[Point de vue] QPC et démission d’office des élus locaux : quels effets sur le cas de Mme Le Pen ?

Par Raphaël Roger-Devismes, Etudiant en Droit.

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Explorer : # question prioritaire de constitutionnalité # liberté électorale # droit d'éligibilité # interprétation jurisprudentielle

Le Conseil constitutionnel vient, ce 28 mars 2025, de rendre une décision très attendue en matière de droit électoral (décision n°2025-1129 QPC [1]). Si l’affaire concernait le cas des élus locaux, une réserve d’interprétation « pédagogique » pourrait « influencer » le jugement du tribunal correctionnel pour le cas de Mme Marine Le Pen en ce qu’elle vise à rappeler les exigences de proportionnalité avant le prononcé d’une exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité.

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Pour rappel, le litige, objet de la QPC, commence par une condamnation par un jugement du 25 juin 2024 du Tribunal correctionnel de Mamoudzou de, M.S, un élu local, à deux ans d’emprisonnement dont un de sursis, à une amende et surtout, à des peines complémentaires assorties de l’exécution provisoire, d’interdiction d’exercer une fonction publique, pour une durée de deux ans, et d’inéligibilité, pour une durée de quatre ans. En application des articles L230 et L236 du Code électoral, le préfet de Mayotte, par un arrêté du 27 juin 2024, prononce la démission d’office à l’encontre de M. S, de tous ses mandats de conseiller municipal et de la communauté d’agglomération Dembéni-Mamoudzou. Fort logiquement, un recours devant le tribunal administratif est formé sur le fondement des articles L249 et L250 du précédent code. Faute de s’être prononcé dans le délai de deux mois (art. R120 du Code électoral), l’affaire est renvoyée devant le Conseil d’Etat (art. R121). C’est devant ce dernier qu’est soulevée une question prioritaire de constitutionnalité (art. 23-5 LO 10 décembre 2009), qui sera renvoyée au Conseil constitutionnel.

Cette QPC portait sur les dispositions des articles L230 et L236 du Code électoral « telles qu’interprétées par le Conseil d’Etat ». On était typiquement dans le cas d’un droit « vivant », où possibilité est donnée au justiciable de « contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition » [2]et si, « l’inconstitutionnalité alléguée procède bien de cette interprétation » [3]. C’est donc l’interprétation qui est faite par le Conseil d’Etat qui est contestée, non directement les dispositions en elles-mêmes. L’interprétation est ici constante de la part du Conseil d’Etat, et ce, depuis une décision du 20 juin 2012 (n°356865). Il est affirmé que le préfet est « tenu de le déclarer démissionnaire d’office » en cas de condamnation dont « le juge pénal a décidé l’exécution provisoire ». Toutefois, il faut noter, comme le fait Romain Rambaud sur son blog, que c’est la première fois que le Conseil d’Etat renvoie une QPC sur la conformité de sa jurisprudence sur cette question précise. L’affaire ne touchait ainsi que le cas des élus locaux. C’est par un effet médiatique que l’on en est venu à évoquer le cas de Mme Le Pen.

Il n’en reste pas moins, que c’est par un raccourci facile que l’on en est venu à faire de cette QPC une QPC « Le Pen ». Il n’est pas impossible que la difficile nomination de Richard Ferrand au Conseil constitutionnel ait joué pour beaucoup dans cette instrumentalisation de la décision. Certains députés à gauche y ont vu un « deal » entre Emmanuel Macron et Mme Le Pen, alimentant la suspicion autour de sa nomination. Ainsi, les médias, par un effet de « cadre », ont, plus à tort qu’à raison, donné l’impression que le Conseil constitutionnel statuait directement sur le cas de Mme Le Pen. Or, c’est faux. Le Conseil s’exprimait sur l’interprétation constante du Conseil d’Etat sur les articles L230 et L236 du Code électoral qui visait expressément les élus locaux. On ne parle pas ici d’élus nationaux.

Toutefois, l’enjeu de la QPC ne pouvait se limiter à la seule question locale et on pourrait déjà dire que, la leçon la plus importante de cette QPC ce n’est pas ce que le Conseil énonce (confirmant l’état du droit), mais plutôt ce qu’il laisse entendre sur la liberté électorale. Au fond, ce qui est en jeu, c’est la liberté donnée aux électeurs de pouvoir librement choisir leurs élus, sans en être empêchés de manière disproportionnée. Dans ce contexte, on pouvait y voir une résonance avec ce qui se passe actuellement en Roumanie. In fine, c’est la question du poids des juridictions (constitutionnelles ou ordinaires) qui se pose au sein du processus démocratique et du processus électoral. A titre d’éléments de comparaison et dans un tout autre contexte, la Cour suprême hondurienne, dans un arrêt du 22 avril 2015, avait pu estimer que les articles 239 (limitation du mandat présidentiel), 374 (interdiction de réviser l’article 239) et l’article 42 (5) de la Constitution hondurienne de 1982 (qui prévoyait la privation de droits civiques en cas d’incitation à la réélection du président) devaient être tenus pour « inapplicables » et inconstitutionnelles, en raison de leur incompatibilité avec d’autres dispositions de la Constitution, notamment celles relatives aux traités et convention internationales. La Cour suprême a ainsi pu poser une hiérarchie axiologique entre diverses dispositions de la Constitution hondurienne estimant que l’on ne pouvait, au nom du principe d’égalité entre les citoyens et de leur droit à la participation politique, restreindre la réélection d’un président de la République. On notera ici l’originalité de déclarer certaines dispositions constitutionnelles contraires à la Constitution. Mais, derrière tout ça, il ressort toujours la même thématique : la liberté de l’électeur, que ce soit pour la restreindre (Roumanie) ou pour la renforcer (Honduras).

