Opérant un tournant jurisprudentiel, la Cour de cassation, par son arrêt du 21 janvier 2025 [1], considère que la caractérisation de l’infraction de harcèlement moral, prévu à l’article 222-33-2 du Code pénal, n’exige pas
"lorsque les agissements reprochés ont pour objet la dégradation des conditions de travail, qu’ils concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec leur auteur ni que les salariés victimes soient individuellement désignés".
Contours du harcèlement moral institutionnel.
Eu égard au lien de subordination, un dirigeant d’entreprise peut être condamné, au pénal, pour avoir commis un « harcèlement moral institutionnel », défini comme :
"des agissements définissant et mettant en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une collectivité d’agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation, potentielle ou effective, des conditions de travail de cette collectivité et qui outrepassent les limites du pouvoir de direction". [2].
Ici, la politique d’entreprise s’entend en ces termes : "La politique d’entreprise comme la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci".
En cela, étaye la Haute assemblée, le législateur a souhaité donner au harcèlement moral au travail une portée large, en ce que la loi :
- n’impose pas que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée ;
- n’impose pas que les agissements répétés s’exercent dans une relation interpersonnelle entre l’auteur et la victime "le fait qu’auteur et victime appartiennent à la même communauté de travail est suffisant. Précisément, adoptant une lecture extensive des dispositions de l’article 222-33-2 du Code pénal, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, issue de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 dite loi de modernisation sociale, la Chambre criminelle estime que ce texte : incrimine le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".
Et d’ajouter que ledit texte distingue, au fond, "les agissements qui ont pour objet une dégradation des conditions de travail de ceux qui ont un tel effet".
En substance, l’identification de la victime ne peut être regardée comme nécessité aux fins de qualification du harcèlement moral institutionnel : "la caractérisation des agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail suppose que soient précisément identifiées les victimes de tels agissements. En revanche, lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, la caractérisation de l’infraction n’exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés. En effet, dans cette hypothèse, le caractère formel de l’infraction n’implique pas la constatation d’une dégradation effective des conditions de travail" [3].
D’où il suit que, conclue la Haute juridiction, la loi pénale permet de réprimer les agissements répétés s’inscrivant dans une « politique d’entreprise », c’est-à-dire l’ensemble des décisions prises par les dirigeants ou les organes dirigeants d’une société visant à établir ses modes de gouvernance et d’action.
Ainsi, constituent des agissements de harcèlement moral au sens de l’article 222-33-2 du Code pénal, lesquels peuvent caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel :
« les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ».
Au cas d’espèce, notons que les moyens formés par les dirigeants de la société soulèvent la question de savoir si le harcèlement moral institutionnel entre dans le cadre de l’article 222-33-2 du Code pénal.
Pour rappel, les agissements litigieux se rapportent à deux plans de restructuration liés à la privatisation de l’entreprise en 2004, prévoyant le départ de 22.000 employés et la mobilité.
Ainsi, au-delà des choix stratégiques, c’est la méthode utilisée pour parvenir à l’organisation en cause qui est reprochée aux dirigeants :
- l’accélération impérative de la déflation des effectifs dans un délai contraint,
- les modalités utilisées, les « retombées en cascade »,
- et le « ruissellement » sur les salariés de ces méthodes aux conséquences anxiogènes, sans égard pour leur sort.
Ceci, en dépit des alertes syndicales et de l’exercice par six syndicats d’un droit d’alerte pour « mise en danger de la santé des salariés ».
Ce qui constitue, « des agissements répétés étrangers au pouvoir de direction et de contrôle ».
Dès lors, des dirigeants peuvent se voir reprocher, à titre personnel, des faits de harcèlement moral consécutif à la politique d’entreprise, par eux conçue - en dehors des relations individuelles avec leurs salariés : l’élément légal de l’infraction de harcèlement moral « n’exige pas que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre leur auteur et la ou les victimes, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail » [4].
En somme, les décisions managériales sont susceptibles d’engager la responsabilité pénale des dirigeants.
Le harcèlement moral institutionnel relève du harcèlement moral au travail.
Aux termes de l’arrêt commenté du 21 janvier 2025, l’atteinte à la dignité des salariés, causée par une politique d’entreprise dégradant délibérément leurs conditions de travail, dans le but d’atteindre des objectifs économiques ou financiers, est constitutive d’une forme de harcèlement moral.
Ainsi, la Cour de cassation rejette le pourvoi, considérant que le "harcèlement moral institutionnel" procède d’une forme de harcèlement moral au travail, au sens de l’article 222-33-2 du Code pénal.
