Une chose est certaine : le Bataclan est maître de sa programmation. Mais au-delà de l’opportunité d’un tel choix par la salle de spectacles elle-même qui interpelle nécessairement, il est possible de se demander si les concerts de cet artiste peuvent juridiquement être interdits avant même qu’ils aient lieu.
Des voix transpartisanes qui ont la République en commun s’élèvent en effet pour s’opposer aux représentations, assimilées à une profanation d’une salle devenue lieu de mémoire nationale.
La philosophie du système français se comprend aisément : les libertés publiques (comme la liberté d’expression et de réunion) doivent être protégées de manière absolue, néanmoins leur exercice ne saurait pouvoir troubler l’ordre public établi par la loi (bon ordre, sûreté, sécurité et salubrité publiques).
Par conséquent, seule la sauvegarde de l’ordre public peut justifier la limitation proportionnée de l’exercice d’une liberté (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413, 17520).
C’est donc à l’autorité administrative qu’il revient d’apprécier si les conditions sont réunies pour qu’un concert (matérialisation de la liberté d’expression et de réunion) puisse avoir lieu. Ceci implique que l’ordre public puisse être maintenu avant, pendant et après la représentation musicale.
Il ne fait aucun doute que la présence du rappeur Médine au sein du Bataclan, ses affiches, ses paroles ou son public ne créent pas par eux-mêmes un trouble à l’ordre public justifiant l’interdiction des spectacles.
Néanmoins, l’émotion soulevée par la présence programmée du rappeur au sein de la funeste salle de concert fait craindre le pire. En effet, des appels sont relayés sur les réseaux sociaux par les groupes identitaires pour empêcher les concerts, par tous moyens, notamment en se rendant sur les lieux chercher l’affrontement. C’est là que réside le risque de trouble à l’ordre public.
C’est cette probabilité d’une rixe entre fans du rappeur et identitaires qui peut constituer un risque de trouble à l’ordre public suffisant pour justifier l’interdiction préventive des spectacles à venir par l’autorité administrative, d’autant plus que la mobilisation peut s’amplifier dans les quatre mois à venir.
Ce raisonnement peut surprendre car les partisans de Médine insistent sur le fait qu’aucun trouble à l’ordre public n’est caractérisé côté artiste : mais le risque de trouble à l’ordre public est généré non pas par celui qui souhaite exercer sa liberté (Médine), mais par ses adversaires qui souhaitent l’en empêcher (les identitaires).
En appelant à empêcher les spectacles, ils créent un risque de trouble à l’ordre public suffisant pour l’empêcher (prophétie autoréalisatrice).
Nous avions dénoncé en son temps cet inversement du paradigme en matière d’exercice des libertés publiques (article : "Génération identitaire", "Dieudonné", quand la liberté devient l’exception). Il n’est pourtant pas inédit, et nous analysons le droit tel qu’il est, pas tel qu’il devrait être.
On se rappelle en effet que le 24 novembre 2017, la Préfecture de police de Paris avait interdit une manifestation du groupe « Génération identitaire » au motif d’un risque de trouble à l’ordre public induit par la seule annonce, par une association d’extrême-gauche, d’une contre-manifestation « antifasciste » prévue pour perturber la première.
Saisi en référé, le Tribunal administratif de Paris avait validé le 25 novembre 2017 la décision de la Préfecture, confirmant donc l’interdiction de la manifestation. Aucun trouble à l’ordre public n’était pourtant matériellement établi ni constaté puisque nous nous situons avant la manifestation.
Le trouble n’était donc que potentiel, et était créé par les adversaires de la manifestation (les groupes d’extrême-gauche). La manifestation n’en avait pas moins été interdite préventivement.
Sauf à constater un deux poids deux mesures, il semble que ce qui a joué hier contre les identitaires pourrait demain jouer en leur faveur.