Requalification d’un contrat d’avocat collaborateur libéral, employé par un cabinet d’avocats international, en contrat de travail (CA Versailles 3 nov. 2015).

Par Frédéric Chhum, Avocat.

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Explorer : # requalification de contrat # contrat de travail # heures supplémentaires # préjudice moral

Contrairement aux contrats de téléréalité qui sont quasiment systématiquement requalifiés en contrat de travail, les contrats d’avocat collaborateur libéral sont très rarement requalifiés en contrat de travail.

L’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 3 novembre 2015 mérite d’être relevé, d’autant que cela concerne un cabinet d’avocats d’affaires internationales.

-

Mr X... a été recruté le 4 juin 2007 au grade de collaborateur 3- 2ème année par le cabinet X, devenue société SELAS X, dans le cadre d’un contrat de collaboration libérale, moyennant une rétrocession mensuelle d’honoraires de 5.835 € hors taxe.

Il évoluait en dernier lieu au grade de senior manager depuis le 1er octobre 2011.

N’étant pas satisfait de cette collaboration qui ne lui permettait pas, selon lui, de développer sa clientèle personnelle, il saisissait, avec le Syndicat des Avocats de France (SAF) intervenant volontaire, le Bâtonnier des Hauts-de-Seine, lequel par décision du 24 juillet 2014, dont il a formé appel, les déboutait de leur demande en requalification de son contrat de collaboration en contrat de travail, et de sa demande d’indemnisation pour son préjudice moral.

Par lettre du 28 juillet 2014, Mr X... a pris acte de la rupture des relations contractuelles avec le cabinet X.

A ce jour il a quitté le cabinet d’avocat depuis le 31 juillet 2014 et n’est plus avocat.

1) Sur la demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail.

Il appartient au juge de qualifier la relation contractuelle entre les parties, en recherchant au delà de la forme des contrats quelle a été l’intention des parties et la réalité des relations contractuelles au cours de l’exécution du contrat.

La charge de la preuve repose sur celui qui invoque l’existence d’un contrat de travail.
Il doit donc être recherché si Mr X... rapporte la preuve qu’il était dans l’impossibilité technique, temporelle et matérielle de développer une clientèle personnelle, du fait de l’organisation de ses conditions de travail dans le cabinet d’avocats de la société SELAS X.

Selon l’article 7 de la loi du 31 décembre 1971, modifié par les lois du 31 décembre 1990 et du 2 août 2005, l’avocat peut exercer sa profession, soit en qualité de salarié, soit en qualité de collaborateur non salarié ; il ressort de la jurisprudence de la Cour de Cassation produite par l’appelant (décisions de 1999, 2000 et 2009) que l’avocat est salarié lorsqu’il est démontré l’existence d’un lien de subordination, caractérisé par un faisceau d’indices, tels que l’organisation du travail dans un service hiérarchisé et les conditions de travail, limitant de fait à la fois la liberté d’organisation de l’avocat et la possibilité de constituer une clientèle propre.

Il n’est pas contesté que Mr X... avait à sa disposition, sans contribution financière, les moyens matériels de la société, tels que bureau, salle de réunion, secrétariat, matériel informatique, pour développer sa clientèle.

En revanche, il invoque l’absence de temps pour la développer, en raison d’une importante charge de travail.

Il est prévu dans le contrat de collaboration que Mr X... que ce dernier dispose d’un jour par mois, sans cumul, pour développer sa clientèle, sauf en juillet et août, ce qui lui laisse seulement 10 jours par an, jours qu’il conteste avoir effectivement utilisés, en affirmant que ces jours correspondaient à la mention ’développement BNC’, inscrite par lui une seule fois en novembre 2007, alors qu’il n’explicite pas l’abréviation BNC.

De son côté la société SELAS X soutient que Mr X... a effectivement bien disposé sous le faux intitulé ’RTT’ des jours pour développer sa clientèle ; en suivant cet argument, l’on constate que ces 10 jours ont été pris entre 2008 et 2012, mais non en 2013 (seulement 5 jours au lieu de 10 jours), et en 2014 (seulement 2,5 jours au lieu de 5 jours de janvier à mai), au vu des autorisations d’absence produites par la société, ce qui constitue déjà un non respect contractuel.

