependant pas totalement inédit. En effet, dans un arrêt plus ancien, la CDBF avait déjà eu l’occasion d’indiquer qu’en signant des contrats dans une langue étrangère et sans traduction préalable, un ordonnateur s’était privé des moyens d’assumer pleinement ses missions et qu’une telle méconnaissance des règles de gestion constituait une violation des règles d’exécution de la dépense [35].

Cette position de la CDBF, si elle concerne les ordonnateurs publics des administrations de l’État ou d’établissements publics, n’inquiétera cependant pas les élus locaux ou les ministres qui, en application de l’article L312-1 du code des juridictions financières, ne sont pas justiciables de la CDBF, sans par ailleurs que le conseil constitutionnel n’y trouve rien à redire [36].

Un autre risque tiré de la réglementation comptable pourrait, bien qu’il soit peu probable, peser, non cette fois sur le responsable public, mais sur le cocontractant de l’administration : celle de la gestion de fait. En effet, s’il est connu que l’incrimination de gestion de fait réprime la manipulation d’argent public par une personne n’ayant pas la qualité de comptable public, d’autres faits, moins bien maîtrisés, peuvent aboutir à la même récrimination. Ainsi, l’article 60 XI al. 2 de la loi de finance pour 1963 qualifie de gestionnaire de fait « toute personne qui reçoit ou manie directement ou indirectement des fonds ou valeurs extraits irrégulièrement de la caisse d’un organisme public ». En d’autres termes, le dirigeant d’une entreprise partenaire d’une personne publique peut être poursuivi pour gestion de fait si les conditions de décaissement prévues par la réglementation de l’organisme public ne sont pas respectées.

Dès lors que la sanction légale directe de la rédaction d’un contrat en langue étrangère est l’impossibilité pour une partie de « se prévaloir d’une [telle] disposition [...] qui porterait préjudice à la partie à laquelle elle est opposée  », on pourrait imaginer qu’il pourrait y avoir, pour le responsable du cocontractant, une manipulation de fonds irrégulièrement extraits de la caisse d’un organisme public. En effet, dans l’hypothèse où la somme est due par l’administration et que la clause financière du contrat en cause est rédigée en langue étrangère, elle ne peut lui être opposée, puisque impactant ses finances, elle lui porte nécessairement préjudice.

Aucun arrêt de la cour des comptes ne semble être allé dans ce sens et il est loin d’être certain que ce serait le cas si la situation décrite se présentait. Néanmoins, une telle menace permettrait de donner toute sa force à l’article 5 de la loi Toubon en mettant les administrations en capacité d’argumenter plus solidement l’exigence de convention en français (ou de double convention) avec leurs partenaires.

Les risques financiers et comptables ne sont donc pas totalement exclus en cas de violation des dispositions de l’article 5. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que des dispositions pénales répriment indirectement la violation des dispositions de la loi Toubon.

B. Une protection pénale indirecte de l’article 5 de la loi Toubon.

Divers textes prévoient indirectement la récrimination pénale des dispositions contenues dans la loi Toubon.

La plus évidente est celle prévue par l’article 3 du décret n°95-240 du 3 mars 1995 pris pour l’application de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française. Celui-ci dispose que « Le fait de ne pas mettre à la disposition d’un salarié une version en langue française d’un document comportant des obligations à l’égard de ce salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son travail est puni de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe ».

Là encore, aucune décision pénale publiée ne semble avoir été rendue en application de la loi Toubon. En revanche, il n’est pas totalement inimaginable qu’un juge pénal puisse condamner une personne publique sur le fondement de l’article 3 du décret de 1995 pour ne pas avoir mis à disposition de ses agents des documents dont la connaissance leur est nécessaire pour l’exécution de leurs missions.

Cet article 3 du décret nous paraît même permettre d’apporter une protection pénale à l’article 5 de la loi. En effet, les agents publics en charge de l’application d’une convention en langue étrangère et non traduite ne sont pas mis en possession d’un document en langue française. Ils doivent pourtant bien, en application des stipulations de la convention, l’exécuter sur demande de leur hiérarchie.

