Rupture brutale des relations commerciales établies : la CJUE et la Cour de cassation apportent des précisions sur la nature contractuelle-délictuelle de l’action.

Par Luca Demurtas, Avocat.

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Explorer : # rupture commerciale # responsabilité contractuelle # compétence internationale

La qualification de responsabilité délictuelle vidée de sa portée et de ses effets en matière de compétence internationale.

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Introduction

Depuis bien des années la responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales établies a donné lieu à un énorme contentieux, de plus en plus bridée par le législateur (par l’introduction d’une compétence spéciale au bénéfice, notamment, de la seule cour d’appel de Paris [1], mais aussi par la jurisprudence et, tout particulièrement, en ce qui concerne la compétence internationale des juridictions françaises en la matière.

A titre préliminaire, il convient de préciser que, en partant du principe qu’il s’agit d’une responsabilité délictuelle, toute relation commerciale entre une société française et une société d’un État membre de l’Union européenne pouvait être soumise à l’appréciation des tribunaux de commerce français car :

  • Si la personne lésée par la rupture était française (l’auteur étant un étranger) : en application des dispositions de l’article 7.2 du Règlement Bruxelles 1bis [2], en matière de responsabilité délictuelle, la juridiction compétente est celle du lieu où se produit ou risque de se produire le dommage, à savoir, le siège de la société subissant la rupture ;
  • Si la personne lésée est un étranger (l’auteur étant français) : en application des dispositions de l’article 4 du Règlement Bruxelles 1bis, le Tribunal compétent est celui du lieu du siège du défendeur.

Par conséquent, toute rupture d’une relation commerciale à laquelle un commerçant français était partie pouvait donner lieu à une action devant un tribunal français sur le fondement de l’article L.442-6-I, 5° Code de commerce.

La possibilité d’être assigné devant un tribunal français en responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale établie représente un risque juridique et économique très important pour une société étrangère qui, dans la plus part des cas, n’est pas à connaissance de l’existence d’un tel régime de responsabilité [3].

Deux arrêts récents rendus par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) et par la Cour de cassation française conduisent, bien que par des raisonnements très différents et, d’une certaine manière complémentaire, à une limitation des effets de la qualification de la rupture brutale comme chef de responsabilité de nature délictuelle.

CJUE : une responsabilité de nature contractuelle

Dans un arrêt du 14 juillet 2016, dénommé [4], la CJUE s’est prononcé sur une demande préjudicielle formée par la Cour d’appel de Paris, dont la teneur était la suivante :
« L’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I doit-il s’entendre en ce sens que relève de la matière délictuelle l’action indemnitaire pour rupture de relations commerciales établies consistant dans la fourniture de marchandises pendant plusieurs années à un distributeur sans contrat-cadre ni exclusivité ? »

En l’espèce, une société niçoise distribuait en France des produits de la société de droit italien Granarole. Cette dernière a décidé de mettre un terme à la relation commerciale liant les parties à compter du 1er janvier 2013 et en a informé son distributeur par lettre recommandée du 10 décembre 2012. Considérant que des tels agissements étaient constitutifs d’une rupture brutale au sens de l’article L.442-6-I, 5° du Code de commerce, la société française a assigné Granarolo devant le Tribunal de commerce de Marseille. Le tribunal de commerce de Marseille s’est déclaré compétent et a tranché le litige.

Néanmoins, Granarolo a interjeté appel de la décision devant la cour d’appel de Paris et a maintenu son exception d’incompétence internationale des juridictions françaises.

Par un raisonnement très académique et parfaitement en ligne avec sa jurisprudence, dans un premier temps, la CJUE rappelle les principes d’interprétation stricte et autonome des notions juridiques communautaires :

  1. Les « règles de compétence spéciales sont d’interprétation stricte » [5] ;
  2. « les termes de « matière contractuelle » et de « matière délictuelle ou quasi délictuelle » […] doivent être interprétés de façon autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs de ce règlement, en vue d’assurer l’application uniforme de celui-ci dans tous les États membres. Ils ne sauraient, dès lors, être compris comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale » [6] ;
  3. « S’agissant de la notion de « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, celle-ci comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), de ce règlement » [7].

Par ces trois simples considérations, la CJUE écarte la jurisprudence française qualifiant la rupture des relations commerciales établies comme un chef de responsabilité délictuelle, d’au moins aux fins de l’application des dispositions du Règlement Bruxelles 1bis, soit, aux fins de la détermination de la compétence internationale.

L’autonomie des notions communautaire ayant été rétablie, la CJUE se prononce sur la question préjudicielle formulée par la cour d’appel de Paris comme suit :
« une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date […] ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de ce règlement s’il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier. »

La décision de la CJUE est claire : dès lors que les parties étaient dans une relation contractuelle tacite (et, à fortiori, écrite), l’action engagée sur le fondement de l’article L.442-6-I, 5° Code de commerce relève de la matière contractuelle au sens du Règlement Bruxelles 1bis, si bien que la compétence des juridictions françaises devait être appréciée en application des dispositions de l’article 7.1 dudit Règlement.

Les conséquences de cette décision sont drastiques : le débat sur la compétence internationale en matière de rupture brutale se déplacera complétement et portera, désormais, sur la qualification du contrat au sens du Règlement Bruxelles 1bis (contrat de vente ou de prestation de services) et sur la notion de « obligation qui sert de base à la demande » [8].