De prime abord ces 10 jours théoriques, pris effectivement qu’à hauteur de la moitié en 2013 et 2014, apparaissent en tout état de cause insuffisants pour développer une clientèle propre, et de fait il est établi que Mr X... n’a pas réussi à la développer, n’ayant traité que deux dossiers - au surplus concernant sa famille - en l’espace de 6 ans ; l’impossibilité de développer sa clientèle ne tient donc pas à la manière de travailler de Mr X... , ni à son manque d’implication, puisqu’il ressort de ses évaluations 2011 à 2013 qu’il donnait satisfaction :

- En février 2012, il est indiqué dans le commentaire général de son évaluation qu’il démontre un haut niveau de compétences avec un potentiel d’évolution à travailler, notamment dans le domaine du ’leadership’ ;

- En septembre 2013, son évaluation montrait qu’il avait atteint ses objectifs, mais sa hiérarchie estimait qu’il n’avait pas suffisamment évolué en ’leadership’ et qu’il ne pouvait donc accéder au grade de directeur qu’il demandait, alors qu’il avait géré un dossier difficile comme un directeur ;

- Fin 2013, son évaluation dite de mi- année était excellente, avec un taux d’occupation élevé et une forte activité sur le développement, ce qui montrait qu’il se donnait les moyens d’accéder au grade de directeur (un des 2 derniers échelons dans le cabinet) ;

Cette impossibilité de développer une clientèle propre apparaît en revanche à mettre en lien avec ses conditions de travail au sein du cabinet d’avocats, et notamment avec le nombre d’heures de travail et l’intensité du travail exigé.

Au vu des nombreux mails produits par Mr X... entre 2010 et 2014, qui attestent qu’il était souvent en action de travail à des heures très matinales (avant 8h) ou tardives (après 20h) et parfois les dimanches ou même pendant ses arrêts- maladies, il apparaît que la société SELAS X attendait de lui une grande disponibilité pour travailler sur les dossiers du cabinet, lui laissant peu de temps pour développer sa clientèle et se reposer.

Les heures de travail de ce dernier correspondaient donc a minima aux heures chargeables (au minimum 40 h par semaine doivent être mentionnées sur les ’time- sheets’), lesquelles dépassaient déjà la durée légale de travail hebdomadaire de 35h ; en outre en comptabilisant toutes les heures de travail effectuées (heures chargeables et non chargeables), le temps de travail légal annuel (1607 h) était largement dépassé entre 2007 et 2013, comme cela apparaît dans la pièce 6 produite par la société :

2007/2008 : 1692 h ; 2008/2009 : 2072 h ; 2009/2010 : 2114 h ; 2010/2011 : 2107 h ; 2011/2012 : 1711 h ; 2012/2013 : 1772 h ; 2013/2014 : 1174 h ;

Rapporté au mois et hors congés payés, le temps de travail effectif de Mr X... était le plus souvent compris entre 160h et 200h par mois. (…)

Enfin, les directives constamment adressées par la société SELAS X à ses salariés et collaborateurs (y compris Mr X...) au sujet du contrôle de leur temps de travail et de l’établissement de factures en urgence, via des mails produits (pièces 9 et 14) par Mr X... , témoignent de la soumission de Mr X... à un rythme de travail intensif imposé par la société, et de la pression de plus en plus forte exercée sur lui et d’autres avocats du cabinet au fur et à mesure des années, comme cela ressort notamment :

- dans les mail des 16 octobre 2009 et 17 décembre 2010, il lui est demandé de saisir son temps de travail pour la quinzaine ;
- dans le mail du 12 octobre 2011, où il est impérativement demandé de comptabiliser les heures de travail chaque semaine, afin de savoir quelle personne est sous-utilisée par rapport à d’autres débordées, afin de mieux affecter la charge de travail ;
- dans le mail du 20 octobre 2013, où il est demandé de saisir de manière quotidienne les heures de travail et leur affectation à chaque mission, et de s’occuper instamment de la facturation et de la relance des impayés ;
- dans le mail du 23 novembre 2013, où cela est à nouveau rappelé, avec une insistance sur le descriptif du travail effectué, en vue de la facturation ;
- dans le mail du 12 décembre 2013, il est encore demandé une saisine quotidienne du temps de travail et des ’time- sheets’, sous peine de sanctions, avec l’annonce d’un contrôle le 16 décembre.

