Les entreprises, soucieuses de protéger leurs informations stratégiques étaient confrontées à l’obligation de fournir des preuves pour faire valoir leurs droits, ce qui pouvait exposer des informations critiques. Jusqu’à récemment, le droit français ne reconnaissait pas explicitement la protection du secret des affaires, se contentant de dispositifs épars, comme l’obligation de confidentialité dans certains contrats.
L’évolution majeure est l’introduction de la Loi du 30 juillet 2018 qui transpose en droit français la Directive européenne 2016/943 relative à la protection du savoir-faire et des informations commerciales non divulguées. Cette loi codifie la protection du secret des affaires dans le Code de commerce (articles L151-1 et suivants), offrant aux entreprises un cadre juridique précis pour défendre leurs secrets sans compromettre leurs intérêts commerciaux lors d’une procédure judiciaire.
L’impact sur le droit de la preuve.
Le droit de la preuve en France est régi par le principe de la liberté de la preuve (article 1353 du Code civil), consacré par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en 2011 : « le principe de loyauté dans l’administration de la preuve ».
Ce principe entre souvent en tension avec la protection du secret des affaires. Avec l’entrée en vigueur de la loi de 2018, les juridictions doivent désormais concilier la protection des secrets d’affaires avec la nécessité de fournir des preuves dans un litige.
La Cour de cassation a régulièrement l’occasion de se prononcer sur la mise en balance de la protection du secret des affaires avec les mesures probatoires et notamment les mesures dites in futurum comme l’article 145 du Code de procédure, très utile dans le cadre d’une action en concurrence déloyale « si le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile, c’est à la condition que le juge constate que les mesures qu’il ordonne procèdent d’un motif légitime, sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées, et ne portent pas une atteinte disproportionnée aux droits de l’autre partie au regard de l’objectif poursuivi » [1].
Mesures de protection.
La loi prévoit des mesures spécifiques pour protéger les secrets des affaires dans le cadre des procédures judiciaires. Par exemple, lorsqu’une entreprise craint que ses secrets soient exposés, elle peut demander au juge des mesures pour restreindre l’accès aux documents confidentiels uniquement aux parties strictement nécessaires (par exemple, les avocats), ou encore à huis clos. Le juge doit s’assurer que les informations sensibles soient préservées tout en permettant un débat équitable entre les parties.
Principe de proportionnalité.
Le droit à la preuve peut permettre de produire des documents couverts par le secret des affaires, mais seulement si cette production est essentielle à l’exercice de ce droit et que l’atteinte au secret est proportionnée à l’objectif poursuivi. Selon l’article L151-8 du Code de commerce, le secret des affaires ne peut être opposé lorsque sa divulgation vise à protéger un intérêt légitime reconnu par le droit national ou européen.
Dans une affaire, la cour d’appel de Paris a condamné des sociétés pour avoir présenté une pièce protégée par le secret des affaires, sans prouver que cette divulgation répondait à une exception légitime prévue par la loi.
Cependant, dans un arrêt du 5 juin 2024, la Cour de cassation a annulé cette décision. Elle a reproché à la cour d’appel de ne pas avoir examiné si la pièce en question était indispensable pour prouver les faits de concurrence déloyale et si l’atteinte au secret des affaires était proportionnée au but visé [2].
Les magistrats du quai de l’horloge ont rendu en fin d’année dernière sa décision sur un point essentiel, celui de l’admissibilité d’une preuve obtenue de manière déloyale [3].
L’assemblée plénière opère un complet revirement de sa jurisprudence. Jusqu’ici, elle jugeait, en matière civile, « irrecevable la production d’une preuve recueillie à l’insu de la personne ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème » [4].
De ce fait, la liberté de la preuve connait alors une limite : la moralité de la preuve. Ce système de liberté probatoire ne conduisait pas pour autant à admettre la production de preuves obtenues de façon déloyale. La preuve morale n’évacuait pas la morale de la preuve, jugeait la Cour : « la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité ».
Le droit à la preuve apparaît alors au fur et à mesure des constructions jurisprudentielles comme un véritable principe fondamental juridique.
Conclusion.
L’un des défis est de trouver un équilibre entre le droit à la preuve (qui est fondamental dans un procès) et la protection légitime des secrets des affaires. Les critiques soulignent que trop de protection pourrait empêcher l’accès à des éléments de preuve cruciaux pour la justice. À l’inverse, une insuffisante protection pourrait dissuader les entreprises de défendre leurs droits.
Ainsi, le cadre juridique actuel cherche à garantir la transparence et l’équité des procédures judiciaires tout en offrant aux entreprises une protection renforcée contre l’usage abusif de leurs secrets commerciaux.
L’addition de la protection du secret des affaires avec les mesures d’instruction in futurum (article 145 CPC) est complexe.
La jurisprudence laisse de larges pouvoirs d’appréciation au juge des référés, lequel doit articuler les éventuelles mesures de séquestre, de libération de séquestre, de rétractation, les délais.
Le concept souple et subjectif de « proportionnalité », mis en avant par l’arrêt commenté, facilitera-t-il la tâche des tribunaux et la motivation des jugements ?
En pratique, toute entreprise impactée par cette problématique de secret des affaires, serait bien avisée de mettre en place un programme de compliance, de cartographier les risques, documenter les secrets et mesures prises, de désigner un référent dédié, ainsi que des employés habilités.
Pour une meilleure protection judiciaire, il importe d’apposer une mention « confidentiel », sur tous documents ou données sensibles, le cas échéant de les crypter. Dans un contexte contractuel ou de négociation pré-contractuelle, prévoir une clause de confidentialité et ou de secret des affaires, est toujours sage.