Le juge face à la révision pour imprévision de 2016 à 2023 : hésitation ou prudence ?

Par Mahunan Rodrigue Davakan.

3309 lectures 1re Parution: Modifié: 5  /5

Explorer : # imprévision # révision de contrat # changement de circonstances

La crise russo-ukrainienne et la pandémie de covid-19 avec leurs corolaires d’envolées des prix du pétrole, du gaz et des transports ont donné l’occasion aux avocats d’invoquer le changement de circonstances pour solliciter la révision pour imprévision sur le fondement de l’article 1195 du nouveau droit français des contrats. Mais la sédimentation législative de la longue et lente construction jurisprudentielle ayant favorisé la réforme n’a pas totalement contenu l’entrain des juges à continuer le culte voué à l’intangibilité de la volonté des parties tel que sacralisé par l’arrêt Canal de Craponne. L’hésitation interpelle assez : le juge serait-il prudent ? Frileux ? Ou protestant ?

-

Les difficultés relatives à l’exécution correcte d’une obligation à raison de changements de circonstances ont toujours été source de préoccupation. Les romains avaient déjà mis au point l’action « remissio mercedis » pour tenir compte de l’équilibre des prestations contractuelles. Mais cette action n’était pas d’usage général laissant subsister la difficulté de répondre au déséquilibre advenu après la conclusion du contrat. La pratique ultérieure du rebuc sic stantibus a permis d’appréhender le changement des circonstances. Mais la doctrine [1] s’est opposée à son application systématique au motif qu’une telle clause devait être spécialement convenue entre les parties : c’est le refus de l’imprévision avec le dogme de l’intangibilité de la volonté des parties. Cette appréciation se fonde sur l’ancien article 1134 (désormais 1103) du Code civil qui disposait que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » et qu’elles ne peuvent être révoquées « que de par leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise ».

La jurisprudence a sacralisé la force obligatoire du contrat par l’arrêt Canal de Craponne du 6 mars 1876 de la Chambre Commerciale de la Cour de cassation. La cour a refusé que le juge puisse :

« prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».

Il faudra attendre la réforme française du droit des contrats de 2016 pour que l’imprévision soit légalement admise sous l’impulsion d’un infléchissement jurisprudentiel consécutif à l’arrêt Cœur défense. On s’intéresse naturellement donc à l’application que fait le juge du mécanisme de l’imprévision. D’emblée, on relève que le juge reste frileux à l’idée de réviser le contrat (II) en dépit de l’autorisation que lui donne la loi (I).

I. L’admission de l’imprévision par la loi.

La révision s’appuie sur un triptyque. D’abord un changement de circonstances imprévisibles. Lesdites circonstances peuvent revêtir différentes formes [2] : climatiques, politiques, juridique, économique. L’avènement et l’évolution de ces incidents ne doivent en aucun cas avoir été prévus par la personne tenue de l’obligation. La notion d’imprévisibilité n’est pas sans lien avec le contenu de l’imprévoyance, en ce que le débiteur ne doit pas non plus être raisonnablement en mesure de prévoir ladite circonstance [3]. La circonstance en question doit être en sus étrangère au débiteur.

Ensuite, il ne doit pas résulter des termes contractuels que le débiteur a accepté le risque en question.

Enfin, l’exécution doit être devenue excessivement onéreuse, en sorte que le déséquilibre dans les obligations soit manifeste (déséquilibre majeur). Toutefois, cette disproportion ne doit pas avoir entrainé une impossibilité d’exécution.

Lorsque les circonstances de révision sont réunies [4], le processus se déroule en trois temps. D’abord, le débiteur sollicite la renégociation du contrat. Ensuite, si la demande de renégociation ne prospère pas, les parties ont deux options. Elles pourront soit conventionnellement mettre fin au contrat, soit demander au juge de les en délier. Enfin, lorsqu’elles n’ont pu s’accorder pour résilier le contrat ou pour soumettre au juge une demande tendant soit à l’adaptation soit à la résiliation, la partie intéressée (le débiteur en général) pourra unilatéralement solliciter la résiliation ou la révision du contrat. Cette demande fait passer le sort de la relation contractuelle de la puissance des parties vers l’autorité du juge qui y exerce un pouvoir important. Le juge ainsi saisi peut soit réviser le contrat, soit résoudre le contrat ou encore l’adapter. Mais à ce jour, le juge est resté distant face à ce pouvoir.

