Quels remèdes contractuels contre l'imprévision en 2022 ? Par Ekaterine Bakradze, Lise Dallaserra, Yoanna Kirilova, Bintou Macalou, Ilian Marlin, Jennifer Truong, Eva Zakine et Camilla Zegaoui, Etudiants.

Quels remèdes contractuels contre l’imprévision en 2022 ?

Ekaterine Bakradze, Lise Dallaserra, Yoanna Kirilova, Bintou Macalou, Ilian Marlin, Jennifer Truong, Eva Zakine et Camilla Zegaoui.
Etudiants, membres de la Clinique juridique de la Sorbonne.
Sous la supervision du Professeur Jonas Knetsch.

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Explorer : # imprévision contractuelle # changement de circonstances # renégociation de contrat # clause de hardship

La pandémie de covid-19 a eu une incidence considérable sur les contrats commerciaux, notamment en raison du fait qu’elle a pu rendre difficile, voire impossible, la réalisation des obligations contractuelles. Ainsi, cette crise conduit à renouveler l’intérêt porté à l’imprévision, qui a été consacrée en droit français par un processus long et complexe.

Les auteurs de l’article sont membres de la Clinique Juridique de la Sorbonne.

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En droit romain, les juristes connaissaient déjà le problème de la difficulté d’exécuter une obligation à la suite d’un changement de circonstances. L’action « remissio mercedis » était ce qu’il y a de plus proche de l’actuelle théorie de l’imprévision. Dans le cadre de baux ruraux, le juge pouvait ainsi réviser une obligation pécuniaire devenue trop importante après un changement exceptionnel de circonstances. Le fermier pouvait obtenir une remise partielle ou totale de son loyer si la récolte avait été mauvaise : la solution était fondée sur le déséquilibre anormal des prestations et se justifiait par l’idée de bonne foi. 

Au Moyen Age aussi, les juristes prenaient en considération l’idée que le changement de circonstances pouvait bouleverser le contrat. Néanmoins, ils ne se fondaient pas sur l’action « remissio mercedis » mais plutôt sur la notion de condition implicite du contrat, dénommée « rebus sic se habentibus ». Ici, le fondement du raisonnement était la volonté des parties au moment de la conclusion qui justifie la prise en compte du changement de circonstances donc le juge ne pouvait qu’appliquer la condition implicite et mettre fin au contrat. L’exigibilité de l’obligation était conditionnée par les circonstances qui devaient être les mêmes qu’au moment de la prise de l’engagement.

Plus tard, l’expression prendra le nom de « rebus sic stantibus ». Pour Grotius, il ne pouvait s’agir que d’une clause spécifiquement prévue par les parties et pas d’une règle générale du droit commun des contrats. L’idée est ensuite abandonnée par Domat au XVIIème siècle puis par Pothier au XVIIIème siècle, si bien qu’en 1804, on ne trouvait plus aucune trace dans le Code civil d’une disposition relative aux conséquences du changement de circonstances sur le contrat [1].

En droit civil français, le principe du refus de l’imprévision s’est ainsi formé de manière progressive dans le sens d’une opposition à la possibilité pour le juge du fond de modifier les conventions. Cela se justifiait notamment du fait de la force obligatoire des contrats, c’est-à-dire au regard de l’ancien article 1134 (désormais 1103) du Code civil qui dispose que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » et qu’elles ne peuvent être révoquées « que de par leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise » [2].

En effet, à l’époque de la rédaction du Code civil en 1804, les dispositions contractuelles ont fortement été influencées par la théorie de l’autonomie de la volonté. Celle-ci repose sur l’idée que certains pans de la vie en société seraient exclus du domaine du législateur. Les conventions privées résulteraient donc uniquement de l’accord de volonté entre les parties et qu’elles se doivent de respecter le contrat qu’elles ont elles-mêmes formé, et pour lequel elles se sont engagées.

Cette prise de position s’est traduite dans un arrêt de la Chambre Commerciale de la Cour de cassation du 6 mars 1876, Canal de Craponne. La Haute Cour a refusé que le juge puisse « prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».

À la suite de cette décision, le débat concernant la consécration de cette théorie s’est élevé au sein de la doctrine. Il est même devenu assez récurrent au début du XXème siècle en raison de l’abondance du contentieux pendant la période de l’entre-deux-guerres.

