La Cour de cassation admet que des témoignages anonymisés peuvent être produits, à condition qu’ils soient corroborés par d’autres éléments de preuve. Cette solution, qui vise à concilier le droit à la preuve avec le principe du contradictoire, mérite une analyse approfondie quant à ses implications pratiques et ses limites juridiques.
I. Les conditions du recours à une expertise en cas de risque grave.
A. La nécessité d’un risque grave, identifié et actuel.
Le recours à une expertise pour risque grave ne peut être décidé arbitrairement par le CSE. La loi impose des conditions strictes, définies par l’article L2315-94 du Code du travail :
- Le risque doit être grave : il ne s’agit pas d’un simple dysfonctionnement ou d’un désaccord interne, mais d’une menace sérieuse pour la santé ou la sécurité des travailleurs.
- Le risque doit être identifié : le CSE doit être en mesure de préciser la nature du danger (conditions de travail dégradées, exposition à des substances toxiques, surcharge de travail...).
- Le risque doit être actuel : il ne peut s’agir d’une hypothèse future ou d’un danger purement potentiel.
Ces critères garantissent que l’expertise n’est pas utilisée de manière abusive et qu’elle répond à une nécessité objective.
B. L’importance de la preuve du risque grave.
Pour justifier son recours à l’expertise, le CSE doit fournir des éléments probants attestant de l’existence du risque grave.
Ces éléments peuvent être de nature variée :
- Rapports internes faisant état de conditions de travail détériorées.
- Constatations de la médecine du travail ou du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).
- Courriels ou échanges documentés témoignant d’une situation de souffrance au travail.
- Témoignages de salariés relatant des faits précis.
C’est précisément sur ce dernier point que l’arrêt du 11 décembre 2024 apporte une clarification majeure.
II. La recevabilité des témoignages anonymisés par le CSE.
A. Une reconnaissance encadrée par le principe du contradictoire.
Dans l’affaire ayant conduit à l’arrêt du 11 décembre 2024, le CSE de GRDF avait produit plusieurs témoignages anonymisés pour justifier l’existence d’un risque grave au sein de l’entreprise. L’employeur avait contesté cette méthode, soutenant que l’absence d’identification des témoins empêchait toute discussion contradictoire.
Le tribunal judiciaire avait donné raison à l’employeur et déclaré ces témoignages irrecevables, estimant qu’ils ne permettaient pas à la société de vérifier si les déclarants étaient réellement concernés par la situation dénoncée.
La Cour de cassation censure cette décision. Elle rappelle que si un juge ne peut fonder sa décision uniquement sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c’est-à-dire dont l’identité a été masquée a posteriori pour protéger les salariés, sous réserve qu’ils soient corroborés par d’autres éléments de preuve [1].
Cette solution vise à équilibrer le droit à la preuve du CSE et le respect du principe du contradictoire, en permettant l’utilisation de témoignages anonymisés à condition qu’ils soient soutenus par des faits objectifs et vérifiables.
B. Les limites de l’anonymisation des témoignages.
Si la décision de la Cour de cassation marque une avancée en matière de protection des salariés, elle fixe aussi des limites claires :
- Le témoignage anonymisé ne peut être l’unique preuve du risque grave. Il doit être complété par d’autres documents, comme des rapports internes ou des observations de la médecine du travail.
- L’identité des témoins doit être connue de la partie qui produit ces témoignages (ici, le CSE). Il ne s’agit donc pas d’un anonymat absolu, mais d’une protection contre la divulgation à l’employeur.
- Le juge doit examiner la crédibilité et la pertinence des témoignages en fonction du contexte et des autres éléments apportés au dossier.
III. Les conséquences pratiques pour les employeurs et les CSE.
A. Ce que cette décision change pour les employeurs
Désormais, un employeur ne pourra plus contester automatiquement des témoignages anonymisés sous prétexte qu’ils sont dépourvus d’identité visible. Il devra démontrer que ces témoignages ne sont pas corroborés par d’autres éléments ou qu’ils sont insuffisamment étayés.
Toutefois, un employeur peut toujours exiger du CSE qu’il produise des preuves complémentaires, comme des documents médicaux ou des expertises internes, pour éviter qu’un risque grave soit allégué sur la seule base de déclarations anonymisées.
B. Ce que cette décision implique pour les CSE
Pour les CSE, cette jurisprudence représente une opportunité, mais aussi une responsabilité.
Lorsqu’ils constatent un risque grave et souhaitent protéger les salariés témoins, ils devront :
- Veiller à recueillir d’autres éléments de preuve (rapports d’expertise, analyses de la médecine du travail…).
- S’assurer que les témoignages anonymisés sont précis et détaillés, afin de leur conférer une crédibilité suffisante.
- Respecter les règles du contradictoire, en garantissant que l’employeur puisse répondre aux accusations sans pour autant compromettre la sécurité des témoins.
Conclusion.
L’arrêt du 11 décembre 2024 clarifie une question essentielle : les témoignages anonymisés peuvent être pris en compte pour justifier un risque grave en entreprise, à condition qu’ils soient corroborés par d’autres éléments.
Cette évolution offre aux CSE une meilleure protection des salariés, tout en maintenant un équilibre avec le droit au contradictoire de l’employeur.
Toutefois, un témoignage anonymisé ne peut jamais suffire à lui seul à démontrer un risque grave. Il appartient aux CSE d’user de cette possibilité avec discernement et aux employeurs de contester efficacement toute allégation qui ne reposerait pas sur des bases solides.