Œuvres d’art spoliées : comment en obtenir la restitution ?

Par Béatrice Cohen, Avocat.

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On estime à plus de 100.000 le nombre de biens spoliés ou vendus sous la contrainte en France durant la Seconde Guerre mondiale.

Ces spoliations continuent d’alimenter l’actualité, comme en témoigne la spectaculaire découverte de 1.500 œuvres d’art spoliées au domicile du collectionneur germano-autrichien Cornelius Gurlitt en 2012, dont une partie est aujourd’hui présentée au public lors d’expositions médiatisées.

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Si une partie significative des œuvres d’art spoliées en France pendant la Seconde guerre mondiale a déjà été restituée, plus de 2.000 œuvres récupérées en Allemagne sont toujours conservées par des musées publics français sous l’étiquette MNR (Musées Nationaux Restitution).

Cette étiquette permet à ces œuvres de bénéficier d’un statut spécifique, étant conservées par 57 musées mais ne faisant pas partie des collections publiques. Ces MNR sont toujours détenus par l’Etat, faute d’identification des ayant-droits. En outre, l’administration française a vendu après la Libération une partie des œuvres non identifiées et certaines œuvres écoulées sur le marché de l’art ont disparu dans des collections privées en France ou à l’étranger.

Dans ce contexte encore parfois flou, de quels moyens les ayants-droit disposent-ils pour obtenir la restitution d’œuvres d’art et quelle est l’efficacité de ceux-ci ? Après avoir brièvement présenté le régime juridique des œuvres spoliées (I), il s’agira de présenter les principaux mécanismes de restitution (II) ainsi que les faiblesses de ceux-ci, mises en avant dans un récent rapport commandé par le ministère de la Culture et remis à Françoise Nyssen le 19 mars dernier (III).

I. Le régime juridique des œuvres spoliées.

1. La nullité des actes accomplis par les possesseurs successifs.

Le statut juridique des biens spoliés est régi par l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur « la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle », complétée par l’ordonnance du 21 avril 1945 qui en prévoit la restitution. Ces textes permettent notamment au propriétaire de faire constater la nullité des actes accomplis sur le bien spolié, et de reprendre le bien exempt de toute charge dont les acquéreurs successifs l’auraient grevé, même après la fin de l’Occupation. L’ordonnance du 21 avril 1945 instaure en outre une présomption de mauvaise foi à l’encontre des possesseurs de l’objet, qui sont par ailleurs tenus de rembourser tous les dommages causés de leur fait au bien spolié.

2. La procédure et les délais de forclusion.

D’un point de vue procédural, l’ordonnance du 21 avril 1945 donne compétence aux juridictions civiles statuant en la forme des référés pour connaître des demandes de restitution. Si la demande n’est en principe plus recevable à l’expiration d’un délai de six mois après la cessation des hostilités, le juge peut en vertu de l’article 21 alinéa 2 de l’ordonnance relever de cette forclusion le propriétaire dépossédé qui démontre avoir été dans l’impossibilité d’agir dans ce délai, même en l’absence de force majeure.

Les héritiers du collectionneur Simon Bauer ont ainsi obtenu en novembre 2017 la restitution d’un tableau majeur de Pissarro, La Cueillette, qui avait disparu sur le marché privé après la Seconde Guerre Mondiale et avait ponctuellement refait surface lors de ventes aux enchères internationales. Les derniers acquéreurs de la toile l’ayant prêtée à l’occasion d’une exposition organisée au Musée Marmottan, les héritiers de Simon Bauer avaient alors saisi le Tribunal de Grande instance de Paris afin d’obtenir le placement sous séquestre du tableau.

Dans une ordonnance de référé du 7 novembre 2017, le Tribunal de grande instance de Paris a ordonné sur le fondement de l’ordonnance du 21 avril 1945 la restitution de la toile aux héritiers, jugeant que ceux-ci n’étaient pas forclos à agir [1].

II. Les mécanismes étatiques visant à la restitution et à l’indemnisation.

Au-delà de la voie contentieuse permettant de demander en justice la restitution d’un tableau détenu par une personne privée, il existe également des mécanismes de restitution et d’indemnisation mis en place par l’Etat français, ainsi que des initiatives visant à identifier les ayants-droit en l’absence de toute demande de restitution.