II. L’hésitation des juges dans la révision.

L’ouverture législative sur la révision n’a pas donné lieu à une mise en œuvre régulière par le juge depuis la réforme du droit des contrats de 2016. Il est rare de trouver des arrêts où les juges ont accepté de s’immiscer dans les relations entre les parties pour imposer une révision et ainsi « sanctionner » l’échec de la renégociation qui a amené les parties devant eux [5]. Cela s’explique sans doute par les précautions extrêmes qui doivent présider à l’admission du critère d’onérosité excessive dont l’appréciation exige une concrétude délicate et un balancement circonspect. Il n’est pas excessif d’y voir aussi l’expression d’un réflexe habitudinaire. Les juges considèrent encore en effet que la révision revient à « modifier l’économie du contrat et donc à en apprécier l’équilibre » [6].

Mais depuis l’adoption de la réforme, deux épisodes d’envergure ont permis de tester l’invocabilité pertinente de la révision pour imprévision. Il s’agit non seulement de la crise de covid-19, mais aussi du conflit russo-ukrainien.

Il faudra attendre 2022 pour que le Tribunal de commerce de Paris [7] admette la résiliation d’un contrat pour changement de circonstances après avoir rejeté la demande de révision au motif que le demandeur « n’apporte pas de preuves chiffrées quant à l’exécution excessivement onéreuse de ses charges d’exploitation ». La juridiction consulaire admet toutefois « qu’à l’époque où les parties ont négocié leur contrat, même si le coût de l’énergie, pour l’essentiel, connaissait des fluctuations, aucune des parties n’était alors en mesure de prendre en considération la hausse exceptionnelle intervenue un an plus tard » pour faire droit à la demande subsidiaire de résiliation.

Le refus du juge de réviser le contrat est assez préoccupant surtout lorsque l’on considère que c’était la demande principale et que le juge est d’avis sur la hausse exceptionnelle ultérieure des prix. Comment peut-on admettre que la hausse des prix est intervenue dans des proportions exceptionnelles sans en déduire qu’elle est de nature à provoquer une exécution exponentiellement onéreuse pour la partie débitrice d’obligations ?

En réalité, le juge n’a pas voulu se mêler de modifier le contrat. C’était plus simple d’y mettre fin dans ce cas. D’autres affaires soutiennent une telle lecture. La Cour d’appel de Paris s’est ainsi opposée à admettre des circonstances imprévisibles en considérant que le marché est « empreint d’une particulière volatilité » [8].

Il est manifeste que les juges du fond sont soit hostiles à la révision, soit hésitants face aux demandes d’adaptation, en tout cas, toujours soucieux de la protection de la volonté des parties.

Une telle interprétation subjective des juge qui fait primer les parties sur le contrat n’est pas plus pertinente que l’inverse qui conduirait à apprécier objectivement l’économie du contrat pour réajuster un déséquilibre intervenu et non prévisible au moment de la conclusion de l’accord. Les nouvelles habitudes prennent un certain temps. C’est également valable en droit.

Mahunan Rodrigue Davakan,
Avocat Stagiaire au barreau du Benin

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

5 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1Sur ce sujet, voir Répertoire de droit civil Dalloz, Imprévision - Droit positif français après la réforme - Pascal Ancel - Mai 2017 (actualisation : Mai 2018).

[2V. Philippe (D.), « La Clausula rebus sic stantibus et la renégociation du contrat dans la jurisprudence arbitrale internationale », in Liber amicorum Guy Keutgen, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 473.

[3Chenede (F.), Le nouveau droit des obligations et des contrats, 2è éd., Dalloz, 2019/2020, n° 125.62.

[4Voir Deshayes (O.), Genicon (T.), Laithier (M.), Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, Commentaire article par article, 2è éd., LexisNexis, 2018, p.58 et s.

[5Théorie de l’imprévision : que retenir de l’application de l’article 1195 du Code civil par le Tribunal de commerce de Paris ? Par Philippe Lorant, Arnaud Raynouard, Adélie Grimaldi/13 février 2023.

[6CA de Nancy, 10 novembre 2021 n° 21/01022.

[714 décembre 2022 (n° 2022033136).

[8Cour d’appel de Paris 17 janvier 2020 no 18/01078.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 320 membres, 27838 articles, 127 254 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Voici le Palmarès Choiseul "Futur du droit" : Les 40 qui font le futur du droit.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs