Pour reprendre les termes de Thomas Hochmann (in, Pouvoirs 2023/4, n°187), l’interprétation scientifique « s’efforce d’établir les différentes significations des énoncés juridiques », cela vaut aussi pour les dispositions constitutionnelles. Il s’agira donc, à partir de cette disposition nouvelle de l’article 34 ("la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse)", d’établir l’ensemble des significations possibles, ce qui permettra in fine, d’interroger la pertinence de la distinction entre « droit » et « liberté ».
Il conviendra d’abord de poser différentes bases théoriques, notamment par une décomposition analytico-déontique de la disposition, avant d’apprécier plus concrètement l’énoncé examiné pour en dégager ses significations.
L’énoncé ci-dessus est, comme tout énoncé juridique, un énoncé déontique autrement dit, qui habilite, autorise, interdit ou oblige un certain type de comportement. Le professeur Ricardo Guibourg [2], par une décomposition analytico-déontique, distingue six significations possibles « d’avoir un droit ». À partir de ces significations, on pourra par voie de conséquence, en déduire des implications dans la protection du droit en question. Dit autrement, aux différentes énonciations possibles de l’expression « avoir un droit » sont attachés corrélativement, un certain niveau de protection.
En premier lieu, « avoir un droit » peut signifier avoir la possibilité de faire X (une action). Le professeur Ricardo Guastini la qualifiait de « liberté au sens faible » avec pour corollaire une absence d’interdiction. L’individu reste libre d’effectuer X, aucune norme ne le lui interdit ni ne lui commande de faire X. Ici, d’un point de vue de protection des droits et libertés, la possibilité de faire X peut toujours être limitée par une autorité administrative voire législative. S’opérera alors un contrôle de légalité et de proportionnalité au regard de l’atteinte portée à l’action X. Par exemple, dans un énoncé du type : les femmes ont la liberté d’avorter, cette liberté pourra être restreinte au regard de considérations de santé publique. Toute autorité publique peut donc limiter l’action de faire X voire, tout tiers peut faire obstacle à l’accomplissement de X. Pour y remédier, comme l’a noté la professeure Véronique Champeil-Desplats, « le législateur, le cas échéant, le constituant, sera contraint de rendre explicite la permission ».
En second lieu, « avoir un droit » peut signifier « être expressément autorisé » à faire X, avoir donc une permission de faire X. On parle ici de « liberté au sens fort » (R. Guastini), elle est comprise comme un droit subjectif. Un énoncé de ce type peut se retrouve comme suit : « Toute femme peut, de sa propre volonté, recourir à l’interruption volontaire de grossesse ». On voit alors par cet énoncé que l’énonciateur a délibérément voulu permettre l’action X. Ici, la possibilité de faire X fera l’objet d’une plus grande protection, car toute tentative de limitation ou d’interdiction de faire X sera annulée par une autorité juridictionnelle car l’interdiction violera la norme juridique supérieure de permission. Cette permission explicite de faire X permettra au titulaire du droit de faire effectivement X et de contester toute atteinte portée à cette possibilité, notamment par la voie contentieuse (mais pas seulement, comme avec les recours administratifs par exemple).
En troisième lieu, « avoir un droit » signifie qu’un tiers, Y, garantisse la possibilité de faire X. Dis autrement, avoir un droit a pour corollaire l’existence d’obligations actives / passives d’autrui. Dans une acception kelsénienne [3] tirée de sa statique du droit sur les droits subjectifs [4], Hans Kelsen estime que, si Y a le droit de faire X, S a le devoir de garantir que R puisse faire X. On évoque souvent cette vision sous le terme de théorie du droit-réflexe. Dans cette vision binaire des relations d’obligation, un droit est corrélativement associé à un devoir (on verra plus loin une autre théorie qui s’en rapproche)… Un énoncé de ce type pourrait se retrouver de la manière suivante : « L’État garanti aux femmes la possibilité de recourir à l’interruption volontaire de grossesse ». C’est souvent cette acception-là qui est retenue quand on évoque « avoir un droit ». Instinctivement, on estime que si j’ai un droit de faire X, Y a le devoir de m’assurer la possibilité de le faire. Au regard de la protection du droit ou de la liberté en question, on se retrouve avec un rapport d’obligation entre un titulaire du droit (Y), un débiteur (Z). Z doit garantir à Y la possibilité de faire X. Si Z empêche Y de faire X, Z contrevient aux obligations pesant sur lui (ex : pratiquer l’avortement). Y pourra alors intenter contre Z une action en justice engager la responsabilité de Z au regard des nombreuses dimensions de cette dernière. Par exemple, si Z est un établissement hospitalier sur lequel pèse une obligation de pratiquer l’interruption volontaire de grossesse et qu’il ne le fait pas, Y pourra engager la responsabilité de Z de plusieurs manières : a) devant les tribunaux administratifs pour faute simple ou lourde ; b) devant l’administration en elle-même par un recours hiérarchique ; c) voire en engageant la responsabilité de l’État directement. Mais encore une fois, ce n’est qu’une façon (sur de nombreuses possibles) de déterminer ce que signifie « avoir un droit ».
