1. Le contexte juridique et factuel.
1.1. Les circonstances de l’espèce.
L’affaire concerne un aide-soignant exerçant au sein d’une association d’accueil de personnes handicapées mentales, qui avait été désigné délégué syndical.
Le 23 novembre 2016, une salariée en contrat de professionnalisation a alerté la direction de l’établissement concernant le comportement inapproprié de ce salarié, dénonçant des avances et des gestes indécents à connotation sexuelle.
Face à la gravité des faits allégués, l’employeur a immédiatement réagi en prononçant une mise à pied à titre conservatoire le 30 novembre 2016.
Cette mesure, prévue par le Code du travail, permet d’écarter temporairement le salarié de l’entreprise dans l’attente de la décision définitive concernant son licenciement [1].
S’agissant d’un salarié protégé, l’employeur a parallèlement engagé la procédure d’autorisation de licenciement auprès de l’inspection du travail, conformément aux dispositions de l’article L2411-3 du Code du travail.
Le 14 février 2017, l’inspecteur du travail a rendu une décision défavorable à l’employeur en refusant d’autoriser le licenciement.
L’employeur a alors formé un recours devant le tribunal administratif, tout en maintenant le salarié en dispense d’activité avec maintien de sa rémunération.
Cette situation a conduit le salarié protégé à prendre acte de la rupture de son contrat de travail le 16 mars 2017, estimant que le refus de réintégration constituait un manquement suffisamment grave de l’employeur à ses obligations.
1.2. L’opposition des principes juridiques fondamentaux.
L’affaire met en lumière la confrontation de deux impératifs juridiques majeurs qui s’imposent à l’employeur.
D’une part, le principe de protection exceptionnelle dont bénéficient les salariés investis d’un mandat représentatif impose leur réintégration en cas de refus d’autorisation de licenciement par l’inspection du travail [2].
La jurisprudence a traditionnellement interprété cette obligation de manière stricte, n’admettant que très restrictivement les cas d’impossibilité de réintégration.
D’autre part, l’employeur est débiteur d’une obligation de sécurité qui lui impose de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs [3].
Cette obligation générale se double d’une obligation spécifique en matière de harcèlement sexuel, l’article L. 1153-5 du Code du travail imposant à l’employeur de prendre "toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme et de les sanctionner".
2. L’évolution de la jurisprudence relative à l’impossibilité de réintégration.
2.1. Une conception initialement restrictive.
Pendant longtemps, la Cour de cassation a retenu une conception particulièrement étroite des causes d’impossibilité de réintégration d’un salarié protégé.
Seules la disparition de l’entreprise ou une impossibilité matérielle absolue pouvaient justifier la non-réintégration [4].
Cette position conduisait notamment à écarter la suppression du poste du salarié protégé [5] ou encore l’hostilité du personnel à sa réintégration [6].
La Haute juridiction avait également refusé de considérer que des faits de concurrence déloyale puissent constituer une impossibilité de réintégration [7].
Cette jurisprudence restrictive s’expliquait par la volonté de garantir l’effectivité du statut protecteur et d’éviter que l’employeur ne puisse contourner l’exigence d’autorisation administrative de licenciement.
2.2. L’émergence progressive d’une nouvelle approche.
Un premier infléchissement significatif est intervenu avec l’arrêt du 1ᵉʳ décembre 2021, dans lequel la Cour de cassation a admis que l’obligation de sécurité pouvait justifier le refus de réintégrer un salarié protégé auteur de faits de harcèlement moral [8].
Cette décision marquait une évolution importante en reconnaissant que la protection de la santé et de la sécurité des salariés pouvait primer sur l’obligation de réintégration.
3. L’apport majeur de l’arrêt du 8 janvier 2025.
3.1. Une solution équilibrée.
Dans son arrêt du 8 janvier 2025, la Cour de cassation poursuit cette évolution en étendant explicitement la solution aux situations de harcèlement sexuel.
Elle censure l’arrêt d’appel qui avait considéré que la prise d’acte était justifiée, au motif que les juges du fond auraient dû rechercher si l’impossibilité de réintégrer le salarié ne résultait pas d’un risque de harcèlement sexuel que l’employeur était tenu de prévenir.
La Haute juridiction invite ainsi les juges à procéder à une analyse approfondie des éléments de preuve, notamment les attestations produites par plusieurs salariées qui dénonçaient des attitudes insistantes et des contacts physiques non recherchés.
Cette approche témoigne d’une volonté de concilier la protection des salariés investis d’un mandat représentatif avec l’impératif de prévention des risques psychosociaux.
3.2. Les critères d’appréciation dégagés.
La décision permet de dégager plusieurs critères que les juges du fond devront prendre en compte pour apprécier si le risque de harcèlement sexuel peut justifier la non-réintégration du salarié protégé.
Il convient notamment d’examiner :
- La matérialité et la gravité des faits allégués, étant précisé que les juges disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation dans la caractérisation des faits de harcèlement [9].
- Le caractère répété ou systémique des comportements inappropriés, la Cour de cassation ayant régulièrement souligné l’importance de ce critère dans la qualification du harcèlement sexuel [10].
- L’existence d’un risque réel pour la santé et la sécurité des autres salariés, apprécié au regard notamment du contexte de l’entreprise et de la vulnérabilité potentielle des victimes.
4. Les implications pratiques pour les employeurs.
4.1. La gestion de la période transitoire.
La décision de la Cour de cassation soulève plusieurs questions pratiques concernant la gestion de la période suivant le refus d’autorisation de licenciement.
L’employeur doit notamment s’interroger sur le maintien de la rémunération du salarié non réintégré.
Dans l’affaire commentée, l’employeur avait choisi de maintenir le salaire, solution qui apparaît la plus prudente pour limiter les risques contentieux.
4.2. La constitution du dossier probatoire.
L’employeur souhaitant invoquer l’impossibilité de réintégration devra constituer un dossier particulièrement solide démontrant la réalité du risque de harcèlement sexuel.
Il devra notamment veiller à recueillir et conserver :
- Les témoignages circonstanciés des victimes présumées, en respectant la confidentialité nécessaire à la protection des salariés concernés [11].
- Les éventuels rapports établis par les services de santé au travail ou les représentants du personnel concernant les risques psychosociaux dans l’entreprise.
- Les mesures de prévention déjà mises en œuvre pour lutter contre le harcèlement sexuel, conformément aux obligations prévues par l’article L1153-5 du Code du travail.
Cette décision, qui s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel plus large de prise en compte des risques psychosociaux, illustre la recherche d’un équilibre entre la protection statutaire des représentants du personnel et l’obligation de sécurité de l’employeur.
Elle invite les juges du fond à procéder à une analyse circonstanciée des situations, sans se limiter à une application mécanique du principe de réintégration.
Cette approche nuancée permet ainsi de mieux prendre en compte la complexité des situations rencontrées en pratique, tout en préservant l’effectivité du statut protecteur.