Le décret, bien que faisant référence aux « salariés » et non aux agents publics, nous paraît par ailleurs avoir une portée générique, puisque rien ne justifierait un inégalité sur ce point entre la situation de salarié et d’agent public.

A noter que les personnes morales condamnées sur ce fondement peuvent se voir infliger une amende représentant le quintuple de l’amende opposable aux personnes physiques en application de l’article 131-41 du code pénal. A noter également que la mise en cause de la responsabilité pénale de l’État, en tant que personne morale, étant impossible, le risque est grand de faire peser cette charge sur les décideurs publics concernés eux-mêmes.

Quoiqu’il en soit, et dans la continuité, le non-respect de l’article 5 de la loi Toubon pourrait conduire à la qualification de discrimination linguistique désormais prohibée en ces termes par l’article 225-1 du code pénal : « Constitue une discrimination toute distinction de [...] leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ». Il ne s’agirait pas d’un motif de discrimination si, par exemple, la maîtrise de la langue concernée était une exigence professionnelle essentielle, mais il appartiendrait alors à l’administration de démontrer ce point. Or, tant de services sont susceptibles de manipuler une convention qu’il ne serait pas possible de justifier, pour tous les agents amenés à en connaître, que la maîtrise de la langue en question est essentielle. De même, il ne serait clairement pas possible à une administration classique de démontrer qu’un agent en charge des finances doivent impérativement manier couramment des langues rares. En conséquence, toute mesure fondée sur l’incapacité d’un agent à comprendre et à appliquer les stipulations d’une convention rédigée en langue étrangère pourra, non seulement être annulée par le juge administratif mais, surtout, faire l’objet de poursuites pénales.

Enfin, il est bon de rappeler que les dispositions relatives à l’usage du français dans l’administration font l’objet d’une protection pénale autonome fondée sur le décret du 2 thermidor an II.

L’article 1er du décret instituant la supposée « Terreur Linguistique » prévoit que « nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de le république, être écrit qu’en langue française ». L’article 3 de ce décret prévoit, quant à lui, une condamnation pénale pour « tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du gouvernement qui, à dater du jour de la publication de la présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l’exercice de ses fonctions, des [...] contrats [...], conçus en idiomes ou langues autres que la française ». L’agent concerné, engageant sa responsabilité pénale personnelle sera, d’après ce texte « traduit devant le tribunal de police correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d’emprisonnement, et destitué ».

Certes, la destitution d’office ne serait pas systématique au regard des exigences de la procédure disciplinaire. La dernière partie de phrase peut donc être considérée comme implicitement abrogée, notamment par l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

En revanche, la disposition pénale prévoyant un emprisonnement de six mois n’a semble-t-il pas été abrogée.

Dans le cadre des débats parlementaires relatifs à la loi « Égalité et citoyenneté », deux amendements ont été présentés, respectivement à l’Assemblée Nationale (amendement n°1534) et au Sénat (amendement n°558) en vue d’obtenir l’abrogation de ce décret. Dans les deux cas, cette abrogation a été rejetée par les chambres.

Plus encore, la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique a, par son article 76, revivifié ce texte en indiquant que l’article 1er du décret « n’a ni pour objet ni pour effet de prohiber l’usage de traductions lorsque l’utilisation de la langue française est assurée ».

L’article 3 de ce texte ne semble, lui, pas avoir été amendé ou abrogé depuis et la responsabilité personnelle des agents publics semble toujours, du moins en théorie, pouvoir être mise en cause sur ce fondement.

A supposer même que cet article 3 ait été définitivement suspendu, et qu’il n’ait pas été rétabli par l’arrêté consulaire du 24 prairial an XI, toute sanction n’est pas écartée pour les agents publics ne respectant par la loi Toubon. En effet, l’article 432-1 du code pénal prohibe « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi ». La peine applicable est de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Évidemment, dans un tel cadre, il faudrait démontrer l’élément intentionnel visant positivement à faire échec à l’exécution de la loi, ce qui n’est pas aisé, et apparaît en pratique, fort compliqué à prouver. En effet, une « simple illégalité » ne constitue pas un délit pénal, et il est fort à parier qu’une telle qualification juridique ne serait pas retenue par le juge pénal.