Cette jurisprudence constante s’est appliquée sans relâche pendant plus d’un siècle alors même que l’ordre administratif avait admis la théorie de l’imprévision par un arrêt du Conseil d’Etat, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux rendu le 30 mars 1916, à propos des difficultés nées de la guerre pour l’exécution des contrats de concession. La juridiction civile était guidée par le besoin de sécurité juridique et a refusé l’immixtion de l’arbitraire du juge dans le contrat au détriment du rétablissement d’une certaine équité entre les parties. 

Cependant, à partir des années 1990, le principe a commencé à s’assouplir. Dans les arrêts Huard et Chevassus des 3 novembre 1992 et 24 novembre 1998 [3], la Cour de cassation reconnaît une obligation de renégociation du contrat fondée sur la bonne foi pour l’un des cocontractants, que prévoyait l’ancien article 1135 du Code civil (actuel article 1193). En effet, dans cette décision, le juge a admis une obligation de renégociation de contrat en cas de manquement au principe de loyauté du cocontractant [4].

Alors que certains y ont vu une porte ouverte à la consécration de théorie de l’imprévision, en regardant les écrits des juges de la Cour, force est de constater que les juges de cassation n’ont en aucun cas consacré cette théorie en matière contractuelle puisque l’obligation de renégociation était admise uniquement lorsque le changement de circonstances économiques résultait du fait d’un des cocontractants et non d’un événement extérieur à leur volonté comme le prévoit la théorie de l’imprévision. Du côté de la chambre sociale, on peut citer l’arrêt Cass. soc. 25 février 1992, Expovit, n° 89-41.634. 

Néanmoins, tous ces arrêts n’ont été que de rares infléchissements et la Haute juridiction française ne reconnaissait toujours pas une modification ou une résolution d’une clause du contrat par le juge en raison d’un changement de circonstances. 

On aurait pu penser que l’arrêt Cass. com. 29 juin 2010, Soffimat, n° 06-67.369 marquerait un tournant dans l’évolution de la jurisprudence relative à l’imprévision. La Cour y censure une décision de la cour d’appel, estimant que les juges du fond auraient dû chercher à savoir si « l’évolution des circonstances économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de rechange, n’avait pas eu pour effet (…) de déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature ».
Elle reconnaît que lorsqu’est établi un bouleversement des circonstances économiques de nature à porter atteinte à l’équilibre contractuel, cela revient à priver de cause l’engagement du débiteur et justifie la mise à mal du contrat. La Haute juridiction ne se fonde plus sur la bonne foi comme dans les années 1990 mais sur la notion de cause. 

Néanmoins, cette solution ayant été rendue en formation restreinte, n’ayant pas été publiée ni même renouvelée pour l’instant, les juges de cassation n’ont manifestement toujours pas souhaité consacrer la théorie de l’imprévision en droit des contrats. De plus, à aucun moment la solution n’évoque de révision du contrat, elle admet uniquement la caducité pour « défaut de cause ». 

Mais qu’en est-il des autres systèmes juridiques ? Certains pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni ont intégré la notion d’imprévision en matière contractuelle en considérant qu’il n’existe pas de contrariété avec le principe de sécurité juridique, contrairement à ce qu’ont pu avancer certains juristes français.

À l’échelle européenne, les Principles of European Contract Law (PECL) la consacrent depuis 2002 à l’article 6:111. Le droit international a lui aussi consacré la notion d’imprévision, notamment à l’article 6.2.3 des principes d’Unidroit qui ont vocation à régir les contrats en commerce international. 

Dans une ère où les contrats se multiplient dans un environnement économique sensiblement instable, le droit international et le droit européen semblent avoir pris conscience de la nécessité d’anticiper la perte de la maitrise du contrat par les parties du fait de situations exceptionnelles. Pour cette raison, le droit français a souhaité intégrer la théorie de l’imprévision lors de la réforme du droit des contrats de 2016 [5].

