Alain de Boisseson, Délégué aux affaires juridiques du CNES
Clémence Lambrecht, juriste droit de l’espace (CNES)
Village de la Justice : Quelle est la place des juristes dans la conquête de l’espace ?
Alain de Boisseson et Clémence Lambrecht : « Dès les années 20, les premières réflexions juridiques sur le droit de l’espace ont émergé de façon éparse et dans un cadre national. Puis, avec le développement des technologies et des ambitions spatiales des États, les juristes ont coordonné leur pratique du droit au niveau international pour accompagner la conquête spatiale.
Ainsi, dès la fin des années 50, alors que l’Homme peut désormais accéder à l’espace et y mener des activités, il devient nécessaire d’encadrer juridiquement les activités se déroulant dans un “nouvel espace/ nouveau territoire”. La création d’un corpus juridique dédié aux activités spatiales se réalise ainsi dans un cadre international, au sein de l’ONU. La création du Comité permanent sur les Utilisations Pacifiques de l’Espace Extra-Atmosphérique (CUPEEA), comité dédié aux questions spatiales, dès 1959 s’accompagne de la mise en place d’un sous-comité dédié aux questions juridiques aux côtés du sous-comité scientifique et technique.
Tout au long du développement des activités spatiales, les juristes ont continué à accompagner la conquête de l’espace, notamment en fournissant et faisant évoluer le cadre juridique en prenant en compte les nouveaux besoins et les développements technologiques, par des vecteurs variés : traités internationaux, déclarations, lignes directrices.
À titre d’exemples, notons l’adoption de cinq traités internationaux dans les années 1960-1970 (Traités de l’espace, Accord de Sauvetage, Convention responsabilité, Convention immatriculation, Accord sur la Lune et les autres corps célestes) ; l’adoption de déclarations (non contraignantes) dans les années 1990 concernant les activités spatiales (télédétection, nucléaire, TV, broadcasting). Et actuellement, réflexions au CUPEEA sur l’encadrement de nouvelles activités (exploitation des ressources, etc.), évolution de nombreuses lois spatiales nationales pour encadrer de nouvelles activités (constellations, services en orbite) et pour prendre en compte la problématique de la viabilité à long terme des activités spatiales.
En application de ces normes internationales et en fonction de leurs politiques nationales, les États construisent alors un corpus de droit interne visant à mettre en œuvre les principes imposés par le Droit international et à les appliquer à leurs ressortissants. En effet, avec le développement des activités spatiales privées, de nombreux États adoptent ou complètent leur Loi spatiale nationale, ce que fait la France par sa Loi relative aux opérations spatiales promulguée en 2008 [2] ».
L’espace peut-il être considéré comme un nouveau marché pour les juristes ?
« L’espace est aujourd’hui un marché au sens d’activité économique. Depuis les années 1990, notamment avec l’avènement des activités de télécommunication, le secteur spatial n’est plus exclusivement un secteur étatique. La multiplication des services offerts par les systèmes spatiaux attire depuis les années 2000, et aujourd’hui plus encore avec l’arrivée du NewSpace, les investissements privés dans le spatial.
En ce sens, l’espace et plus largement les activités économiques associées à l’exploitation de l’espace sont un marché en expansion pour les juristes.
Au-delà du contrôle des États sur les activités de leurs ressortissants et des évolutions nécessaires du Droit de l’espace en fonction de nouvelles activités dans l’espace permises par des innovations technologiques, des questions de droit général se posent : droit des affaires, propriété intellectuelle, contrôle des exportations, responsabilité, droit de la concurrence, etc.
Les capacités des systèmes spatiaux ouvrent également un large champ de réflexions juridiques sur le partage et l’exploitation des données, les services dans l’espace, la protection des intérêts stratégiques des États, ainsi que le sujet controversé au niveau international de l’exploitation des ressources spatiales ».
Quelle est l’importance du droit de l’espace ? Quels sont les enjeux de ce droit ?
« Dans un espace où aucune souveraineté étatique ne s’exerce, la mise en place d’un cadre international, reconnu par une grande majorité d’États, est indispensable. La très large ratification du Traité de l’espace et des autres traités (hors l’accord sur la Lune et les autres corps célestes), ainsi que la forte représentation des États dans l’enceinte du CUPEEA en sont l’illustration.
Le Droit de l’espace est donc central dans les activités spatiales :
- Le Droit spatial international permet de fixer les principes d’utilisation et de protection de l’espace extra-atmosphérique et engage les États ;
- Les diverses déclinaisons en droit interne ont pour objet d’une part de permettre un contrôle par les États des activités privées dans l’espace, et ce afin de contrôler la mise en jeu de leur responsabilité d’État de lancement au titre du Traité de 1972, d’autre part de permettre aux acteurs privés d’exercer dans un marché juridique sûr en ce qu’il leur donne une visibilité sur les règles à appliquer.
Avec la multiplication des activités dans l’espace, le développement de règle de « cohabitation » reconnues par tous les acteurs est un gage de soutenabilité et sécurité de l’activité spatiale (gestion des débris, surveillance de l’espace, manœuvres de fin de vie, etc.) ».