Dans plus de 200 mails envoyés à Mr X... entre 2010 et 2013 par sa ligne hiérarchique et le département Gestionnaire Finances, il lui est demandé d’avancer dans la facturation ou d’établir des factures, et éventuellement de relancer les clients qui n’ont pas payé, ce qui montre qu’il devait consacrer beaucoup de temps à cette facturation.

Il résulte de l’ensemble de ces éléments que non seulement le temps de travail de Mr X... était journellement contrôlé, mais il lui fallait rendre compte de chaque heure de travail dans des ’time-sheets’ ; son temps était consacré essentiellement aux affaires du cabinet et à la facturation de ses affaires, mais aussi à l’enregistrement de ses heures de travail, à la formation et aux réunions obligatoires, au vu des directives susvisées, ce qui ne lui laissait aucun temps pour développer sa clientèle, d’autant qu’au surplus il n’a même pas disposé de 10 jours par an, comme cela était contractuellement prévu.

En conséquence, le contrat de collaboration sera requalifié en contrat de travail à compter du 4 juin 2007.

Sur la demande de paiement d’heures supplémentaires et l’indemnité de travail dissimulé

2) Sur les heures supplémentaires.

L’article L 3171-4 du Code du travail dispose qu’en cas de litige sur l’existence ou le nombre des heures de travail, le juge statue au vu des éléments apportés par l’employeur et le salarié.

Au regard du système de comptabilisation des heures de travail, détaillé ci-dessus, qui distingue les heures chargeables (celles qui sont facturées au client) et les heures non chargeables (non facturées mais réellement effectuées), le temps de travail effectif représente de manière incontestable au moins 10 % des heures chargeables (ce qui est admis par le cabinet au vu des pièces produites), heures mentionnées sur les ’time- sheets’ et également non susceptibles de contestation.

Au vu des pièces produites et des calculs faits par Mr X... sur la base de 15 % des heures ’chargeables’, il sera donc fait partiellement droit à ses demandes de rappels de salaire, en tenant seulement compte de ces 10 %, d’où le calcul suivant :

10% représentant 2/3 de 15%, il convient de déduire 1/3 des demandes.
45 131,17 : 3 = 15 043,72
45 131,17 - 15 043,72 = 30 087,45 €.

La société SELAS X sera condamnée à lui payer la somme de 30.087,45 € au titre des rappels de salaire, outre celle de 3.008,74 € au titre des congés payés afférents.

Ces sommes allouées porteront intérêts au taux légal à compter de la date de l’audience de conciliation intervenue entre Mr X... et le cabinet X - devenu la société SELAS X, dans le cadre de la procédure devant Mr le Bâtonnier des Hauts-de-Seine, soit le 6 mars 2014, date certaine (à défaut de connaître la date de réception de sa convocation par le cabinet) à laquelle les parties ont pu pour la première fois échanger de manière contradictoire leurs arguments.

3) Sur la demande en dommages et intérêts pour le préjudice financier.

Mr X... , qui demande la somme de 150.000 € à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, a exposé des charges importantes inhérentes au statut de profession libérale, sans bénéficier des avantages liés à ce statut, comme la constitution d’une clientèle propre.

Les charges qu’il a payées, à savoir les cotisations à la CNBF, au RSI, à l’URSSAF, et les cotisations ordinales, s’élèvent à 100.558 € de 2007 à 2013, outre la TVA, laquelle se monte à 103.709 € entre décembre 2010 et décembre 2013.

Pour apprécier ce préjudice financier, qui est réel, de manière plus fine, la Cour doit pouvoir comparer la moyenne nette des salaires des avocats salariés du cabinet occupant un poste comparable à celui de Mr X..., avec le montant de la rémunération de ce dernier, déduction faite des charges qu’il a indûment assumées ; en l’absence de ces éléments, la Cour ne peut que partiellement faire droit à sa demande de dommages et intérêts à hauteur de 50.000 €.

4) Sur la demande de prise d’acte de rupture et les indemnités dues.

La prise d’acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquement suffisamment grave de l’employeur empêchant la poursuite du contrat de travail.