En effet, l’avant-projet de réforme du droit des contrats du professeur Pierre Catala, a tenu compte de ces évolutions prétoriennes. Les nouveaux articles numérotés 1135-1 à 1135-3 de cet avant-projet suggèrent d’introduire la possibilité de s’engager à renégocier un contrat en cas de changement de circonstances économiques ou de saisir le juge du contrat pour ordonner ces renégociations. L’échec de ces renégociations, lorsqu’il est exempt de mauvaise foi, ouvre pour chaque partie le droit de résilier le contrat sans frais mais à ses risques et périls.

Dans l’avant-projet Catala, il n’est néanmoins pas encore permis au juge de corriger l’équilibre du contrat par une modification d’une clause et la fixation d’une indemnisation pour permettre sa poursuite. En revanche, l’avant-projet Terré l’acceptait et c’est lui qui a été repris par la réforme.

L’introduction critiquée de l’immixtion du juge par le nouvel article 1195…

Trois conditions cumulatives sont désormais nécessaires pour pouvoir demander la renégociation du contrat : il doit s’agir d’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion et d’une exécution excessivement onéreuse pour une partie, cette dernière n’ayant pas accepté d’en assumer le risque.

La première condition requiert l’existence d’un événement que les parties ne pouvaient valablement prévoir au moment de la conclusion du contrat.

La deuxième implique quant à elle un changement de circonstances économiques. Néanmoins, au regard de l’adage specialia generalibus derogant [6], des règles spécifiques peuvent s’appliquer en cas de changement de circonstances économiques, et ce, au détriment de l’article 1195 du Code Civil. C’est le cas notamment en matière de baux commerciaux, avec l’article L145-33 du Code de commerce qui prévoit que « Le loyer révisé doit correspondre à la valeur locative, déterminée par un certain nombre de critères, dont l’évolution des facteurs locaux de commercialité ».

La dernière condition démontre le caractère supplétif de ce texte : la partie au contrat qui demande la renégociation ne doit pas avoir accepté d’assumer le risque de l’événement imprévisible. Par conséquent, si les parties sont en droit de demander la renégociation du contrat sous réserve des trois conditions, elles peuvent tout autant anticiper un éventuel changement de circonstances imprévisible par une adaptation du contrat, voire même évincer l’application du texte (v. infra).

Par la rédaction de l’article 1195 du Code Civil, le législateur a ainsi permis à la partie victime de l’imprévision de demander à son contractant une révision du contrat. Néanmoins, des litiges peuvent naître lors de la renégociation. Dans le cas où la renégociation n’aboutit pas, les parties sont libres de décider la résolution du contrat ou la saisine du juge, qui procédera à la révision ou l’anéantissement du contrat.

Le législateur a donc établi une combinaison entre la renégociation par les parties et l’éventuelle intervention du juge. Certains auteurs étaient moins favorables à une intervention du juge et ont préconisé un devoir de renégociation, qui ferait reposer sur les parties elles-mêmes l’adaptation du contrat à la suite d’un changement de circonstances [7].
Pour autant, le nouvel article 1195 investit le juge d’un pouvoir de modification du contrat. Cela a parfois donné lieu à des critiques de la part de la doctrine.

En effet, la rédaction du nouvel article 1195 du Code civil a été critiquée par la doctrine du fait de son imprécision pouvant mener à une extension assez conséquente des pouvoirs du juge et dès lors son immixtion dans le contrat. J. MOURY soutient en ce sens que « s’il est heureux que l’imprévision fasse son entrée dans notre droit - privé - positif, elle n’en constitue pas moins objectivement une atteinte au principe de la force obligatoire du contrat » [8].

Tout d’abord, le critère de l’ « exécution excessivement onéreuse » pourrait être admis par le juge dans le cas d’un contractant en difficulté, l’exécution se révélant préjudiciable pour ce dernier. Cependant, il peut se montrer assez réticent à le faire, tel que dans un arrêt de la Cour de Cassation en date du 17 février 2015 n°12-29550 [9], dans lequel la chambre commerciale énonce qu’une société subissant de la part de ses fournisseurs « des hausses de prix de 4 % à 16 % [et] une diminution de 58% de sa marge brute […] ne rapporte pas la preuve de l’augmentation du coût de l’exécution de ses obligations [...], ni d’une situation qui a altéré fondamentalement l’équilibre des prestations et constituant un cas de hardship ». Il semble alors que l’appréciation du juge soit assez subjective, voire arbitraire, ce qui pourrait contribuer à une forme d’insécurité juridique.

