Réflexions sur la réparation du préjudice né du licenciement.

Par Guillaume Escudié, Avocat.

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Explorer : # licenciement abusif # indemnisation # droit du travail # barème légal

« Tout le préjudice mais rien que le préjudice ».
Cette règle de responsabilité civile enseignée dès les premières années de la faculté de droit ne s’applique pas systématiquement devant les juridictions prud’homales.

-

Les règles de base de la responsabilité civile :

Classiquement, pour engager la responsabilité civile d’une personne le demandeur doit faire la démonstration :
- d’un fait générateur ;
- d’un préjudice ;
- d’un lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice.

Par exemple, un individu blesse un autre individu :
- le fait générateur : les coups portés ;
- le(s) préjudice(s) : les blessures, frais médicaux, le préjudice esthétique, etc ;
- le lien de causalité : les blessures sont de manière certaine et directe causées par les coups portés par le premier individu.

Rien de nouveau.

Les spécificités du droit du travail :

En droit du travail et plus spécifiquement en matière d’indemnisation du licenciement « abusif » les choses sont cependant différentes.

Cas d’école : l’employeur licencie son salarié pour un motif lambda (faute simple, insuffisance professionnelle, etc). Si la juridiction considère que le motif n’est pas justifié alors l’action de licencier (fait générateur) est de nature à engager la responsabilité de l’employeur. Jusque-là rien de particulier.

S’agissant du préjudice, les choses diffèrent des règles évoquées précédemment.

D’abord et quel que soit son préjudice, le salarié a droit à une réparation : le préjudice peut donc être considéré comme « nécessaire » [1].

Même s’il retrouve un emploi directement après son licenciement, que finalement il n’a subi aucune perte financière entre son licenciement et sa nouvelle embauche, l’employeur devra lui verser une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Il en va de même s’il ne produit pas la moindre pièce liée à sa situation par rapport à l’emploi. Ces aspects peuvent sembler avantageux pour le salarié mais ne se rencontrent que très rarement en pratique.

Ensuite, le juge est enfermé dans le barème prévu à l’article L1235-3 du Code du travail, instauré par les ordonnances dites « Macron » en vigueur depuis le 24 septembre 2017.

Ce barème prévoit une indemnisation minimale et une indemnisation maximale (plancher et plafond) du licenciement sans cause réelle et sérieuse fixées en fonction de l’ancienneté du salarié et du nombre de salariés dans l’entreprise.

L’application du barème de l’article L1235-3 du Code du travail par le juge est impérative : le contentieux lié à la possibilité, pour le juge, d’écarter ce barème légal pour octroyer une indemnisation considérée comme plus juste du préjudice n’est aujourd’hui plus d’actualité.

En effet, l’arrêt du 1er février 2023 rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation vient fermer à double tour la porte déjà close par les arrêts du 11 mai 2022 [2].

Par ses arrêts rendus en Assemblée Plénière et publiés au Bulletin (portée plus importante), la Cour de cassation a considéré qu’il appartenait aux juges d’appel :

« d’apprécier la situation concrète de la salariée pour déterminer le montant de l’indemnité due entre les montants minimaux et maximaux déterminés par l’article L1235-3 du Code du travail ».

De rares cours d’appel avaient persisté, postérieurement à cette décision, à refuser d’appliquer le barème selon des arguments et fondements pouvant sembler légitimes (perte financière dépassant le plafond, violation de la jurisprudence européenne, violation de la charte des droits sociaux, etc) [3].

La Cour de cassation enjoint - de nouveau - aux cours d’appel de se cantonner aux tableaux de l’article L1235-3 du Code du travail [4].

La réparation du préjudice selon des considérations extrinsèques au préjudice ?

Dans une logique simplement juridique et au regard des principes évoqués en préambule, le barème légal pose question : l’indemnisation ne tient plus au préjudice véritablement subi par le salarié (perte financière, différence entre les revenus perçus avant le licenciement abusif et ceux perçus postérieurement, etc) mais à son ancienneté et à la taille de l’entreprise.

Grossissons le trait (une fois encore) :
- d’un côté, un salarié de 9 ans d’ancienneté dans une entreprise de + de 11 salariés, âgé de 35 ans, aurait droit à une indemnisation comprise entre 3 mois et 9 mois de salaire ;
- de l’autre côté, un salarié d’1 an d’ancienneté dans une entreprise de - de 11 salariés aurait droit à une indemnisation comprise entre 0,5 mois et 2 mois de salaire.

Il est pourtant plus probable que le premier retrouve un emploi plus rapidement et subisse un préjudice ne serait-ce que financier moins important que le second.

Ce manque de souplesse légal conduit à des résultats parfois déconnectés de la réalité de ce que subissent certains salariés.

Il pourrait également être intéressant que les pouvoirs publics éclairent les justiciables sur la logique mathématique de ce barème, tant il semble arbitraire :
- avec 1 an d’ancienneté le maximum est de 2 mois de salaire ;
- passé 2 ans d’ancienneté le maximum est de 3,5 mois de salaire (augmentation de 1,5 mois) ;
- passé 3 ans d’ancienneté le maximum est de 4 mois de salaire (augmentation de 0,5 mois) ;
- avec 7 ou 8 ans d’ancienneté les minimum et maximum sont les mêmes ;
- postérieurement à 30 années d’ancienneté le plafond s’arrête à 20 mois de salaire.

Même en suivant la logique d’un barème basé sur l’ancienneté, il est difficile de suivre : un salarié de 30 ans ou 40 ans d’ancienneté est de facto dans une même situation. Le préjudice est donc fixé en fonction de l’ancienneté... mais dans une certaine limite.