Enfin, et au-delà le droit pénal, dès lors que l’obligation de rédaction des conventions en français est inscrite dans la loi, un manquement réitéré à l’article 5 de la loi Toubon pourrait fonder une sanction disciplinaire dans le cadre procédural idoine. L’obstacle à de telles condamnations serait ici moins d’ordre juridique que pratique. En effet, les agents ne rédigent en général pas de conventions en langues étrangères de leur propre chef, mais davantage en application de directives hiérarchiques. Il serait donc étonnant qu’une telle procédure émerge ou aboutisse un jour.

Il découle de ces éléments que l’article 5 de la loi Toubon, s’il est indirectement garanti par la législation pénale, ne l’est que très imparfaitement. Les hypothèses effectives de mise en cause de la responsabilité pénale, voire disciplinaire, d’un agent pour violation de l’article 5 sont en effet proches du néant. Une telle protection s’avère donc en pratique inefficiente, contrairement au potentiel dévastateur de l’inopposabilité des clauses contractuelles concernées.

Conclusion.

L’article 5 de la loi Toubon, quoique rarement étudié, s’impose aux contrats des personnes publiques et des personnes privées dans l’exercice de leurs missions de service public. Il impose des règles protectrices dont tout le potentiel contentieux n’a pas encore été épuisé par les plaideurs. La jurisprudence sur ce sujet est donc pour le moins discrète, voire muette. Cependant, le contentieux contractuel, le droit des finances publiques et le droit pénal peuvent indirectement aider l’article 5 de la loi de 1994 à opérer son office. Certaines hypothèses sont évidemment chimériques, mais d’autres demanderaient à être étudiées avec attention par les responsables publiques pour ne pas devoir faire face à de sérieuses complications contentieuses.

La loi Toubon est malheureusement trop souvent perçue comme une loi conservatrice visant à protéger un patrimoine linguistique en déclin. Penser cette loi à travers ce prisme revient cependant à oublier la valeur constitutionnelle de notre langue telle que posée par l’article 2 de la constitution. C’est également oublier que le fait, pour des personnes publiques, de rédiger leurs actes en français est l’un des corollaires nécessaires à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi [37] et l’un des fondements du principe d’égalité [38] et donc, in fine, du principe de non-discrimination [39].

C’est également oublier que la maîtrise d’une langue n’implique pas la maîtrise des concepts de cette langue, notamment d’un point de vue juridique. La fiabilité de l’analyse des conventions par des juristes d’administration n’est en effet pas garantie de la même manière, quand bien même leur maîtrise de la langue concernée serait suffisante.

C’est oublier enfin que, contrairement à d’autres pays, c’est, en France, l’État qui a façonné la Nation, écrit un roman rassembleur et unifié la langue. L’État, en France, et contrairement à d’autres pays d’Europe, n’a pas pour fondement initial une culture, et donc une langue, communes qui auraient conduit à la constitution d’un collectif institutionnel reflétant cette Nation. A l’inverse, la culture française a été voulue, façonnée, et parfois imposée, par l’État, de Philippe Auguste à la Révolution, de François Ier à l’Empire, sans oublier les grandes lois de la IIIème République. Cela explique non seulement l’importance populaire des mythes nationaux et des grands personnages, mais également des législations spécifiques adaptées à ce contexte. Mépriser la loi Toubon, tout comme l’article 2 de la Constitution, revient donc à oublier que les peuples s’inscrivent dans un continuum historique impactant toujours leur culture et leurs lois… et que le peuple français ne déroge en rien à cette règle.

Morgan REYNAUD
Responsable juridique
Chargé d’enseignement en droit public

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Notes de l'article:

[1Barrère, Rapport du comité de salut public sur les idiomes du 8 pluviôse an II.