De même, la formule « A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin [...] », inscrite à l’alinéa 2 de l’article 1195, alimente les controverses. Non seulement le « défaut d’accord » pourrait viser le refus ou l’échec de la renégociation demandée, ou bien le défaut d’accord en vue d’une résolution ou d’une demande de révision judiciaire [10], mais des interrogations pourraient également naître concernant le caractère raisonnable du délai, la nature de la procédure, le juge compétent, l’étendue de la révision, sa durée, sa date d’effet [11]

Des questions se posent aussi quant à la possibilité pour le juge de prononcer d’office l’une des mesures (révision ou résolution) alors même qu’elle n’a pas été demandée par le cocontractant, voire de n’en prononcer aucune s’il estime qu’elles ne sont pas appropriées, ce que semblent consacrer les Principes Unidroit [12].

En outre, la doctrine émet des doutes à propos de la pertinence de cette nouvelle palette de pouvoirs donnée aux juges. P. Stoffel-Munck s’interroge d’ailleurs en ce sens : « Le juge a-t-il la culture de métier lui permettant d’apprécier l’opportunité de ce qui ressemblera à une décision de gestion ? ». G. Chantepie, quant à lui, considère que « le juge dispose d’une grande latitude en cas de révision, qui lui permet de choisir un montant compris entre la simple correction de l’excès et le rétablissement de l’équilibre initialement convenu entre les parties » [13]. Il est alors possible de recenser les réticences émises face à cette grande immixtion du pouvoir judiciaire qui, n’étant pas partie au contrat, ne comprendrait éventuellement pas tous les enjeux liés à cet acte, fixant une issue qui ne satisferait pas forcément les cocontractants.

Cependant, certains auteurs font valoir que le recours au juge serait dissuasif, F. Auque qualifiant le magistrat « d’épouvantail »  [14], en soutenant que c’est parce que l’on espère qu’il ne sera pas saisi qu’on lui reconnaît des pouvoirs considérables. De cette manière, le législateur tenterait d’encourager le plus possible l’entente, la négociation entre les parties de peur que le juge ne décide pour eux du sort réservé à leur contrat.

L’immixtion du juge et l’étendue imprécise de ses pouvoirs, critiquée par la doctrine, est en conséquence relativisée par la place laissée à la liberté contractuelle. Mais qu’en est-il alors du pouvoir des parties ?

Le pouvoir des parties à travers la liberté contractuelle…

La liberté contractuelle est l’élément fondamental de la formation d’une convention privée. Pour la préserver, de nombreux mécanismes ont été mis en place dans le droit des contrats. Par différents types de clauses qui ont été inventées par le législateur ou par la pratique. Un objectif a été longuement poursuivi : la possibilité pour les parties de pouvoir contracter librement et de prévoir différentes situations même les plus imprévisibles. Ainsi, dans le cas d’un changement des circonstances imprévisible lié à l’équilibre économique du contrat, la clause de hardship, la clause d’indexation et la clause de material adverse change (la MAC clause) ont été considérées.

La clause de hardship…

La clause d’adaptation non automatique – la clause de hardship, également appelée la clause de sauvegarde, la clause de renégociation ou encore la clause de « gross inequity » aux États-Unis - a d’abord été insérée dans les contrats internationaux. Elle a ensuite trouvé sa place dans les droits internes [15].

La clause de hardship est une clause insérée dans un contrat qui permet la renégociation de ce dernier, à l’initiative d’une ou de toutes les parties, quand un événement économique déstabilise gravement l’équilibre des prestations prévues au contrat.

Au niveau international, la Chambre de Commerce Internationale (ICC) propose depuis 2003 une clause modèle de Hardship [16]. Elle est formulée à l’article 6.2.2 des Principes d’Unidroit [17]. Dans les droits internes étrangers (en Angleterre, aux Etats-Unis, en Australie…), elle est également valide. Le droit allemand le considère valide à moins que son application ne porte pas gravement atteinte à l’équilibre instauré par § 313 BGE [18].