Quatrièmement, « avoir un droit » peut aussi renvoyer au pouvoir de Y de réclamer ou de demander à Z une certaine conduite ou l’accomplissement d’une action précise. C’est sur la base de cette théorie que Ricardo Guastini a pu établir sa distinction entre les « vrais droits » et les « droits de papiers ». Selon lui, un « vrai droit » se caractérisait par au moins trois éléments : un titulaire, un débiteur et un tiers garantissant que le débiteur accomplisse son obligation envers le titulaire. Ici, pour que le droit de Y de faire X soit concrétisé, Y pourra recourir à une autorité juridictionnelle pour obtenir le respect de X. C’est un point supplémentaire par rapport à la troisième acceptation « d’avoir un droit ».
Cinquièmement, la protection d’un droit par son énonciation peut se faire par la voie de l’interdiction, que ce soit à des autorités publiques ou aux tiers. Par exemple, un énoncé constitutionnel du type « Nul ne peut empêcher la femme de recourir à l’interruption volontaire de grossesse » poserait une incompétence générale. À cet égard, le droit en question bénéficierait d’une « immunité au sens fort » (R. Guastini) en ce sens que l’autorité ou le tiers, n’aurait aucune habilitation par la norme juridique supérieure pour pouvoir interdire ou ne pas permettre de faire l’action X. L’autorité ou le tiers qui empêcherait cette action commettrait nécessairement une illégalité et la norme juridique qu’il prendrait n’aurait aucune validité au sein du système juridique.
Si l’on garde l’exemple de l’avortement, voyons trois cas :
a) si une autorité administrative, comme un maire, interdirait l’avortement dans sa commune, son acte serait au mieux entaché d’une illégalité manifeste, au pire, son action serait caractérisée comme une voie de fait (hypothèse peu réaliste ici car la liberté d’avorter n’est pas une liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution).
b) si le législateur souhaitait interdire l’avortement, sa disposition législative sera déclarée non-conforme par une autorité juridictionnelle en raison de la violation de la norme supérieure de permission donc, sera annulée ou abrogée.
c) si un tiers venait à interdire d’y recourir, sa responsabilité pourrait être engagée assurément en matière civile (constitue un trouble manifestement illicite) et potentiellement en matière pénale (si l’entrave à l’avortement constitue une infraction).
Enfin, à un niveau maximal de protection, un énoncé peut prévoir des garanties importantes comme des obligations de faire pour les débiteurs du droit ou prévoir que les tiers doivent assistance à la possibilité de faire X, apportant une précision maximale dans la réalisation de faire X. Un exemple de ce type d’énoncé peut se retrouver dans celui proposé par les professeurs Stéphanie Henette-Vauchez, Diane Roman et Serge Slama [5] « La loi garantit le respect de l’autonomie personnelle, les droits procréatifs et l’accès aux soins et services de santé. Toute personne a droit à une contraception adaptée et gratuite ainsi que de recourir librement et gratuitement à l’interruption volontaire de grossesse, dans un délai garanti par la loi d’au moins quatorze semaines de grossesse ».
Dans tous les cas et comme cela est rappelé par Ricardo Guibourg lui-même, les énoncés juridiques ne se présentent jamais sous la forme d’énoncé déontique aussi purs que ceux présentés dans cet article. Fruit d’un compromis politique, leurs formulations sont souvent floues et sont frappées d’une très large indétermination. Surtout, les conséquences normatives attachées à un énoncé ne peuvent être connues a priori. En effet, la simple analyse d’un énoncé juridique ne peut en aucun cas déterminer quelles conséquences découleront nécessairement. Comme le rappelle le professeur Joseph Raz, c’est dans le contexte de concrétisation que les effets d’un énoncé juridique pourront être déterminés, donc uniquement a posteriori. La concrétisation, tant par le pouvoir législatif et réglementaire que par le pouvoir juridictionnel, permettra de déterminer les obligations qui découlent d’un énoncé juridique. Une autorité juridictionnelle, par l’interprétation qu’elle fera de l’énoncé, pourra tout aussi bien restreindre la garantie d’un droit que d’en étendre la portée, voire, aussi, d’en dégager des nouvelles implications. Par exemple, le Conseil constitutionnel a pu faire découler de l’article 2 de la Déclaration de 1789, la liberté de la femme de procéder à une interruption volontaire de grossesse. De cet énoncé se rattachant au premier type d’énoncé déontique identifié (liberté au sens faible), le Conseil constitutionnel a pu dégager diverses obligations comme le fait que l’accès aux services d’IVG relève d’une garantie de service public et respecte le principe d’égalité en organisant ces services sur l’ensemble du territoire ou encore, la prévention par le législateur des atteintes susceptibles d’être portées au droit de recourir à une interruption volontaire de grossesse, nous faisant aller soit vers une « liberté au sens fort » soit vers le 3e sens dégagé par Guibourg, assurant ainsi une pleine protection de ce droit.
