La réparation du trouble de jouissance : attention aux mirages !

Par Bernard Rineau et Amélie Lefebvre, Avocats.

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La réparation intégrale du préjudice constitue l’un des piliers du droit de la responsabilité civile. En principe, le responsable d’un dommage doit réparer tout le préjudice - et rien que le préjudice - causé à la victime. Ce principe de réparation intégrale « oblige à placer celui qui a subi [un dommage] dans la situation où il se serait trouvé si le comportement dommageable n’avait pas eu lieu » [1].

Rappelé constamment par la jurisprudence, le principe de la réparation intégrale l’a conduite à prendre en compte pour une indemnisation globale, non seulement les préjudices matériels mais également des préjudices consécutifs, à savoir les dommages immatériels, dont la constatation et l’évaluation sont plus délicates : c’est le cas d’un trouble de jouissance.

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L’expression « trouble de jouissance », non strictement définie par les textes, désigne couramment l’impossibilité d’utiliser un bien, les pertes de loyers ou les pertes d’exploitation pouvant en résulter, ou la dépréciation d’un bien consécutive aux réparations d’un dommage [2].
Le champ d’application du préjudice consécutif dit de jouissance est large puisque apparemment tous les types de biens sont à considérer et donc des domaines du droit très variés : droit des biens, droit des sociétés, droit de l’environnement, droit administratif, etc…

En matière de droit de la construction, du point de vue du maître de l’ouvrage, le trouble de jouissance objet d’une demande de réparation sous forme de dommages et intérêts, semble, à première vue, constituer une manne du plaideur : c’est là un fondement idéal pour parachever la réparation - intégrale… - du dommage causé par des désordres affectant les travaux confiés à une entreprise.

Et pourtant… rien n’est moins sûr !

Comme toujours, la redoutable « appréciation souveraine des juges du fond », que ce soit dans l’appréciation de l’existence même du préjudice ou dans son évaluation, entre en jeu.
Les juges du fond sont effectivement titulaires d’un pouvoir souverain d’appréciation « pour déterminer les modalités de la réparation du dommage causé par des malfaçons et pour en fixer ses limites » (Civ. 3, 31 mars 1971, n°69-14387).

L’appréciation du trouble de jouissance est donc soumise à un aléa judiciaire important : l’analyse de la jurisprudence permet tout au plus d’en cerner les contours.

I- Les critères retenus pour l’évaluation financière du trouble de jouissance.

L’évaluation du trouble de jouissance prend essentiellement en compte l’importance des désordres et la valeur vénale ou locative du bien. Le juge distingue selon qu’il s’agit d’un simple trouble ou d’une véritable privation de jouissance : le montant de dommages-intérêts octroyés sera impacté par cette décision.
Néanmoins, il s’agit toujours, nécessairement, d’une évaluation approximative du préjudice subi.

Critères principaux :

  • Inhabitabilité partielle ou totale du bien
  • Durée du trouble
  • Valeur locative du logement et surface concernée par le trouble
  • Coût du relogement et nombre de personnes concernées
  • Prix d’acquisition du bien
  • Nature des désordres constatés

Exemple :

Dans le cas d’une inhabitabilité totale de trente jours pour une famille de quatre personnes, quelle somme accorder au titre du préjudice de jouissance du fait du déménagement des meubles et du relogement de la famille, imposés par la démolition des plafonds et la réfection des plâtreries, cloisons et plafonds, le logement étant devenu inhabitable ? (CA Nancy, 24 février 2014, n°533/2014)

Les juges ont retenu un coût journalier de 50,65 euros par jour et par personne, avec un total de 12.156 euros (soit 50,65 € x 60 [3] x 4 (personnes)).

II- La variété des indemnités accordées.

A priori, il n’existe aucun critère précis qui permette au juge d’évaluer le trouble de jouissance. Les juges du fond apprécient globalement l’indemnisation dudit trouble et, le plus souvent, indiquent que « le préjudice de jouissance subi doit être fixé à la somme de… », sans autre précision (CA Montpellier, 11 décembre 2014, n°11/05109).

Souvent, l’indemnité accordée englobe différentes sortes de préjudices. Ainsi, les juges allouent une certaine somme de dommages-intérêts, « tous autres chefs de préjudice confondus » (CA Limoges, 9 avril 2015, RG n°13/01496).
En matière de construction, les juges du fond peuvent octroyer une indemnité pour perte de jouissance fixée de manière forfaitaire (CA Lyon, 17 janvier 2012, RG n°06/06704).

Le but de l’indemnisation forfaitaire, à peine caché, tend essentiellement à limiter l’indemnité accordée, pour éviter que celle-ci soit anormalement élevée ou insuffisamment précise.
A l’inverse, parfois, le trouble de jouissance peut faire l’objet d’une évaluation plus précise et être quantifié. Les arrêts rendus par les cours d’appel retiennent la durée du trouble comme critère principal.

A titre d’exemples, en matière de droit de la construction, quelques arrêts peuvent être cités pour illustrer la hauteur variable de l’indemnité accordée :

  • 750 euros pour trouble de jouissance, du fait d’une piscine inachevée. (CA Limoges, 25 février 2015, n°14/00256) ;
  • 1.000 euros en réparation du préjudice de jouissance, pour humidité sur un mur du garage pendant cinq années. (CA Colmar, 23 octobre 2015, n°632/2015) ;
  • 15.000 euros au titre du préjudice de jouissance, pour interruption des travaux sur une résidence secondaire, pendant 9 années. (Civ. 3, 29 septembre 2015, n°13-19923) ;
  • 4.000 euros au titre du préjudice de jouissance pour la réalisation de travaux inadéquats et de travaux de reprise. (CA Montpellier, 11 décembre 2014, n°11/05109).