En droit français, en l’absence de l’admission de la théorie d’imprévision, la clause de hardship était fréquemment employée. L’arrêt considéré comme fondateur en la matière a été rendu le 28 septembre de 1976 par la Cour d’appel de Paris, connu sous le nom E.D.F. c. la société Shell française. Les parties adverses ont conclu un contrat d’approvisionnement en pétrole, qui contenait une clause de hardship rédigée ainsi : « Si le prix du fuel subissait par rapport à sa valeur initiale connaît une hausse ou une baisse de plus de 6 francs à la tonne, les parties se rapprocheraient pour examiner les modifications à apporter au contrat ; faute d’accord E.D.F. aurait la faculté de résilier le contrat en cas de hausse et Shell en cas de baisse ». À la suite du choc pétrolier, le prix du fuel a été manifestement modifié, mais les parties n’ont pas pu parvenir à un accord sur la modification du contrat. La Cour d’appel de Paris a ordonné aux parties de continuer la négociation et a déclaré que si celles-ci ne parvenaient pas à un accord après six mois, elles seraient autorisées à revenir devant la Cour pour demander une modification judiciaire.

Ainsi, jusqu’en 2016, la clause de hardship a été largement utilisée, notamment dans les contrats internationaux et admise par les juridictions. Néanmoins, on pourrait se demander si, depuis l’ordonnance de 2016 et la nouvelle rédaction de l’article 1195, elle présente toujours un intérêt.

Notons d’abord que l’article 1195 du Code civil est supplétif de volonté [19] et donne aux parties le droit de l’exclure ou de le modifier. En ce sens, la clause de hardship apparaît toujours intéressante pour les parties car elle permettrait de préciser à quel moment jouera la renégociation et dans quelles conditions. Aussi, la clause devrait pouvoir permettre de passer outre la disposition de l’article 1195 du Code civil relative à la place du juge.

En effet, les parties peuvent préciser dans quelles conditions la clause de hardship jouera. Par exemple, elles peuvent prévoir un pourcentage exact de baisse de prix, à partir duquel les négociations devront commencer. Cependant, dans certains cas, une imprécision pourrait éventuellement conduire à léser une des parties. En effet, une baisse de prix importante, qui n’atteindrait pas le pourcentage fixé par les parties en amont, rendrait tout le même l’exécution du contrat excessivement onéreuse - sans pour autant que la partie lésée ne puisse invoquer la clause de hardship.

En ce qui concerne l’influence de la clause sur les effets de l’article 1195 du Code civil, notons d’abord que selon l’article 1195, une seule des parties peut demander au juge de résoudre le contrat ou de l’adapter. Ainsi, il y a une immixtion du juge en ce qu’il modifie le contrat sans l’accord des deux parties. L’intérêt de la clause de Hardship sera donc de mettre de côté ce pouvoir du juge et les effets de l’article 1195 en général.

Plus précisément, conformément à l’article 1195 le contrat continuera à s’exécuter dans les conditions initiales, d’où l’intérêt de préciser par la clause de hardship que le contrat sera suspendu pendant la renégociation. Les parties peuvent alors prévoir que la renégociation doit aboutir dans un certain délai (par exemple, par la loi Hamon, le délai a été fixé à 1 mois à l’article L441-8 al. 3 du Code de commerce) ou alors prévoir que l’exécution du contrat sera suspendue pendant la renégociation.

Comme l’obligation des parties relativement à la renégociation est une obligation de moyens, les parties n’ont pas l’obligation de parvenir à une adaptation du contrat. Ainsi, il est possible que les parties ne parviennent pas à un accord.
D’après l’article 1195, si la renégociation échoue, trois possibilités existent :
1 - Les parties peuvent mettre fin au contrat.
2 - Les parties peuvent demander ensemble d’adapter le contrat au juge.
3 - Une partie peut, seule, demander au juge d’adapter ou de mettre fin au contrat (résolution, l’anéantissement de contrat).

L’intérêt de la clause de hardship est notamment que les parties peuvent modifier et préciser ces effets de l’échec des négociations.

Pour la première possibilité, les parties peuvent prévoir que leur contrat sera résilié (pour l’avenir) aux torts de la victime du hardship. Dans ce cas, il devra verser des dommages et intérêts pour compenser le préjudice du fait de la résiliation du contrat. Les parties peuvent aussi prévoir qu’à défaut d’accord, le contrat sera résilié sans indemnité, c’est-à-dire sans que le contractant soit tenu de verser des dommages et intérêts. L’absence d’indemnité s’explique alors par le fait que les parties ont pris acte du fait que le contrat ne peut plus être exécuté. Ces circonstances sont étrangères à la partie qui se prévaut du hardship de sorte qu’il peut être équitable de mettre fin au contrat sans indemnités.

