Salariés itinérants : quand les trajets deviennent du temps de travail. Par Vincent Millet, Avocat.

Salariés itinérants : quand les trajets deviennent du temps de travail.

Par Vincent Millet, Avocat.

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La possibilité est ouverte pour les salariés itinérants de voir leur temps de trajet entre domicile et lieux de travail qualifié de temps de travail effectif.
Quelle est la méthode du juge pour procéder à cette qualification et quels indices retient-il pour former sa conviction ?

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Depuis un arrêt de principe rendu le 23 novembre 2022 par la Cour de cassation [1], le trajet des salariés itinérants entre leur domicile et les sites de leur premier et dernier clients est susceptible d’être qualifié de temps de travail effectif (ci-après « TTE ») et rémunéré en conséquence.

La question intéresse le nombre important des salariés qui, en l’absence d’un lieu de travail habituel, peuvent être qualifiés d’itinérants : depuis l’attaché commercial jusqu’au technicien de maintenance, en passant par l’aide-soignant à domicile.

Reste à savoir pour les praticiens, les entreprises et les salariés concernés comment le juge se détermine.

Le régime de la preuve.

Le régime de l’administration de la preuve dans cette matière est distinct de celui qui est issue de l’article L3171-4 du Code du travail puisqu’il ne s’agit pas de déterminer un volume d’heures de travail, mais la qualité, précisément, de TTE.

Certains commentateurs ont cru déceler au détour d’une formulation équivoque l’instauration par la Cour de cassation d’une présomption de TTE [2].

À défaut d’éléments plus explicites de la part de la Haute Juridiction, il faut selon nous considérer, avec les juridictions de fond, que c’est le droit commun de la preuve qui doit s’appliquer ici, tel qu’il résulte de l’article 9 du code de procédure civile [3].

La méthode appliquée.

Dès lors que le caractère itinérant des fonctions est établi, le juge cherche à savoir si les temps de déplacement du salarié entre son domicile et les sites du premier et du dernier clients répondent à la définition du TTE posée à l’article L.3121-1 CT.

Autrement dit, le juge vérifie si le salarié se trouve durant les trajets litigieux à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles.

La méthode appliquée est celle du faisceau d’indices.

La Cour de cassation insiste sur la nécessité pour le juge d’appréhender de la manière la plus concrète et la plus précise possible, jusqu’au détail, les conditions dans lesquelles s’effectuent les déplacements.

Il en résulte qu’aucun des indices qui vont être évoqués ici n’est indispensable ni suffisant pour caractériser le TTE.

Typologie sommaire des indices retenus par le juge.

L’examen des décisions rendues à ce jour révèle que le juge fonde son appréciation sur des éléments matériels, d’une part (I), et des éléments organisationnels, d’autre part (II).

I. Les indices matériels.

Il s’agit des éléments matériels démontrant que, pendant les trajets litigieux, le salarié se trouvait à la disposition de son employeur pour effectuer différentes tâches.

La mise à disposition d’un véhicule de service est probablement l’élément matériel le plus récurrent.

Toutefois, il ne s’agit pas selon nous d’un élément indispensable. En effet, les trajets effectués en train par un salarié pourraient parfaitement être qualifiés de TTE dès lors qu’ils répondraient à la définition légale.

Surtout, il ne s’agit pas non plus d’un élément suffisant pour caractériser le TTE. Ainsi, la Cour d’appel de Paris juge-t-elle que le seul fait pour le salarié d’effectuer les trajets avec un véhicule de service ne démontre pas :

« qu’au-delà de la conduite le salarié était soumis durant ces trajets a des suggestions particulières en lien avec l’exercice de son activité professionnelle » [4].

Le véhicule est équipé d’un dispositif de géolocalisation.

Cela démontre que le salarié se trouve pendant les trajets sous la surveillance de l’employeur qui peut contrôler en temps réel sa localisation.

Un tel élément semble en conséquence susceptible de jouer un rôle déterminant pour caractériser le TTE.

Cependant, dans les affaires où il a été évoqué, d’autres indices matériels et organisationnels permettaient la caractérisation du TTE [5].

Il incitera en tout état de cause l’employeur à rapporter la preuve contraire : il est ainsi jugé qu’un système de géolocalisation ne suffit pas nécessairement à caractériser le TTE dès lors qu’un interrupteur « vie privée » permet de désactiver cette géolocalisation du véhicule [6].