Nous pouvons également nous focaliser sur les planchers d’indemnisation avec le paramètre relatif à l’effectif de l’entreprise.

Une personne avec la même ancienneté, la même perte financière, le même âge, la même situation par rapport à l’emploi pourrait être indemnisée considérablement moins que son homologue placé dans la même situation, parce que l’entreprise dans laquelle ce premier travaillait embauche habituellement moins de 11 salariés.

On corrèle donc l’indemnisation du préjudice à la capacité de la personne responsable de ce même préjudice à en assurer l’indemnisation.

Une telle logique paraît contestable : entendrait-on une personne responsable civilement d’une agression et de nombreux préjudices causés à sa victime venir plaider son insolvabilité pour solliciter une condamnation à des dommages et intérêts moins importants ?

En insérant ce paramètre, on change finalement le paradigme de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse : il ne s’agit pas que d’une réparation pure et simple d’un préjudice mais d’une réparation pouvant avoir la portée de sanction financière de l’employeur.

D’ailleurs, pour quelles raisons ce seuil de 11 salariés a été choisi et pas 20 / 50 / 200 ?

Si ce choix semble faire référence à la loi PACTE de 2020 harmonisant les seuils sur ceux prévus dans le Code de la sécurité sociale, il interroge sur un simple aspect pratique : à titre d’exemple, une première entreprise de 8 salariés doit-elle bénéficier d’un traitement plus favorable qu’une deuxième de 14 salariés ? D’un autre côté, le même traitement est réservé à une entreprise de 14 salariés qu’à une troisième de 2.000 salariés. L’entreprise de 14 salariés sera pourtant dans une situation structurelle, économique et sociale plus proche de la première.

Quelle était la situation avant les barèmes de l’article L1235-3 du Code du travail ?

A l’inverse, la situation précédant septembre 2017 ne semblait pas plus convenable juridiquement : le salarié disposant d’une ancienneté d’au minimum 2 ans dans une entreprise de + de 11 salariés avait droit à une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse de 6 mois minimum.

Cela pouvait conduire à des cas tout aussi déconnectés entraînant ainsi une réparation par l’employeur d’un préjudice dépassant la réalité de la situation subie par le salarié.

Quelles sont les autres critiques opposées au barème ?

Autre écueil avancé lié à la barémisation de la réparation : l’automatisation de la réparation et finalement la mise en œuvre d’une justice plus robotisée qu’humaine.

Le risque de prévoir un barème serait la diminution de la réflexion et l’application automatique d’une indemnisation en dépit d’une analyse au cas par cas.

A l’aune de l’open data, du développement des Legal-tech, de la justice dite « prédictive », (de l’apparition de Chat GPT), de la volonté des pouvoirs publics de désengorger les juridictions et d’accélérer les délais de justice, cela peut inquiéter.

Quelles évolutions statistiques depuis l’instauration du barème ?

Depuis 2017, le montant des réparations a diminué :
- Moyenne de 7,9 mois de salaire brut avant le barème ;
- Moyenne de 6,6 mois de salaire brut après le barème.

Les salariés les plus touchés par cette diminution sont, sans surprise, ceux disposant d’une petite ancienneté [5].

Cette diminution s’accompagne d’une baisse des recours exercés par les salariés devant le Conseil de prud’hommes (même si la tendance à la baisse pouvait être remarquée avant l’instauration du barème) [6].

Quelles exceptions au barème légal ?

Il convient, enfin, de préciser que le législateur a réservé des cas limités pour lesquels ce barème n’est pas applicable : licenciement en lien avec des comportements de harcèlement (moral ou sexuel) discrimination, atteinte à une liberté fondamentale, etc [7].

Sauf s’il sollicite sa réintégration, le salarié aura alors droit au versement d’une indemnité égale au minimum à 6 mois de salaire : une fois encore, quel que soit le préjudice subi par le salarié, il aura droit à une indemnisation minimale.

La logique semble ici de sanctionner des comportements que l’on considère comme les plus graves et de considérer qu’une personne victime de harcèlement, discrimination, d’atteinte à sa liberté fondamentale, subit un préjudice nécessairement important.

Encore une fois, nous ajoutons une logique de sanction à celle de réparation.

Ainsi, nous nous éloignons, une fois de plus, du principe de base relatif à l’appréciation souple et libre du préjudice.

En conclusion, l’appréhension du préjudice lié à la rupture du contrat de travail n’est pas linéaire, simple.

Le système légal actuel présente l’avantage :
- pour l’employeur, de sécuriser son risque contentieux ;
- pour le salarié, d’avoir droit à une indemnisation minimale quelle que soit sa situation et la preuve rapportée devant le juge ;
- pour le juge d’uniformiser sa jurisprudence.

L’inconvénient majeur est celui pour le salarié de subir un préjudice dépassant le plafond légal, d’en rapporter la preuve et de ne pas en obtenir complète réparation.

La réparation du préjudice en droit du travail en est-elle plus « juste » que pour les autres branches de droit ? Chacun se fera son opinion selon sa propre grille de lecture.

Guillaume Escudié
Avocat à la Cour d’appel de Paris
Grelin & Associés

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Notes de l'article:

[1Cass. Soc., 22 février 2006, n°03-46.086.

[2Pourvois 21-19.889 ; 21-14.490 ; 21-15.247.

[3Par exemple : Cour d’appel de Douai, Chambre Sociale 21 octobre 2022, n°1736/22.

[4Cass. Soc., 1er février 2023, n°21-21.011.

[5Rapport du Comité d’évaluation des ordonnances travail 2021 ; Revue Droit Social février 2022 : aef info.

[6Statistiques gouvernementales du Conseil de prud’hommes de Paris.

[7Article L1235-3-1 du Code du travail.

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