Dès lors, tel que dit supra, les dirigeants peuvent être tenus responsables pénalement pour des actions ne concernant pas des relations directes entre supérieur et subordonné. C’est dire que la dégradation des conditions de travail de tout ou partie des salariés peut être qualifiée de harcèlement moral, même sans qu’il y ait une victime désignée.
De plus, la Haute assemblée juge que cette interprétation n’était pas imprévisible, en vertu de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, étant précisé que la notion de harcèlement moral institutionnel était implicitement contenue dans le cadre légal existant, même si elle n’avait pas encore été formellement reconnue.
Politiques d’entreprise et conditions de travail.
Plus généralement, la jurisprudence objet de l’analyse signe une avancée majeure en matière de responsabilité des entreprises relativement à leurs obligations liées à la santé au travail.
En effet, la mise en place de réorganisations et de stratégies économiques, justifiées soient-elles, doit impérativement prendre en compte les impacts humains et psychologiques sur les salariés.
La cour, en retenant la responsabilité pénale des dirigeants, affirme que la mise en place de conditions de travail préjudiciables ne peut être excipée au motif d’une gestion déshumanisée, défaillante, des ressources humaines.
De surcroît, cette décision apporte une clarification essentielle concernant l’application du droit pénal au harcèlement moral commis par les managers, eux-mêmes salariés de l’entreprise. Actant par la même, s’agissant des risques psychosociaux, une évolution de taille dans la perception juridique de la responsabilité pénale du dirigeant,
Harcèlement managérial.
Au premier chef, cela concerne le management autoritaire, traduction d’une conduite délibérément aliénante à l’origine du préjudice subi par le salarié :
« Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » [5].
Précisément, en l’espèce, l’atteinte à la dignité s’accompagne de violence morale et violation des droits : « Le directeur de l’établissement soumettait les salariés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe se traduisant, en ce qui concerne M. X..., par sa mise à l’écart, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l’intermédiaire d’un tableau, et ayant entraîné un état très dépressif ; qu’ayant constaté que ces agissement répétés portaient atteinte aux droits et à la dignité du salarié et altéraient sa santé, elle a ainsi caractérisé un harcèlement moral, quand bien même l’employeur aurait pu prendre des dispositions en vue de le faire cesser » [6].
En clair, le management nocif associé au harcèlement renvoie aux méthodes de gestion :
- appliqué à un ou plusieurs salariés ;
- répond à la définition légale du harcèlement moral [7] et les caractéristiques dégagées par la Jurisprudence.
En ce sens, au visa de l’article L1152-1 du Code du travail, la Chambre sociale a constamment rappelé que l’agissement incriminé doit :
- porter atteinte à ses droits et à sa dignité ;
- altérer sa santé physique ou mentale ;
- ou compromettre son avenir professionnel [8].
Concrètement, le harcèlement managérial a trait, substantiellement, aux conditions de travail. Ici, sous l’angle de la prévention des risques professionnels et du harcèlement, l’atteinte concerne l’adaptation du travail. Initialement, c’est le défaut de prévention qui entraîne le manquement en ce que, au sens de l’article L4121-2 Code du travail, la prévention doit être cohérente en articulant et conjuguant la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail. Les relations sociales sont également visées et sont aussi importantes que impérieuses dans le cadre de la lutte contre les risques psychosociaux au travail (Pour aller plus loin Harcèlement managérial : contours juridiques et responsabilité).
En outre, le point 7° de l’article L4121-2 du même Code vise expressément les risques liés au harcèlement moral, le harcèlement sexuel et agissements sexistes (Voir l’article Harcèlement moral au travail : prévention, réaction et sanction).
Au fond, l’obligation tirée de l’article L4121-1 Code du travail est indissociable des prescriptions prohibant le harcèlement, instituées par l’article L1152-4 al. 1ᵉʳ du même code :
« L’employeur doit prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral » [9].
Obligation de sécurité et de prévention des risques professionnels.
Pour rappel, au titre de son obligation légale de sécurité, l’employeur, "prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l’article L4161-1 ;
2° Des actions d’information et de formation ;
3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes" [10].
Dans l’affaire commentée, la Chambre criminelle, appuyant la position des juges du fond, considère que les agissements constitutifs du harcèlement moral institutionnel dépassent le cadre du lien de subordination : "L’accélération impérative de la déflation des effectifs dans un délai contraint, les modalités utilisées, les « retombées en cascade » et le « ruissellement » sur les salariés de ces méthodes aux conséquences anxiogènes, sans égard pour leur sort, en dépit des alertes syndicales et en particulier de l’exercice par six syndicats d’un droit d’alerte en juillet 2007 pour « mise en danger de la santé des salariés », ont constitué des agissements répétés étrangers au pouvoir de direction et de contrôle" [11].