On comprend donc que l’enjeu ne pouvait que dépasser le simple cas de l’élu local, même si formellement, l’affaire ne touche pas Mme Le Pen. Au fond, c’était la question de la démocratie - entendue ici comme la participation des électeurs à la détermination d’un enjeu national, soit en élisant des représentants soit en participant directement - qui était en filigrane.

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel a validé l’interprétation constante dégagée par le Conseil d’Etat sur le fondement des articles L230 et L236 du Code électoral, mais ce n’est pas cela, qui est le plus intéressant dans sa décision. On notera, une fois n’est pas coutume, un certain malaise rédactionnel dans la décision du Conseil dont la motivation reste encore (trop) lacunaire. Le Conseil rappelle, dès son premier considérant, qu’il est saisi « sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée », soit, les articles L230 et L236 précités. Il va répondre aux différents griefs soulevés, estimant qu’il n’est pas porté atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif (cons.22) et que le principe d’égalité devant la loi n’est pas violé (cons.30), rappelant que les élus locaux et nationaux ne sont pas au même niveau, ce qui est logique d’un point de vue institutionnel. La différence de traitement étant alors pleinement justifiée. Pourtant, bien qu’il donne l’impression de se cantonner à ce qui lui est demandé, le Conseil va « déborder » du cas d’espèce quand il va émettre une réserve d’interprétation pédagogique en matière de droit d’éligibilité.

Le droit d’éligibilité a été tiré par le Conseil constitutionnel, de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Le Conseil rappelle que, si le législateur est compétent en vertu de l’article 34 pour fixer les règles concernant le régime électoral ou les conditions d’exercice des mandats électoraux, il ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité dont il jouit en vertu de l’article 6 que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur [4]. Sur la base de cette lecture, le Conseil va lire l’article 471 du Code de procédure pénale avec les dispositions contestées, ce qui ne lui était pas demandé initialement. Le Conseil rappelle que l’article L236 permet de mettre en œuvre l’article 471 car il vise à garantir l’effectivité de la décision du juge ordonnant l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité, mettant ainsi en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public (cons. 14). Ici encore, le Conseil reste dans son office et il aurait pu écarter le grief dès le considérant 14. Mais, le considérant 15 et plus précisément le considérant 17, font que le Conseil va dépasser la simple question qui lui était posée en posant une réserve d’interprétation relativement large. En effet, les considérants 15 et 16 s’intéressent à l’office du juge pénal dans le prononcé de la peine d’inéligibilité qui peut, en fonction des circonstances ne pas la prononcer et aussi, la défense doit pouvoir faire valoir sa situation lors d’un débat contradictoire précédant le prononcé de la peine complémentaire.

Dans le considérant 17, le Conseil constitutionnel va poser une réserve d’interprétation rappelant que, pour préserver le droit d’éligibilité, le juge pénal doit, dans sa décision, apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur. Le Conseil constitutionnel pose une réserve d’interprétation que l’on pourrait dire « pédagogique » car, elle ne fait que rappeler, sans plus-value normative, le cadre normatif dans lequel le juge pénal opère et les exigences qui y sont rattachées. Mais, ce rappel ne paraît peut-être pas si anodin surtout quand on le met en écho avec le procès de Mme Le Pen.

C’est précisément ici que se trouve la curiosité de la décision. Le manque de motivation ne permet pas d’avancer de raisons clairement identifiables sur l’intention du Conseil derrière cette réserve. Le juge pénal, dont les réserves d’interprétation s’imposent à lui, devra normalement tenir compte d’une telle réserve. Il devra ainsi mettre dans la balance de sa décision la liberté de l’électeur de pouvoir voter pour le candidat de son choix. C’est bien un message que le Conseil constitutionnel envoie au juge pénal, leur « rappelant » l’état du droit existant et la nécessité de ne pas priver totalement les électeurs de leur liberté de choisir leurs élus, exigence d’autant plus importante au regard de l’autonomie du droit pénal électoral. Ce que décidera le tribunal correctionnel la semaine prochaine, nul ne peut le dire ni le prédire mais une chose est certaine, la mise en balance rappelée par le Conseil constitutionnel pèsera pour beaucoup dans le délibéré.

Raphaël Roger-Devismes
Pré-doctorat à Toulon

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Notes de l'article:

[1Question prioritaire de constitutionnalité.

[2Décision n°2010-39 QPC du 6 octobre 2010.

[3Décision 2020-858/859 du 2 octobre 2020, cons.10.

[4Rappel ici de sa décision 2012-230 QPC du 6 avril 2012, cons. 4

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