Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017, le droit français applique le barème dit « Macron », lequel plafonne les indemnités que le juge prud’homal peut allouer à un salarié dont le licenciement est reconnu comme étant dépourvu de cause réelle et sérieuse [1].
Pour rappel, ce barème ne s’applique pas en cas de nullité du licenciement, d’atteinte à une liberté fondamentale ou lorsque le licenciement intervient en violation des dispositions protectrices prévues par la loi. Dans ces circonstances, le juge demeure compétent pour fixer librement le montant des dommages et intérêts en fonction du préjudice subi, avec un plancher de six mois de salaire en cas de non-réintégration du salarié [2].
Sont notamment concernés par cette exclusion :
1° Les atteintes à une liberté fondamentale ;
2° Les faits de harcèlement moral ou sexuel [3] ;
3° Les licenciements discriminatoires [4] ;
4° Les licenciements motivés par l’exercice d’une action en justice en matière d’égalité professionnelle ou la dénonciation de crimes et délits [5] ;
5° Les licenciements de salariés protégés en raison de l’exercice de leur mandat [6] ;
6° Les licenciements intervenus en méconnaissance des protections liées à la maternité, la paternité, l’adoption, ou à la suspension du contrat pour accident du travail ou maladie professionnelle [7].
Une remise en question constante du barème par des juridictions du fond et les institutions européennes.
Depuis sa mise en place, le barème a suscité de nombreuses réserves, notamment de la part du Comité européen des droits sociaux (CEDS), qui considère que ce plafonnement ne garantit pas une réparation « suffisante ni dissuasive » en cas de licenciement abusif, remettant en cause son effectivité au regard de l’article 24 de la Charte sociale européenne et de l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT.
Des juridictions prud’homales et plusieurs cours d’appel ont écarté l’application du barème dans des décisions motivées par son incompatibilité avec les normes précitées [8].
Les critiques se focalisent notamment sur l’indemnisation jugée trop faible pour les salariés peu anciens dans l’entreprise. En effet, un salarié avec deux années d’ancienneté ne peut espérer qu’un maximum de 3,5 mois de salaire brut, et quatre mois pour trois années, ce qui aurait pour effet dissuasif d’engager une action en justice, alors même que le licenciement est injustifié.
Une limitation de l’appréciation souveraine du juge prud’homal.
Le barème fixe une grille contraignante, combinant ancienneté et effectif de l’entreprise. En outre, l’article L1235-3 autorise le juge à prendre en compte les indemnités déjà perçues par le salarié, pour ajuster à la baisse le montant des dommages-intérêts.
Or, cette logique normative entre en tension avec une jurisprudence constante de la Cour de cassation affirmant l’importance de l’évaluation souveraine du préjudice par les juges du fond : « la perte injustifiée de son emploi par le salarié lui cause un préjudice dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue » [9].
Cette prérogative du juge est admise dans d’autres branches du droit (immobilier, commercial, indemnisation des dommages corporels, etc.), comme en témoignent les arrêts suivants : « L’appréciation de l’existence et de l’étendue du préjudice, qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, échappe au contrôle de la Cour de cassation » [10] ; « La cour d’appel a évalué souverainement (…) » [11] ; « la cour d’appel, qui a apprécié souverainement les conclusions expertales et les preuves produites (…) » [12].
Toutefois, malgré cette faculté d’appréciation, la marge de manœuvre du juge demeure restreinte par l’obligation d’appliquer les plafonds imposés.
Un exemple illustre de manière particulièrement éloquente cette problématique : une salariée, contrainte d’accepter un statut d’autoentrepreneur après son licenciement, s’est retrouvée sans droits aux allocations chômage ni indemnités de rupture, avec deux enfants à charge. Le barème lui aurait octroyé une indemnité dérisoire de 0,5 mois de salaire. Le conseil de prud’hommes de Bordeaux a écarté le barème, requalifié le contrat en CDI à temps plein, et a octroyé 12 000 euros de dommages-intérêts, soit six mois de salaire, considérant que l’indemnisation prévue par le barème était insuffisante et non dissuasive [13].
La position de la Cour de cassation.
Face à cette résistance, la Cour de cassation a fermement réaffirmé la validité du barème. Selon elle, les décisions du CEDS ne s’imposent pas aux juridictions françaises, en l’absence d’effet direct de la Charte sociale européenne dans les litiges entre particuliers. Par ailleurs, elle considère que les dispositions du barème sont compatibles avec l’article 10 de la Convention n°158 de l’OIT.
Cette position a été consacrée dans plusieurs décisions de principe [14].
La position du Comité européen des droits sociaux (CEDS).
Dans ses décisions du 23 mars, 5 juillet et 19 octobre 2022, le CEDS indique notamment : « que les plafonds prévus par l’article L1235-3 du Code du travail ne sont pas suffisamment élevés pour réparer le préjudice subi par la victime et être dissuasifs pour l’employeur (…) », concluant ainsi à une violation de l’article 24.b de la Charte.
Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.
Dans sa recommandation du 6 septembre 2023 (CM/RecChS(2023)3), le Comité des Ministres invite la France à réexaminer et, le cas échéant, à modifier sa législation pour assurer une indemnisation véritablement dissuasive et réparatrice : « ayant noté que, dans ses décisions sur le bien-fondé, le CEDS a jugé la situation de la France en violation de l’article 24.b de la Charte sociale européenne révisée ».
À ce jour, aucune réforme législative n’a été entreprise pour intégrer ces recommandations.
Quel avenir pour le barème ?
La question demeure : la Cour de cassation persistera-t-elle dans sa position ou sera-t-elle amenée à revoir sa jurisprudence à la lumière du droit européen, à l’instar de son revirement récent en matière d’acquisition des congés payés pendant un arrêt maladie, visant à se conformer au droit de l’Union européenne [15] ?