Au passage, il convient de préciser que la qualification en tant que matière contractuelle donnée par la CJUE aux fins de l’application du Règlement Bruxelles 1bis est susceptible d’être appliquée aussi aux Règlements Rome I et Rome II, respectivement en matière de loi applicable aux obligations contractuelles et délictuelles [9].

Une responsabilité de nature délictuelle pour la Cour de Cassation, mais soumise à la clause attributive de compétence

Dans un arrêt du 18 janvier 2017 [10], la Cour de cassation semble, elle-aussi, procéder à un progressif effacement des effets de la qualification de responsabilité délictuelle concernant la rupture brutale des relations commerciales établies.

En l’espèce, le litige opposait une société française et une société anglaise et avait été porté devant les juridictions françaises au motif que, la demande ayant été formulée sur la base des dispositions de l’article L.442-6-I, 5° Code de commerce, celles-ci étaient compétentes à statuer en tant que lieu du préjudice. La particularité de l’affaire réside dans le fait que la relation contractuelle entre les parties avait été formalisée par un contrat écrit, celui-ci prévoyant une clause attributive de compétence au bénéfice des juridictions anglaises.

S’appuyant sur un raisonnement classique, le demandeur plaidait la compétence du tribunal français au motif que, le litige portant sur un chef de responsabilité délictuelle, les dispositions contractuelles liant les parties n’avaient pas lieu d’être appliquées.

Or, par jugement du 3 septembre 2015, confirmé par la Cour de cassation, la cour d’appel de Paris se déclarait incompétente à connaitre de l’affaire, au motif que la clause attributive de compétence déployait ses effets non seulement par rapport aux litiges portant directement sur le contrat, mais aussi sur les litiges découlant de la relation contractuelle, y compris ceux relatif à une prétendue rupture brutale du contrat.

L’arrêt s’inscrit dans une phase de progressive ouverture de la jurisprudence commerciale à l’application des clauses attributives de compétence aussi dans des litiges qui ne sont pas « contractuels » au sens du droit français.

Dans ce même sens, l’arrêt du 22 octobre 2008, par lequel la Cour de cassation reconnait l’applicabilité de la clause attributive de compétence faisant référence à « toute action découlant du contrat » [11].

Néanmoins, par un arrêt du 7 octobre 2015 [12], la Cour de cassation cassait un arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait admis l’application de la clause attributive de juridiction à un litige relevant de la responsabilité délictuelle (pratiques anticoncurrentielles et concurrence déloyale). La censure était motivée par un défaut dans la rédaction de la clause, qui ne visait pas expressément les litiges relevant des pratiques anticoncurrentielles. Ainsi, une interprétation à contrario de l’arrêt permet d’en déduire l’applicabilité des clauses attributives de juridictions aussi aux litiges en matière de responsabilité délictuelle, à condition que la rédaction de la clause soit suffisamment ouverte.

La jurisprudence de la Cour de cassation semble, ainsi, ouvrir à un élargissement des effets des clauses attributives de juridiction, pouvant investir aussi la matière délictuelle, mais à la condition d’une rédaction de la clause particulièrement soignée, la seule référence à « tout litige » n’étant plus suffisante.

Conclusions.

Tout en restant un chef de responsabilité délictuelle, la rupture brutale des relations commerciales établies s’apparente de plus en plus à une responsabilité contractuelle, tout particulièrement dans les relations commerciales internationales, susceptibles de poser des problèmes de compétence internationale, pour lesquelles il faudra retenir la qualification contractuelle de l’action, aux fins de l’application du Règlement Bruxelles 1bis, et porter grande attention aux clauses attributives de compétence et à leur rédaction.

Luca Demurtas
Avocat au Barreau de Paris et au Barreau de Milan (Italie)

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Notes de l'article:

[1Art. D.442-3 Code de commerce.

[2Règlement (UE) N° 1215/2012 du Parlement Européen et du Conseil du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte)

[3A titre d’exemple, le droit italien ne connait pas ce chef de responsabilité, les dispositions applicables en la matière ne font référence qu’au cas de concurrence déloyale et aux manquements aux principes de bonne foi créant un préjudice à un concurrent (art. 2598 Codice civile).

[4GranaroloCJUE, 14.07.2016, aff. C-196/15.

[5Sur ce point, voir CJUE, 18 juillet 2013, ÖFAB, C 147/12.

[6Sur ce point, voir CJUE, 13 mars 2014, Brogsitter, C 548/12

[7Sur ce point, voir CJUE, 28 janvier 2015, Kolassa, C 375/13.

[8Article 7.1.a. Règlement Bruxelles 1bis.

[9Règlement (CE) N° 593/2008 du Parlement Européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) ; Règlement (CE) N° 593/2008 du Parlement Européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I).

[10Cour de Cassation, Civ. 1ère, 18 janvier 2017, n° 15-26105.

[11Cour de Cassation, Ch. Civ. 1ère, 22.10.2008, n° 07-15.823.

[12Cour de cassation Ch. Civ. 1ère, Audience publique du mercredi 7 octobre 2015, n° de pourvoi : 14-16898

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