1. Les mécanismes de restitution et d’indemnisation.

Lorsque les œuvres spoliées ont été répertoriées parmi les MNR (Musées Nationaux Récupération) par les musées nationaux français, il est possible d’adresser directement une demande de restitution au Service des musées de France de la Direction générale des patrimoines. Cette demande doit impérativement être accompagnée d’éléments de preuve visant à établir la propriété de l’œuvre ainsi que le lien généalogique avec le propriétaire spolié.

Les musées où des œuvres MNR sont conservées sont en principe tenus d’assurer l’accessibilité au public de l’œuvre, d’utiliser un préfixe spécifique dans le numéro d’inventaire et d’apposer une mention indiquant la provenance de l’oeuvre, dans le but de faciliter les demandes de restitution. Il existe en outre des bases de données gouvernementales telles que la base Rose Valland, qui permet de déterminer la localisation des œuvres MNR.

Pour les œuvres d’art qui ne sont pas répertoriées comme MNR, il convient de s’adresser à la Commission d’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), qui est compétente pour indemniser les victimes de spoliation à caractère antisémite.

2. Des efforts complémentaires d’identification.

Le ministère de la Culture a par ailleurs mis en place un processus de restitution complémentaire aux demandes émanant des ayants-droit. Ce processus est fondé sur un effort spontané d’identification des héritiers des œuvres MNR préalablement à l’existence d’une demande de restitution. Le ministère de la Culture a ainsi établi en 2015 un partenariat avec l’organisation professionnelle Généalogistes de France afin de retrouver les propriétaires des œuvres spoliées conservées dans les musées publics français.

Cette initiative publique a notamment permis la restitution d’un dessin spolié de Degas aux ayants-droit de Maurice Dreyfus en mai 2016. Le 12 février 2018, la ministre de la Culture Françoise Nyssen a remis le Triptyque de la Crucifixion du peintre flamand Joachim Patinier aux héritiers du couple Bromberg, qui avait été contraint de vendre le tableau aux nazis pendant la Seconde guerre mondiale.

III. Des restitutions encore longues et complexes.

L’avancement des restitutions demeurant insuffisant, le ministère de la Culture avait chargé en mai 2017 David Zivie d’établir un rapport visant à établir un état des lieux du traitement des œuvres ayant fait l’objet de spoliations ainsi qu’à identifier des axes d’amélioration. Ce rapport récemment remis pointe les faiblesses institutionnelles en matière de restitutions et formule des propositions pour améliorer le dispositif existant.

1. Les carences identifiées.

Ce rapport met en lumière la lenteur et la complexité du processus de restitution. Ainsi, seules 12 restitutions ont eu lieu entre 2012 et 2017. Le rythme d’identification des œuvres MNR est encore insatisfaisant dans la mesure où seules 336 œuvres ont pu être examinées durant cette période, sur un stock de plus de 2.000 œuvres MNR présentes dans les collections des musées français.

Cette lenteur s’explique notamment par l’insuffisance des moyens financiers et humains affectés à l’identification des œuvres. Le rapport met également en lumière le manque d’efficacité et de coordination dans l’organisation administrative. Il pointe en outre le caractère partiel de la mise en application par les musées des instructions sur l’exposition des MNR.

2. Les préconisations du rapport Zivie.

Afin de pallier les carences constatées, le rapport propose notamment d’élargir les compétences de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation (CIVS) et de conférer à cette commission un rôle plus important dans le processus de restitution. Il préconise également d’affecter l’ensemble des œuvres MNR au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme afin de remédier à la dispersion des œuvres sur le territoire français.

Le rapport recommande en outre le recrutement temporaire d’historiens de l’art pour l’identification de la provenance des œuvres, ainsi qu’une modification législative visant à permettre l’annulation de l’entrée dans les collections muséales publiques d’œuvres spoliées non-MNR, qui introduirait ainsi une dérogation au principe d’inaliénabilité des collections publiques.

Obtenir la restitution d’une œuvre d’art spoliée demeure donc un processus long et complexe malgré l’existence d’un cadre légal et institutionnel spécifique, comme en témoigne le faible nombre de restitutions effectuées ces dernières années. Il est souhaitable que le rapport récemment remis à la ministre de la Culture soit suivi de mesures renforçant l’efficacité du processus d’identification des œuvres conservées dans les collections publiques, qui pourraient ainsi permettre l’accélération des restitutions aux héritiers légitimes.

Maître Béatrice COHEN
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Notes de l'article:

[1TGI Paris, 7 novembre 2017, n° 17/58735.

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