On constate donc que la distinction « droit » et « liberté » n’est donc pas si facile et surtout, peu pertinente en ce que les conséquences normatives attachées à l’une ou l’autre des notions sont très souvent voisines. Il est donc faux de dire qu’avoir un droit suppose nécessairement un devoir et qu’un droit est plus protecteur qu’une liberté. Enfin, il ne faut pas oublier que les conséquences normatives attachées à un énoncé juridique ne se découvrent que pendant sa concrétisation, et non lors de son énonciation. Il est donc nécessaire de dissocier la structure linguistique d’un côté et la structure normative de l’autre côté. En clair, il y a d’un côté ce que dit l’énoncé et d’un autre côté, les conséquences qui peuvent en découler et celles-ci dépendront tant des présupposés théoriques des interprètes que des contextes juridiques politiques ou institutionnels dans lesquels ces interprètes agissent et décident.
Dans le cadre d’une interprétation scientifique, il convient maintenant de dégager les différentes significations possibles attachées à l’énoncé juridique, présenté en Conseil des ministres. L’énoncé présenté est pour rappel, celui-ci : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Que peut donc potentiellement renfermer cet énoncé ?
En premier lieu, cet énoncé pourrait impliquer de la part du législateur un standard dans la détermination de ces conditions d’exercice de l’IVG. Si par déterminer il faut entendre, « circonscrire ce qui est incertain », il revient au législateur, dans les limites posées par la Constitution, de circonscrire les modalités d’exercice de l’IVG. Ici, le législateur serait relativement libre de se mouvoir dans ce standard tant qu’il ne touche pas à ce qui est garanti, autrement dit, l’IVG. Libre à lui d’en déterminer les modalités d’exercice, il pourrait même, à ce titre, les restreindre, tant qu’il ne touche pas à cette garantie. Sur la base de cette première interprétation, deux sous-significations pourraient en être tirées.
Tout d’abord, du signifiant « détermine », pourrait être dégagé un signifié prescriptif pour le législateur. En effet, le Conseil constitutionnel pourrait faire peser sur ce signifiant des « garanties légales des exigences constitutionnelles ». Dis autrement, il pourrait estimer qu’il incombe au législateur une détermination protectrice des conditions dans lesquelles s’exerce l’IVG, avec un « dégradé d’exigences » (G. Mollion). Ainsi, le Conseil pourrait estimer « qu’il incombe au législateur, compétent pour déterminer les conditions dans lesquelles s’exerce l’interruption volontaire de grossesse, d’organiser de la manière la plus effective possible l’accès aux services de soin la pratiquant ». De manière plus prescriptive encore, le Conseil constitutionnel pourrait estimer qu’au regard de l’énoncé, « il incombe au législateur de respecter un délai raisonnable et accessible d’accès aux services de soin, ce qui implique d’organiser, sans porter atteinte au principe d’égalité devant le service public, sur l’ensemble du territoire, les services de soin de façon assurer le respect de cette exigence ».
Pour autant, de ce même signifiant, le Conseil constitutionnel pourrait en dégager un signifié beaucoup moins prescriptif. Il pourrait, en usant de la même technique des « garanties légales des exigences constitutionnelles », poser un degré minimum de « détermination » des conditions d’exercice de l’IVG. Il pourrait, par le biais d’une interprétation, estimer que « qu’il découle de cette disposition, une exigence constitutionnelle pesant sur le législateur selon laquelle, il doit épuiser sa compétence pour déterminer les conditions d’exercice de l’IVG ».
Au regard de ce qui a pu être dit auparavant en se fondant sur la décomposition analytico-déontique de Guibourg, on constate bien les différentes conséquences normatives potentielles attachées à un énoncé et surtout, que celles-ci ne sont pas données a priori, mais qu’elles n’apparaissent qu’au regard d’un contexte de concrétisation.
En second lieu, plusieurs significations pourraient être déduites du terme « garantie ». Au regard des différents sens du terme « garantir », plusieurs conséquences normatives peuvent en découler.
