Contexte.
En février 2022, le Tribunal Judiciaire de Paris jetait un premier pavé dans la mare en jugeant qu’était nul le contrat emportant transfert de propriété d’une marque et de dessins et modèles consenti à titre gratuit à défaut d’être passé devant notaire [2].
Adoptant une position rigoriste, les juges avaient en effet qualifié ce contrat de donation, laquelle doit être passée devant notaire pour être valable en application des dispositions de l’article 931 du Code civil [3].
Une décision très sévère, maintes fois critiquée et dont beaucoup ont douté de la portée.
Une position qui fait débat…
La qualification de donation d’un contrat de cession de droits de propriété intellectuelle sans contrepartie financière peut sembler critiquable. En effet, et comme le rappelle la jurisprudence, il ne peut être déduit du simple fait qu’un contrat est conclu à titre gratuit que ce dernier constitue nécessairement une donation au sens de l’article 931 du Code civil [4]. Rappelons d’ailleurs que cette faculté est expressément prévue en matière de droit d’auteur par l’article 122-7 du Code de la propriété intellectuelle [5].
L’article 984 du Code civil définit la donation comme :
« un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée, en faveur du donataire qui l’accepte ».
Cet acte suppose ainsi (i) une intention libérale et (ii) l’absence de contrepartie. En l’occurrence, il est rare qu’une cession de droits de propriété intellectuelle, même consentie à titre gratuit, résulte d’une pure intention libérale ou soit effectuée sans aucune contrepartie dans la mesure où l’acte de cession inclut souvent des engagements ou obligations au bénéfice du cédant, qui constituent une forme de contrepartie.
Outre ces griefs purement juridiques, les enjeux et conséquences qu’implique cette qualification n’ont pas manqué de faire réagir les milieux concernés. La cession gratuite de droits de propriété intellectuelle est une pratique relativement courante, notamment dans le cadre de cessions intra-groupes ou entre associés, et s’insère, souvent, dans un ensemble de conventions interdépendantes.
À supposer que l’ensemble de ces cessions soient nulles, cela risque d’entrainer une vague de contentieux disproportionnée.
C’est de manière générale l’ensemble de la procédure sous-jacente qui apparait disproportionnée : contractualiser chaque cession de droits de propriété intellectuelle devant notaire implique en effet de lourdes charges structurelles et financières qui n’ont guère de sens.
…mais qui ne peut plus être ignorée.
Néanmoins, et en dépit de ces interrogations et critiques, force est de constater que l’analyse adoptée par les juges dans la décision du 8 février 2022 semble progressivement s’ancrer dans le paysage jurisprudentiel français de la propriété intellectuelle : plusieurs décisions sont ainsi venues confirmer qu’une cession de droits de propriété intellectuelle consentie à titre gratuit, qu’il s’agisse d’ailleurs de droits de propriété industrielle ou de droits d’auteur [6], était nulle à défaut d’avoir été conclue devant notaire conformément aux dispositions de l’article 931 du Code civil.
Dans un arrêt très récent [7], la Cour d’Appel de Paris a également confirmé le Jugement rendu le 8 février 2024, ce qui participe à entériner ce nouveau courant jurisprudentiel.
S’il reste encore à la Cour de Cassation de se prononcer sur la qualification adoptée par les Juges du fond, il devient désormais difficile d’envisager la conclusion de contrats de cession à titre gratuit sans risquer la nullité de ces derniers.
Apports de la décision du 9 avril 2024 : une solution possible ?
Dans l’affaire objet de la décision du 9 avril 2024, le demandeur, une société spécialisée dans la gestion d’hôtels, avait agi en contrefaçon des droits sur sa marque à l’encontre de deux sociétés exploitant un hôtel-restaurant sous des signes identiques ou à tout le moins similaires à sa marque. Le demandeur à l’action avait acquis les droits sur sa marque par l’intermédiaire d’un contrat de cession daté du 20 mai 2020, lequel avait été consenti à titre gratuit dans le cadre d’accords intra-groupe. Les défenderesses ont par conséquent soulevé la nullité de cet acte au motif qu’il ne respectait pas le formalisme de l’article 931 du Code civil.
Sans chercher à contester l’absence d’intention libérale ou l’existence d’une contrepartie autre que financière, le demandeur à l’action a fait établir un nouveau contrat de cession de marque le 30 mai 2022, assorti d’un prix, annulant et remplaçant l’ensemble des dispositions du contrat initial.
Il s’agissait ici de substituer l’acte initialement frappé de nullité par ce nouveau contrat ; toute confirmation étant en effet exclue en application de l’article 931-1 du Code civil [8].
Sans surprise et dans la continuité de la jurisprudence récente, le Tribunal Judiciaire de Lyon a donc prononcé la nullité du contrat de cession daté du 20 mai 2022 sur le fondement des dispositions de l’article 931 du Code civil.
Les juges ont en revanche considéré que le demandeur était bien titulaire des droits sur la marque servant de fondement à l’action en vertu du second contrat conclu le 20 mai 2022, dans la mesure où ce contrat s’était substitué au contrat initial frappé de nullité et qu’il emportait transfert rétroactif de la marque au profit du demandeur.
Une décision qui parait juste et qui laisse entrevoir une première solution afin d’échapper à la nullité désormais assurée des contrats de cession de droits consentis à titre gratuit.
Reste à voir si l’analyse adoptée par les juges du Tribunal Judiciaire de Lyon sera confirmée, ce qui semblerait souhaitable dans l’intérêt de la vie des affaires, de l’économie de la propriété intellectuelle et du monde judiciaire, souffrant déjà d’un engorgement critique de ses tribunaux. Affaire à suivre !
Recommandations pratiques.
Plusieurs précautions s’imposent donc à l’égard des professionnels et profanes de la propriété intellectuelle lors de la conclusion de contrats de cession de droits, et certaines démarches devraient permettre d’éviter une sanction lourde de conséquences.
Prévoir une contrepartie financière au sein des contrats emportant cession de droits de propriété intellectuelle. Si les juridictions ne se sont pas prononcées sur la valeur de cette contrepartie, il ne semble pas non plus exigé que celle-ci reflète la valeur réelle du droit cédé, la valorisation de droits de propriété intellectuelle impliquant également des procédures lourdes et coûteuses.
Insérer une disposition actant expressément de l’absence d’intention libérale de la cession. Attention, cette mention ne dispense pas de la nécessité d’intégrer une contrepartie financière à l’acte ; l’absence d’intention libérale ne semble en effet pas suffisante, en l’état, à contourner la nullité des cessions consenties à titre gratuit.
Si la cession est d’ores et déjà intervenue, établir un nouveau contrat annulant et remplaçant le contrat initial conclu à titre gratuit :
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- Attention à la rédaction de ce contrat, qui ne vient pas régulariser le premier contrat, mais bien le remplacer.
- Veillez également à faire rétroagir ce nouveau contrat à la date du premier contrat afin que ses effets ne soient pas remis en cause, notamment si les droits de propriété intellectuelle en question sont impliqués dans une procédure.
D’une manière générale, il est vivement recommandé de faire appel à un professionnel du droit afin d’éviter une seconde nullité.
Discussion en cours :
Je me permets une précision : la décision en droit d’auteur d’avril 2023 est une décision de référé, le tribunal ne se prononce pas sur la nullité mais indique qu’" Il est donc possible que cet acte conclu sous seing privé soit nul"