Ce faisant, la cour régulatrice confirme que la mise en œuvre d’une politique d’entreprise dégradant les conditions de travail est susceptible de caractériser un harcèlement moral institutionnel [12].
En d’autres termes, en l’espèce, la dégradation des conditions de travail "étant illustrée de manière importante par différents rapports d’expertise qui ont mis en évidence une montée du stress, des tensions et du mal-être au travail, une dislocation/fragmentation des collectifs de travail en recomposition quasi permanente, des routines organisationnelles à se réapproprier, des états de détresse pour le personnel, des pertes de repères et une défaillance des systèmes de prévention des risques psychosociaux."
Responsabilité pénale du dirigeant renforcée.
Se plaçant sur le terrain de la prévention et la définition pénale du harcèlement moral, les Hauts juges retiennent que : "les décisions prises par les prévenus ainsi que les propos publics qu’ils ont tenus au cours de la période de prévention, qui démontraient une conduite du groupe dépassant les limites admissibles de leur pouvoir de direction et de contrôle respectif, étaient constitutifs d’un harcèlement moral institutionnel" [13].
Partant, en l’occurrence, la responsabilité des dirigeants s’en trouve engagée au regard des conséquences des choix de l’entreprise, entre autres, objectifs de réduction d’effectifs, conditions de travail délétères.
C’est pour ainsi dire que, parmi les enseignements de l’arrêt commenté, les transformations structurelles et organisationnelles doivent intégrer la dimension humaine, sociale et sociétale du travail, notamment la "protection de la santé physique et mentale des employés" [14], déclinée par des mesures de QVCT [15] et les actions inhérentes à la RSE (Voir en ce sens : QVCT, levier de la santé au travail : obligations et responsabilité de l’employeur).
S’y ajoute une autre portée non des moindres de l’arrêt. Du point de vue du lien de subordination, les pratiques managériales dégradantes, brutales et humiliantes sont susceptibles de conduire à des sanctions pénales. Ainsi donc, les prescriptions du code pénètrent le champ éthique, se rapportant à la culture d’entreprise, la marque employeur et la gouvernance responsable.
En définitive, par-delà tout commentaire strictement juridique, cette décision élargit les interconnexions entre le droit du travail, le droit pénal et les ressources humaines. Une politique managériale globale peut recevoir la qualification de harcèlement moral, nonobstant le fait que l’acte répréhensible n’est pas directement commis par le dirigeant lui-même : le rapport direct entre le manager et le salarié victime, n’étant pas obligatoire, juge la Cour de cassation.
La politique d’entreprise, libre dans son fond, "indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques qui relèvent des seuls organes décisionnels de la société" n’est de de nature à servir d’argument aux agissements causant un mal-être aux salariés.
Sur le plan pénal, le dirigeant, au même titre que tout autre salarié participant à l’exécution d’une politique d’entreprise, peut voir sa responsabilité recherchée au cas où il appliquerait, en toute connaissance de cause, des décisions attentatoires aux droits fondamentaux.
Obligation de prévention et rôle du CSE.
Moyen d’action de premier plan, le droit d’alerte des élus du CSE [16] et des syndicats implique une réponse immédiate de l’employeur. L’ignorer, reviendrait à renforcer la matérialité de l’intention de nuire au collectif de travail (Pour aller plus loin CSE, obligation de sécurité de l’employeur et protection de la santé mentale du salarié).
En clair, il y a lieu d’insister sur la considération et la réactivité qui doivent accompagner les alertes formulées et par les salariés et par leurs élus. En l’espèce, les alertes des syndicats n’ont pas été suivies d’effets.
Sur le plan de la prévention, cette jurisprudence est tout aussi marquante en ce qu’elle incite à renforcer les outils de prévention, via la mise en œuvre des principes de prévention [17] et l’impérieuse nécessité de mettre en œuvre le DUERP [18], intégrant l’évaluation des risques psychosociaux, comme préalable à toute décision organisationnelle (réorganisation, restructuration ou politique de réduction d’effectifs) d’ampleur.
En somme, évolution majeure, la consécration du harcèlement moral institutionnel acte la pénalisation des négligences et manquements délibérés aux droits fondamentaux, reconnus aux salariés, dans le cadre de l’exécution loyale du contrat de travail.