Pour la deuxième possibilité, les parties peuvent prévoir un recours aux modes alternatifs de règlement des conflits, comme la médiation et l’arbitrage. Par la clause de hardship, elles peuvent également s’en remettre à l’avis d’une tierce personne, comme un expert.

Pour la troisième possibilité, afin d’éviter l’immixtion du juge, les parties peuvent, par la clause de hardship, interdire au juge d’intervenir si cette intervention n’est pas faite à la demande des deux parties.

Ainsi, la clause de hardship représente un outil utile dans les mains des parties qui souhaitent modifier les conditions posées par le nouvel article 1195 du Code civil. Cependant, il faut bien maîtriser sa rédaction afin d’y exprimer d’une meilleure manière les intérêts des parties.

Les solutions alternatives à la clause de hardship en cas de changement de circonstances…

En dehors de la clause de hardship, d’autres clauses peuvent être insérées par les parties afin de prévenir les changements imprévisibles de circonstances. Les clauses les plus couramment utilisées sont la clause d’indexation et la clause de material adverse change (MAC).

Tout d’abord, est fréquemment employée la clause d’indexation également appelée « clause d’échelle mobile » où le prix varie selon les fluctuations d’un indice convenu [20]. Les parties se mettent alors d’accord au moment de la conclusion du contrat qu’une variable, comme le prix, variera en fonction d’un indice déterminé. Elle est mentionnée à l’article 1343 du Code civil selon lequel « le montant de la somme due peut varier par le jeu de l’indexation » mais également à l’article L145-39 du Code de commerce qui dispose que « Si le bail est assorti d’une clause d’échelle mobile, la révision peut être demandée chaque fois que, par le jeu de cette clause, le loyer se trouve augmenté ou diminué ». Elle vise à protéger les débiteurs de sommes d’argent contre des augmentations imprévues et inconsidérées de leurs obligations [21]. Elle est souvent employée dans les baux commerciaux, notamment pour le montant du loyer.

Aussi, la clause de material adverse change (MAC), issue de la pratique contractuelle anglo-saxonne, peut permettre aux parties de se prémunir contre la survenance d’un aléa intervenant entre la signature du contrat (signing) et la réalisation de l’opération (closing). En effet, la réalisation complète d’une opération contractuelle est subordonnée à de nombreux conditions et délais, souvent longs, durant lesquels la situation économique et financière de l’opération peut se dégrader. Ainsi, les parties peuvent décider d’obtenir une renégociation du contrat et même permettre à l’une des parties (voire les deux) de revenir sur son consentement et donc sortir du contrat en cas de modification substantielle de la situation économique entourant l’opération.

Elles étaient peu employées en France mais ont vu leur utilisation se multiplier en période de crise, notamment depuis la crise des subprimes en 2007. Fortement utilisées dans les opérations de fusions-acquisitions, elles permettent, par exemple, d’éviter la mise en jeu de la responsabilité de la société en cas de refus par son assemblée d’approuver l’opération [22]. Au sein d’un contrat de financement, l’insertion d’une telle clause peut permettre au préteur de résilier le contrat en cas de changement significatif défavorable de l’activité en considération de laquelle le prêt a été accordé [23].
Ainsi, les clauses MAC, issues d’un phénomène d’acculturation juridique, supposent dès alors la combinaison des règles de droits des obligations avec les réalités économiques et financières de la pratique des affaires.

Se pose désormais la question de la différence entre les clauses MAC et les clauses de hardship.