[2G. Orwell, 1984.

[3Ordonnan du Roy sur le faid de justice.

[4Cf. Le Très ancien coutumier de Normandie ; Les Établissements de Saint Louis ; Le Grand coutumier de Normandie etc.

[5S. Lusignan, L’usage du latin et du français à la chancellerie de Philippe VI.

[6Ordonnance de Montils-lès-Tours de 1453, Ordonnance de Moulins de 1490, ordonnance royale de 1510.

[7Voir à cet égard : Fañch Broudic, La Révolution française et les idiomes, disponible en ligne.

[8Cf.par exemple : C.Cass., ch. Comm., 27 novembre 2012, Sté Sundan Airways c/ASECNA, pourv. n°11-17.85 ou, devant le juge administratif, CE, 28 février 2019, groupement d’information et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles, Req n°417128.

[9C.const., 29 juillet 1994, Loi relative à l’emploi de la langue française, déc. n° 94-345 DC.

[10CE, 11 juin 2003, Association « Avenir de la langue française », Req n°246971.

[11CE, 26 décembre 2012, Association « Libérez les Mademoiselles ! », Req n°358226.

[12C.const., 28 septembre 2006, Accord sur l’application de l’article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens, déc. n°2006-541 DC.

[13C.const., 29 juillet 1994, Loi relative à l’emploi de la langue française, déc. n° 94-345 DC.

[14CE, 27 juillet 2006, Association « Avenir de la langue française », Req n°281629.

[15X. Labée, Jean-Jacques Urvoas face à François Ier et au divorce par consentement mutuel en langue étrangère, Recueil Dalloz 2017.358.

[16CE, 14 juin 2018, ordre des avocats au barreau de Paris, Req n°408261.

[17CE, 25 juillet 2008, Commissariat à l’énergie atomique, Req n°280162.

[18CADA, 2 avril 2015, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, avis n°20150897.

[19ex : TC, 22 novembre 2010, Brasserie du Théâtre, aff. n°10-03764.

[20CAA Douai, 13 février 2014, HLC Hélicap, Req n°12DA00189.

[21TA de Lyon, 13 décembre 2017, préfet de la région Auvergne - Rhône-Alpes, Req n° 1704697.

[22CE, 8 février 2020, Société Véolia eau, Req n°420296.

[23CE, 10 juillet 1996, Cayzeele, Req 138536.

[24CE, 9 février 2018, Val d’Europe agglomération, Req n°404982.

[25CE, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, Req n°358994.

[26CE, 9 novembre 2018, Groupement des laboratoires de biologie médicale, Req n°420654.

[27CE, 27 mars 2020, communauté urbaine du Grand Nancy, Req n°426291.

[28CE, 9 novembre 2018 pré-cité.

[29CE, 27 octobre 1989, Commune de Sarlat, Req n°70549.

[30CE, 9 novembre 2018 pré-cité.

[31CE, 21 octobre 2019, société Coopérative Métropolitaine d’Entreprise Générale, Req n°420086.

[32CRC Aquitaine, Limousin, Poitou-Charente, 12 mai 2016, Gestion de la CCI de La Rochelle.

[33C.comptes, 23 novembre 2018, Receveur régional des douanes d’Ile-de-France - Exercices 2011 à 2013, Arr., n° S-2018-3449.

[34CDBF, 4 juillet 2019, Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de La Rochelle, Arr. n° 235-779.

[35CDBF, 22 novembre 1989, Société anonyme La Signalisation, Arr. n° 83-238.

[36Cons. Const., 2 décembre 2016, Personnes justiciables de la cour de discipline budgétaire et financière, déc. n°2016-599 QPC.

[37C.const., 30 novembre 2012, Obligation d’affiliation à une corporation d’artisans en Alsace-Moselle, déc. n°2012-285 QPC.

[38C.const., 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, déc. n°91-290 DC.

[39C.const., 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, déc., 99-412 DC.

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