En conclusion, si de prime abord le trouble de jouissance parait permettre d’augmenter facilement la réparation financière accordée à la victime d’un désordre de construction, la réalité est plus nuancée : le préjudice de jouissance invoqué doit être suffisamment démontré tant dans son principe que dans son étendue pour être correctement indemnisé.

Le recours à l’expertise judiciaire peut permettre de faciliter cette démonstration afin d’emporter la conviction des juges saisis ; à défaut, le plaideur s’expose à ce que la réparation de son préjudice au titre du trouble de jouissance soit réduite à une peau de chagrin, notamment par la pratique de l’indemnisation globale et forfaitaire.

Bernard RINEAU
Avocat Associé
Amélie LEFEBVRE
Avocat
RINEAU & Associés
http://www.rineauassocies.com

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Notes de l'article:

[1P.CASSON, Dommages et Intérêts, Répertoire de droit civil, octobre 2015, n°15s.

[2Préjudices immatériels, Dommages, Etudes - Dictionnaire permanent Assurances, Dalloz, n°56s.

[32x30 jours.

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Discussions en cours :

  • par Christophe Lyon , Le 24 juillet 2020 à 11:43

    En tant que bailleur, je refais la toiture d’une des maisons que je loue.
    La locataire me demande une réduction de loyer en le justifiant par un trouble de jouissance.
    Effectivement, un échafaudage entoure la maison et ses ouvriers travaillent ....
    J’ai le sentiment d’une double peine : je fais des travaux pour son confort, ses économies d’énergie ... et je devrais lui concéder une diminution de loyer - Avez-vous un retour d’expérience à ce sujet ?

  • Dernière réponse : 10 juin 2020 à 15:08
    par Christophe , Le 7 février 2018 à 23:36

    Bonjour
    comment peut-on faire valoir ces droits à l’amiable, sans passer directement par la case justice ?
    pourriez-vous nous indiquer les articles sur lesquels nous pouvons appuyer nos requêtes ?
    merci

    • par ALLAIN , Le 8 avril 2018 à 18:29

      Bonjour,

      Ma voisine veut refaire sa toiture . Le plus pratique est de passer dans mon jardin et d’installer les échafaudages.
      1/Puis je l’obliger à faire les travaux depuis la rue ?
      2/Si je suis obligée de la laisser passer dans mon jardin, puis je demander une indemnité journalière pour trouble de jouissance ?
      merci

    • par Nicolas , Le 9 juin 2020 à 17:57

      Depuis 2018 pour la 4 ème fois il y a une inondation -au même endroit - en provenance de la même source.
      Depuis 2018 on ne peut plus utiliser la pièce de séjour qui est soit en chantier soit en déshumidification (avec un déshumidificateur qui bourdonne en permanence pendant 9 h/j). Les nouveaux dégâts se sont produits tous quand soit les travaux de remise en état suite au dégât précédent étaient finis soit quand la phase d’assèchement été à sa fin. Il y a eu une continuité dans la non utilisation de la pièce dans sa fonction de base qui va atteindre avec les travaux qui seront à faire après le dernier plus de 2.5 ans.
      Le propriétaire des lieux ne veut pas faire tous les travaux nécessaires pour éliminer définitivement les risques.
      J’estime que cette situation doit conduire à une compensation en dehors des compensations pour les dégâts matériels.
      Je pensais - étant donné la durée et la mauvaise volonté du propriétaire - à la chiffrer à €10/jour de non jouissance.
      Puis-je le faire légalement ?

    • par Quentin Parée (cabinet RINEAU & Associés) , Le 10 juin 2020 à 15:08

      Bonjour Monsieur,

      Nous vous remercions pour votre message.

      L’exposé de votre situation nécessite un examen et une réponse personnalisés.

      Vous pouvez contacter directement notre cabinet au besoin : https://www.rineauassocies.com/index.php

      Bien cordialement,

      Quentin Parée
      Cabinet RINEAU & Associés

  • par Marc Rosentaub , Le 26 avril 2019 à 02:21

    Pour établir un bilan de préjudices matériels, moraux et d’autres, par l’estimation des valeurs financières des réparations sont très difficiles. Les évaluations des juges sont sans appel. Il manque des barèmes et des experts près des tribunaux A qui s’adresser pour se défendre de décisions arbitraires..

  • par ANGIBOUST Claude , Le 27 avril 2018 à 09:08

    Bjr
    La copropriété souhaite transformer des parties communes en 3 apparts + qques celliers. Les travaux ont lieu dans une résidence en béton banché ( Découpage murs porteurs ,perçage , montage cloisons et découpage carrelage sont des sources très importante de bruit )et d’une durée estimée à 3/4 MOIS !
    Les propriétaires résidents ou loueurs de ces escaliers peuvent ils prétendre à une indemnité ,type perte de loyer, vu la longueur de la perte de jouissance ?.

  • par BERTRAND ERIC , Le 22 décembre 2017 à 19:38

    un preneur évincé de son local commercial peut il demander au titre du trouble commercial ( perte de jouissance de son fond de commerce ) une indemnité qui serait le montant de sa perte d exploitation de tout le temps qu aure durée la procédure jus qu au versement de l indemnité d évictiion ?

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