Quant aux conditions de licéité des clauses d’imprévision…

Ces clauses doivent remplir des conditions d’application strictes au risque de voir leur existence menacée sur le terrain de la nullité. Pour être pleinement efficace, la rédaction de la clause de révision de prix doit prendre en compte de manière précise les différents paramètres susceptibles de remettre en cause l’accord initial. Il conviendrait alors de détailler ces paramètres en faisant référence aux hausses ou aux baisses des prix des différents domaines pouvant influencer sur la modification du prix contractuel (prix des matières premières, coûts logistiques et de distribution…) [24]. Aussi, une telle clause doit prévoir, pour son bénéficiaire, le choix entre la renégociation ou la réévaluation automatique du prix. En cas de renégociation, il conviendra d’encadrer ses modalités et le recours éventuel à un tiers. Toutefois, la réévaluation automatique du prix contractuel est soumise à la limité posée par l’article L.112-2 du Code monétaire et financier. Est prohibée la référence à des indices « n’ayant pas de relation directe avec l’objet » de l’opération ou à « l’activité de l’une des parties », ainsi que la référence à des à des indices « fondées sur le niveau ainsi que la référence à des indices généraux ». Par ailleurs, en matière de baux commerciaux, la Cour de cassation valide les clauses d’indexation faisant référence à un indice de base fixe, à condition toutefois qu’elles ne créent pas de distorsion entre la période de variation indiciaire et celle s’écoulant entre deux révisions de loyer [25]. De surcroit, selon un avis n° 12-07 du 16 mai 2012 de la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC), l’absence de clause de révision de prix dans un contrat de longue durée ou à exécution successive peut caractériser un déséquilibre significatif dans les droits et obligations de parties. Selon la CEPC, à la suite de l’évolution des circonstances impliquant une hausse des coûts pour l’un des contractants, ce dernier peut voir sa situation contractuelle aggravée de manière significative, sans contrepartie. Sur ce fondement, la Cour de cassation juge ainsi que les clauses de révision de prix devaient être réciproques, à la hausse et à la baisse, sans contenir de conditions restrictives, permettant au distributeur de bloquer un éventuel accord [26]. Dès lors, est nulle la clause d’indexation qui exclut la réciprocité de la variation et prévoit que le loyer ne peut être révisé qu’à la hausse [27].

En ce qui concerne la clause MAC, l’article 1304-2 du Code civil dispose qu’« est nulle l’obligation contractée sous une condition dont la réalisation dépend de la seule volonté du débiteur [...] ». Une clause MAC rédigée de manière trop imprécise risquerait d’encourir la nullité pour potestativité. En effet, une place trop importante laissée à l’interprétation pour son bénéficiaire pourrait le conduire à rompre le lien contractuel par sa seule volonté. Dès lors, dans une opération de fusion-acquisition par exemple, il conviendrait de définir précisément le fait générateur susceptible d’engendrer un changement défavorable et de viser un élément propre à la société cible, tel qu’une baisse du chiffre d’affaires. La volonté de l’acquéreur n’aura donc aucune emprise sur ces évènements. Le caractère déterminant des évènements prévues au sein des clauses MAC doit être explicite. Il est nécessaire de prévoir une définition spécifique des circonstances pouvant avoir un impact négatif significatif sur l’opération. L’absence de précision entraînera le juge à se référer à ce qu’un créancier raisonnable, placé dans des circonstances similaires, pourrait considérer comme décisif [28], l’efficacité de la clause se trouvant ainsi affectée.

Clauses d’imprévision et Covid-19…

La crise pandémique récente a été une source d’insécurité contractuelle considérable. Dans le cadre d’une opération de fusion-acquisition, la situation sanitaire a potentiellement dégradé la valeur d’une société cible - apparaissant aujourd’hui comme un facteur certain susceptible d’être pris en compte au sein d’une clause MAC. Ainsi, certains acteurs tels que le groupe LVMH dans le cadre de sa fusion avec Tiffany & Co ont actionné la clause MAC. En se référant à la durabilité de l’impact de la crise sanitaire sur sa société cible, le groupe français a considéré que l’activité de Tiffany & Co avait été plus impactée que d’autres entreprises du secteur et que ses effets disruptifs sur son activité avaient vocation à perdurer [29]. Par ailleurs, les termes dans lesquels était rédigée la clause MAC prévue dans l’accord entre LVMH et Tiffany & Co invitent les conseils et parties à faire preuve de créativité contractuelle. En effet, la clause MAC prévue listait les incidents exclus de la définition de l’événement significatif dont la pandémie faisait partie. Cependant, il était prévu que certaines exclusions seraient inopérantes si Tiffany & Co est affectée de manière disproportionnée par l’événement initialement exclu. Ainsi, grâce à cette limite apportée à la liste des exclusions, le groupe français à pu renégocier à la baisse le prix de cession initialement prévu.