Tout d’abord, selon le CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), « garantir » peut renvoyer au fait de « s’engager à faire quelque chose ». Au regard de la disposition précitée, le Conseil constitutionnel pourrait là aussi, tirer de cette disposition un devoir (au 3e sens de Gibourg) pesant sur le législateur. Toujours en employant la technique des « garanties légales des exigences constitutionnelles », le Conseil constitutionnel pourrait en déduire « qu’il découle de cet article une exigence constitutionnelle pesant sur le législateur de fournir de manière effective, un accès prompt et gratuit, aux services de santé pratiquant l’interruption volontaire de grossesse ». Pèserait donc sur le législateur un « devoir de », donc corrélativement, les femmes auraient un droit-créance au regard de l’État, qui serait dans l’obligation de leur garantir effectivement cette faculté.
Toujours selon le CNRTL, « garantir » peut aussi renvoyer au fait de « protéger contre, mettre à l’abri de ». Par une interprétation littérale de la disposition précitée, le terme « garantie » ne renverrait à rien d’autre que le simple fait que la liberté qu’ont les femmes de recourir à l’IVG, soit dans la Constitution, donc garantie par son juge constitutionnel, en l’occurrence, le Conseil constitutionnel. Par cette interprétation, on tomberait au mieux dans le 2e sens de Guibourg (une liberté au sens fort), et au pire, dans le 1er (une liberté au sens faible) car aucune exigence particulière ne pèserait sur le législateur.
On pourrait estimer en premier lieu, toujours en partant d’une interprétation littérale, que le législateur participe à cette liberté. Dit plus clairement, le législateur serait vu ici comme prenant toutes les mesures légales qui iraient dans le sens de cette liberté. En ce sens que, l’énoncé autoriserait explicitement les femmes à user de leur liberté reconnue par la Constitution de recourir à l’IVG et ce faisant, le Conseil constitutionnel sanctionnerait toute atteinte portait à cette liberté. Resterait ici à déterminer le seuil « d’annulabilité » de la disposition législative. On pourrait estimer dans ce cas, que le Conseil constitutionnel annulerait toute disposition législative qui n’irait pas dans un sens favorable à l’interruption volontaire de grossesse.
En second lieu, on pourrait imaginer que le Conseil constitutionnel n’entende faire découler de la disposition constitutionnelle, qu’un standard minimum de garantie. Par cette interprétation minimaliste de la disposition constitutionnelle, le Conseil constitutionnel donnerait de très larges marges de manœuvre au législateur, usant d’un pouvoir discrétionnaire certain en la matière. Ainsi, la seule limite opposable au législateur serait la faculté d’interrompre volontairement la grossesse. Le législateur ne pourrait supprimer cette liberté car incompétent pour le faire, seul le pouvoir de révision constitutionnelle le pourrait. Mais, entre porter une atteinte substantielle à cette liberté et n’y porter qu’une atteinte modérée, le champ des possibles est large et les atteintes nombreuses. Sans exigences constitutionnelles supplémentaires, le Conseil constitutionnel opérerait un contrôle de proportionnalité plus ou moins étendu au regard de la disposition législative visée et du but qu’elle poursuit (comme la dignité humaine).
On s’aperçoit que le plus important ne réside pas dans la distinction entre un droit et une liberté, qui, que ce soit en théorie ou en pratique, n’a qu’une faible conséquence dans la garantie du droit fondamental.
Pour conclure, on se permettra, sans tomber dans un jugement de valeur (qui ferait s’écrouler toute l’analyse scientifique), d’émettre quelques propositions, sous la forme d’énoncé anankastique (du type, si l’on veut Y, il faut faire X sans pour autant que le chercheur approuve Y). Deux choses retiennent notre attention sur la constitutionnalisation de droits fondamentaux. D’une part, si l’énonciation est toujours le fruit de compromis politique (et de stratégie parlementaire), l’important n’est pas de se concentrer sur un terme précis (qui ferait toute la différence) mais sur ce qu’on souhaite faire avec cette énonciation (le performatif au sens de Austin). Il semble évident que, si l’on souhaite réellement garantir un droit, le degré de précision de l’énoncé doit être important, sinon, on reste dans une déclaration symbolique de droit. Enfin, plus important que l’énonciation, la garantie d’un droit est facteur de sa concrétisation, qu’elle soit langagière (par la production de normes juridiques) ou matérielle (par les conditions d’exercice du droit, tel que les centres de recours à l’IVG par exemple). Si l’on veut protéger efficacement un droit fondamental, il faut donc avant penser à l’énonciation que qu’à sa matérialisation.
On retiendra donc, qu’en matière de droits fondamentaux, l’énonciation et la concrétisation ne sont que les deux faces d’une même pièce.