Il convient en l’espèce de vérifier si les griefs invoqués par le salarié à l’encontre de l’employeur, y compris ceux non contenus dans la lettre de prise d’acte, trouvent leur origine dans un différend antérieur ou contemporain à la rupture, sans qu’il y ait besoin d’une mise en demeure préalable adressée par le salarié à l’employeur ; cependant, il faut que le salarié ait fait état auprès de son employeur des manquements de ce dernier, soit avant sa démission soit de manière concomitante.

En l’espèce, le 28 juillet 2014, Mr X... a adressé au cabinet X une lettre de prise d’acte de rupture, prenant effet au 31 juillet 2014, en invoquant les graves manquements de ce dernier, qu’il avait dénoncés et développés dans ses conclusions devant le Bâtonnier.

Les manquements ont donc été dénoncés devant l’instance arbitrale du Bâtonnier avant cette lettre.

Mr X... invoque plusieurs manquements de son employeur :
- l’impossibilité de constituer une clientèle, élément déjà établi du fait de la requalification de la relation contractuelle ;
- le non respect de la durée quotidienne de repos et de la durée maximale de travail, éléments partiellement établis au vu du nombre d’heures supplémentaires dans la semaine (a minima le temps de travail du lundi au vendredi était de 44h, soit 40 h déclarées sur les ’time-sheets’ plus 10 % non ’chargées’, sans compter le temps de travail des fins de semaine) ;
- le non paiement des heures supplémentaires, et les conditions de travail difficiles (pression sur les délais), éléments retenus plus haut par la Cour.

Au vu des éléments développés plus haut dans le cadre de la requalification de la relation contractuelle, les graves manquements du cabinet X apparaissent établis et empêchaient la poursuite de la relation contractuelle, de sorte que cette rupture intervenue par la faute du cabinet produira les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Il convient de retenir comme salaire de base brut de référence la somme de 11.485,08 €/mois, au vu des calculs contenus dans les conclusions de Mr X... , ce qui lui donne droit aux indemnités légales suivantes :
- la somme de 16.270 € à titre d’indemnité légale de licenciement (1/5 de mois par année d’ancienneté), au vu de son ancienneté de 7 ans 1 mois,
- la somme de 34.455 € d’indemnité de préavis, outre celle de 3.445,50 € au titre des congés payés afférents, selon l’article 9.1 de la convention collective nationale des cabinets d’avocats.

Les sommes allouées porteront intérêts au taux légal à compter du 6 mars 2014.

Sur l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse : en application des articles L1235- 3 et L1235- 5 du Code du travail, il est alloué au salarié ayant plus de 2 ans d’ancienneté dans une entreprise d’au moins 11 salariés, une indemnité qui ne peut être inférieure à 6 mois (somme correspondant à 68.910,48 € en l’espèce).
Au regard de l’ancienneté de Mr X... (7 ans), et au fait qu’il sollicite une somme de 69.000 €, quasiment équivalente à 6 mois de salaires, la Cour fera intégralement droit à sa demande.

5) Sur la demande en dommages et intérêts au titre du préjudice moral.

Sur le fondement de l’article 1134 du Code civil et de l’article L 1222-1 du Code du travail, Mr X... invoque le non respect de l’obligation d’exécuter le contrat de travail de bonne foi ; il estime avoir subi un préjudice moral spécial, du fait de la pression permanente de son employeur mais aussi de la part d’une collaboratrice du cabinet courant 2010, et conteste le refus de sa demande de promotion comme directeur, et reproche enfin au cabinet de lui avoir fait subir une inégalité de traitement en lui versant un bonus anormalement faible en 2012/2013, alors qu’il avait rempli ses objectifs.

La Cour ne peut s’immiscer dans le pouvoir de direction de l’employeur en ce qui concerne la promotion ou non d’un salarié, qui ne dépend par seulement des qualités de ce dernier mais de l’ensemble de l’organisation du cabinet.

Cette évaluation permet à la Cour de fixer son préjudice moral global à la somme de 20.000 €, tant au titre des conditions de travail que de la perte d’une partie de son bonus ayant engendré une discrimination.

Au total, le salarié obtient 233.000 euros bruts toutes causes confondues.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021)
CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille)
chhum chez chhum-avocats.com
www.chhum-avocats.fr
http://twitter.com/#!/fchhum

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