Ekaterine Bakradze, Lise Dallaserra, Yoanna Kirilova, Bintou Macalou, Ilian Marlin, Jennifer Truong, Eva Zakine et Camilla Zegaoui.
Etudiants, membres de la Clinique juridique de la Sorbonne.
Sous la supervision du Professeur Jonas Knetsch.

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Notes de l'article:

[1Sur ce sujet, voir Répertoire de droit civil Dalloz, Imprévision – Droit positif français après la réforme – Pascal ANCEL – Mai 2017 (actualisation : Mai 2018).

[2Droit des obligations 2022 - 14e éd. - Juin 2021 (HyperCours)—Stéphane Porchy Simon.

[3Cass. com. 3 novembre 1992, Huard, n° 90-18.547 et Cass. com. 24 novembre 1998, Chevassus Marche, n° 96-18.357.

[4Fiches d’orientation Dalloz Imprévision - Novembre 2021.

[5Sur ce sujet, voir Droit des obligations 2021 - 11e éd.- août 2021 - Bertrand Fages.

[6Les règles spéciales dérogent aux règles générales.

[7LPA 11 janv. 2018, n° 130q7, p. 6 1.

[8J. Moury, « La délimitation du champ de l’article 1195 du code civil, notamment en matière de cessions de droits sociaux », Rev. sociétés 2017, p.472.

[9Cour de Cassation, 17 février 2015 n°12-29550.

[10Répertoire de droit civil - Contrat : effets – Contenu du contrat – Gaël Chantepie – Janvier 2018 (actualisation : Décembre 2020).

[11A. Confino, « L’article 1195 nouveau du code civil et le bail commercial : imprévision ou imprécision ?, AJDI 2016, p. 345.

[12P. Ancel, « Imprévision - Droit positif français après la réforme », Répertoire de droit civil, Mai 2017 (actualisation : Mai 2018).

[13G. Chantepie, « Contrat : effets – Contenu du contrat », Répertoire de droit civil Janvier 2018 (actualisation : Décembre 2020).

[14F. Auque, « Retour du juge par la loi », AJDI 2016, p. 184.

[15Southwestern Elec. Co. v. Burlington N., Inc., 475 F. Supp. 510 (E.D. Tex. 1979), Superior Overseas Development Corp. v. British Gas Corp., [1982], 1 Lloyd’s Rep. 262 (C.A.), Tennessee Valley Auth. v. Exxon Nuclear Co., 753 F.2d 493, 495 (6th Cir. 1985) Georgia Power Co. v. Cimarron Coal Corp., 526 F.2d 101, 103 (6th Cir. 1975), cert. denied, 425 U.S. 952 (1976) – arrêts cités par Ulman H., Enforcement of hardship clauses in the French and American legal systems, CWSL Scholarly Commons Publishing, 2015, p. 81 et s.

[16ICC Force Majeure and Hardship Clauses - ICC - International Chamber of Commerce (iccwbo.org)

[18Beale et al., Cases, Materials and Text on Contract Law, 3rd ed., Hart Publishing, 2019, p. 1252

[19Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

[20P. Malaurie, L. Aynès, P. Stoffel-Munck, Droit des obligations, LGDJ, 11e éd, 2020.

[21P.Ancel, Droit des obligations en 12 thèmes, Dalloz, 2018.

[22B. Mercadal, À propos de la clause « Material adverse change » en matière de fusion de sociétés, RJDA 2003. 83.

[23A. Gaudemet, Cession de droits sociaux : faut-il avoir peur de l’article 1195 du Code civil ? : BJS déc. 2016, n° 1159, p. 685.

[24J-L. Fourgoux, « La clause de révision de prix dans les contrats d’affaires », AJ Contrat 2020, p.540

[25Civ. 3e, 11 dec. 2013, n°12-22.616

[26Paris, 11 sept 2013, n°11/17941

[27Civ 3e, 14 janv. 2016, n°14-24.681.

[28Terré F., Simler Ph. et Lequette Y., Droit civil, Les obligations, Dalloz, 9e éd., 2005, nos 448 et s.

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