Actuellement, les formations en ce domaine sont-elles suffisantes ?
« En France, on assiste à un certain développement des formations en droit de l’espace, qui s’ouvrent à des profils de juristes hors du domaine historique du droit international de l’espace.
Ces formations peuvent être des cursus complets de type M1 et M2 spécialisés : on trouve par exemple une section - Droit des Activités Spatiales et des Télécommunications à l’université Paris-Saclay, ou Droit Aérien et Spatial à l’université Toulouse Capitole.
D’autres formations proposent d’inclure des modules de droit spatial dans leur cursus (Droit Juriste Affaires Internationales à l’université de Bourgogne).
Des laboratoires ou chaires ont également été créés et permettent une recherche académique dédiée au droit spatial (IDEST, Chaire SIRIUS, CREDIMI).
Le CNES soutient l’ensemble de ces initiatives, par des participations et interventions ou des partenariats.
Par ailleurs, le droit spatial est aujourd’hui une thématique que l’on trouve abordée dans de nombreuses thèses.
Au niveau international, on assiste au même mouvement de développement à côtés des centres historiques tels que Leiden ou McGill ».
Au vu des lois autorisant l’exploitation des ressources de l’espace, est-il nécessaire de légiférer aujourd’hui afin d’en protéger sa neutralité ?
« Comme rappelé plus haut, le sujet de l’exploitation des ressources de l’espace est un sujet de débat au niveau du droit international : l’exploitation des ressources est-elle oui ou non conforme au principe de non-appropriation ?
Sur ce sujet, la France est favorable à une approche multilatérale et l’a rappelé au sein du Sous-comité juridique du CUPEEA. Le Sous-comité a créé un groupe de travail dédié à cette thématique, chargé de réfléchir aux principes internationaux pouvant s’appliquer à ce type d’activité. S’il n’y a pas une urgence opérationnelle immédiate, de nombreux pays ont commencé à légiférer dès 2015 (États-Unis, suivis du Luxembourg, du Japon et des Émirats Arabe Unis). Une vision internationale partagée devient indispensable pour assurer une cohérence entre les cadres juridiques nationaux encadrant cette activité particulière ».
Comment concilier le droit de l’espace et le droit de l’environnement ?
« En premier lieu, le secteur spatial, par ses programmes d’observation de la Terre, développe des outils essentiels pour l’environnement. Ces programmes sont au service de la protection de l’environnement et permettent de mieux comprendre le changement climatique : programmes spatiaux dédiés au cycle de l’eau, à la mesure du CO2, à la science de l’atmosphère. Les outils spatiaux développés et les données ainsi produites font l’objet d’un large partage entre partenaires internationaux. Illustration de cette coopération, le SCO (Space for Climate Observatory) est une initiative internationale née en 2019 sous l’impulsion du CNES et regroupant un ensemble d’entités publiques et privées impliquées dans le secteur de l’observation de la Terre. Dans l’optique d’exploiter au mieux le potentiel des données satellitaires et des innovations numériques pour agir en faveur du climat, le SCO rassemble et coordonne les efforts pour l’émergence d’outils opérationnels s’adressant aux décideurs politiques et au grand public et permettant le suivi, l’atténuation et l’adaptation aux changements climatiques à l’échelle locale.
Le droit des activités spatiales, et particulièrement la Loi française de 2008, a pour objet la protection des biens et des personnes et la durabilité des activités dans l’espace. Ce droit spatial a donc dans ses objectifs la préservation de l’environnement spatial. Des réflexions permanentes sont en cours pour le développement de solutions coordonnées pour la protection de l’environnement spatial : groupes de travail sur les lignes directrices LTS (lignes directrices aux fins de la viabilité à long terme des activités spatiales) dans un cadre ONUSIEN, projet de loi spatiale européenne, évolution du cadre juridique national applicable (constellations, limitation des débris, exigences liées à la durée de rentrée, gestion du trafic spatial, etc.)
Pour ce qui est du droit de l’environnement terrestre, le secteur spatial lui est directement soumis, comme toute activité économique ou industrielle. Ainsi, les infrastructures sols sont soumises aux mêmes règles que toutes les infrastructures industrielles et doivent respecter les prescriptions du droit de l’environnement.
De même, l’activité de production des systèmes spatiaux et des systèmes de transport spatial doit prendre en compte le droit de l’environnement. Des travaux d’innovations technologiques sont donc entrepris comme les études sur le réutilisable, la décarbonation de la filière, les modes de propulsion, les solutions énergétiques en production et en exploitation.
Ainsi, le métier de juriste dans le secteur spatial doit appréhender l’ensemble d’un corpus applicable à l’activité de la filière, au-delà du seul droit des activités spatiales. Aux thématiques de droit de la propriété intellectuelle et du droit de la donnée, des sujets contractuels et de responsabilité, s’ajoutent donc aujourd’hui les thématiques du droit de l’environnement et de la RSE ».