La mise à disposition d’un ordinateur portable compte parmi les éléments sur lesquels le juge a pu fonder la caractérisation du TTE [7].

Dans la mesure où l’utilisation d’un ordinateur portable suppose l’arrêt du véhicule, elle démontre qu’en dehors même des temps de la conduite à proprement parler, le salarié se maintient à la disposition de l’employeur.

La mise à disposition d’un téléphone portable, à plus forte raison si ce téléphone est assorti d’un kit mains libres, démontre que le salarié doit être en mesure de recevoir et d’adresser des appels professionnels pendant le trajet.

C’était en particulier le cas dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de principe rendu par la Cour de cassation le 23 novembre 2022.

Depuis lors, les cours d’appel ont eu l’occasion de rappeler que la mise à disposition d’un téléphone comptait parmi les éléments susceptibles de caractériser le TTE, sans préciser toutefois si le téléphone était assorti d’un kit mains libres [8].

Le fait que le salarié soit amené, lors des déplacements litigieux, à transporter des pièces détachées pour les clients suggère qu’il se tienne à disposition de l’employeur pour un technicien de maintenance [9].

II. Les indices organisationnels.

Pour appréhender le plus précisément possible les conditions dans lesquelles s’effectuent les trajets litigieux, le juge s’intéresse à l’organisation concrète de l’activité professionnelle lors de ces trajets.

Le degré d’autonomie du salarié dans l’organisation de son travail est une des principales variables qui sont examinées par le juge. Cette autonomie doit être suffisamment réduite pour considérer que le salarié se tient à la disposition de son employeur et se conforme à ses directives.

Dans son arrêt du 1er mars 2023, la Cour de cassation a considéré que la soumission d’un agent de maintenance à un planning des opérations compte parmi les éléments permettant de caractériser le TTE [10].

Suivant cette même logique, selon la Cour d’appel de Rouen, le TTE peut être caractérisé lorsque l’activité est exercée à des dates et en des lieux déterminés par l’employeur [11].

Outre l’établissement de plannings, le juge forme fréquemment sa conviction au vu des stipulations contractuelles applicables. Ainsi, les stipulations contractuelles selon lesquelles la tournée clients d’un employé commercial est « préétablie et incontournable » et le prospect réalisé « sous les directives de la direction commerciale » sont-elles susceptibles de caractériser le TTE [12].

Cependant, la Haute Juridiction a précisé dans sa décision du 25 octobre 2023 [13] que l’établissement par l’employeur d’un planning et le contrôle du respect de ce planning ne caractérisent pas nécessairement le TTE dès lors que :

  • Le salarié prend l’initiative de son circuit quotidien ;
  • Le contrôle est rétrospectif et a pour objet de permettre l’indemnisation d’une des trajets « anormaux ».

L’éloignement entre le domicile du salarié et les lieux sur lesquels il se rend pour exécuter les missions qui lui sont dévolues constitue une autre variable régulièrement prise en compte en jurisprudence.

Plus précisément, le juge considère que l’importance du temps de déplacements au regard du temps de travail total constitue un indice permettant de qualifier ces temps de déplacements en TTE.

Le Cour d’appel de Douai a par exemple relevé entre autres indices que le salarié « passait la quasi-totalité de son temps de travail en déplacements […] allant jusqu’à effectuer près de 27 heures de route par semaine » [14].

En outre, la Cour d’appel de Grenoble a quant à elle jugé que la démonstration par le salarié itinérant (dans cette affaire un représentant commercial) de la réalité et du volume de ses déplacements était susceptible d’emporter la qualification des trajet domicile - premier et dernier client en TTE, en l’absence de moyen de défense soulevé par l’employeur et en l’absence également d’une contrepartie pour les trajets « anormaux » [15].

Par ailleurs, la nécessité ponctuelle pour le salarié itinérant d’être hébergé hors de son domicile est également prise en compte.

Dans son arrêt de principe du 23 novembre 2022, la Cour de cassation relève notamment pour caractériser le TTE que le salarié pouvait intervenir sur une zone de « sept départements de la région Grand Ouest éloignés de son domicile, ce qui le conduisait parfois à la fin d’une journée de déplacement professionnel à réserver une chambre d’hôtel afin de pouvoir reprendre, le lendemain, le cours des visites programmées ».

L’hébergement occasionnel du salarié en chambre d’hôtel du fait de l’éloignement des lieux d’intervention a été confirmé par la Cour d’appel de Rouen comme figurant parmi les indices permettant de caractériser le TTE [16].

Cependant, la Cour de cassation a rappelé à ce propos qu’il convenait d’examiner le plus concrètement possible les circonstances de chaque espèce.

Elle a jugé en effet, confirmant l’arrêt rendu en appel, que l’existence de « soirées-étapes » imposées au salarié au-delà d’une certaine distance (c’est-à-dire de soirées pour lesquelles le salarié est contraint de passer la nuit à l’hôtel) ne le maintenait pas à disposition de l’employeur dès lors que le salarié pouvait les choisir [17].

Vincent Millet
Avocat au Barreau de Paris.

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Notes de l'article:

[1Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 23 novembre 2022, 20-21.924, Publié au bulletin.
Ledit principe a été posé en ces termes :
« Eu égard à l’obligation d’interprétation des articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail à la lumière de la directive 2003/88/CE, il y a donc lieu de juger désormais que, lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu’elle est fixée par l’article L3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 du même code ».

[2L’on a pu croire que la formule négative utilisée dans l’arrêt Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 1 mars 2023, 21-12.068, Publié au bulletin instaurait une présomption de TTE :
« En se déterminant ainsi, […] la cour d’appel, qui a statué par des motifs insuffisants à établir que, pendant les temps de déplacement, le salarié ne se tenait pas à la disposition de l’employeur, qu’il ne se conformait pas à ses directives et qu’il pouvait vaquer à des occupations personnelles, n’a pas donné de base légale à sa décision ».

[3Article 9 du code de procédure civile : « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ».

[4Cour d’appel de Paris, 1 février 2023, n°19/12483, s’agissant d’un vérificateur de système incendie, voir également Cour d’appel de Bordeaux , 7 septembre 2023, n° 21/03932 pour un responsable opérationnel promu directeur des opérations.

[5CA de Douai, 23 février 2024, n°22/01223.

[6Cour de cassation, chambre sociale 25 octobre 2023, n° 20-22.800.

[7CA de Versailles, 21 février 2024, n°23/0116, CA de DOUAI, 23 février 2024, n°22/01223 déjà cité.

[8CA de VERSAILLES, 21 février 2024, n°23/0116 et CA de Douai, 23 février 2024, n°22/01223 déjà cités

[9Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 1 mars 2023, 21-12.068, Publié au bulletin.

[10Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 1 mars 2023, 21-12.068, Publié au bulletin, déjà cité.

[11CA de Rouen, 23 février 2023, n°22/02469.

[12CA de Douai, 23 février 2024, n°22/01223, déjà cité.

[13Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 25 octobre 2023, 20-22.800, Publié au bulletin, déjà citée.

[14CA de DOUAI, 23 février 2024, n°22/01223, déjà cité.

[15CA de Grenoble, 8 juin 2023, n°21/03259.

[16CA de Rouen, 23 février 2023, n°22/02469, déjà cité.

[17Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 25 octobre 2023, 20-22.800, Publié au bulletin, déjà cité.

Commenter cet article

Discussions en cours :

  • La justice reconnaît enfin que le temps de trajet domicile-travail d’un salarié itinérant est en réalité du TTE.
    La prise en compte de la directive européenne par les juges y est peut-être pour quelque chose ?
    Bon nombre de sociétés y on pourtant recourt, ce qui crée dans les fait une concurrence déloyale.
    Espérons que les actions en justice se multiplient, afin de contrer ces pratiques fréquemment mises en oeuvre.

    Merci pour cet article récapitulant les différents éléments aboutissant à la reconaissance du temps de trajet en TTE.

    • par Vincent Millet , Le 10 avril 2024 à 15:48

      Vous avez tout-à-fait raison.
      Ce sont bien la directive 2003/88/CE ainsi que les arrêts CJUE, 10 septembre 2015, Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones obreras, C-266/14 et CJUE, 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija, C-344/19 qui sont à l’origine de ce revirement.
      La Cour de cassation l’explique très clairement dans son arrêt du 23 novembre 2022.

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