Afin d’aborder ce sujet, le Centre national du cinéma et l’image animée (CNC) a organisé, pendant le festival, une table ronde intitulée « Intelligence artificielle et création : entre révolution et régulation ». Cette table ronde a fait écho au rapport publié au printemps 2024 par le CNC et BearingPoint portant sur l’impact de l’IA sur la filière [1]. Ce rapport a notamment permis de présenter les impacts métiers pressentis et les enjeux juridiques liés à l’utilisation de ces technologies par les professionnels du secteur.
Des opportunités liées à l’IA existent pour la filière et des réponses juridiques peuvent être apportées.
I - Les opportunités de l’IA pour la production cinématographique.
Le travail du CNC/BearingPoint a été riche d’analyses et d’enseignements, il dévoile notamment plus d’une soixantaine de cas d’usage actuels et potentiels de l’IA identifiés sur l’ensemble des étapes du cycle de vie d’une œuvre audiovisuelle.
1. La diversité des usages.
Les technologies d’Intelligence artificielle peuvent par exemple être utilisées lors de la phase initiale de l’écriture scénaristique. Sur ce point le CNC estime que l’IA contribue à une stimulation de la créativité en permettant de susciter des idées pour des scénarios, d’illustrer un concept en image ou de créer des déclinaisons visuelles.
De même, les phases de post-production et d’animation (ex. montage vidéo, création d’effets spéciaux/VFX, sous-titrage) sont particulièrement sujettes à l’utilisation d’outils d’IA. A titre d’exemple, l’automatisation du doublage en langue étrangère présente de belles perspectives pour la diffusion internationale des œuvres.
Il est également possible de citer l’utilisation de technologies permettant d’automatiser la modification des mouvements de lèvres et de bouche d’un acteur, pour qu’ils collent aux dialogues doublés afin d’améliorer le rendu et de limiter l’effort d’adaptation des dialogues traduits.
Enfin, la modélisation de personnages 3D étant particulièrement chronophage, les technologies d’IA peuvent aider les artistes 3D et ainsi enrichir les univers des films fantasy.
2. Les opportunités à retenir.
Il ressort de ces cas d’usages et plus généralement du rapport du CNC que l’utilisation de technologies d’IA pour le secteur présente de nombreuses opportunités.
Ainsi, de manière générale, le déploiement de l’IA offrirait aux professionnels de l’audiovisuel des perspectives de créativité accrue, de réduction des coûts et d’accélération des délais de production.
Notamment, et de manière transverse à l’ensemble des cas d’usage, le rapport du CNC souligne le gain de productivité permis par l’IA (ex. outil de traduction automatisée, adaptation facilitée des vidéos aux formats réseaux sociaux, dépouillement automatique de scénario).
Surtout, les technologies d’intelligence artificielle offrent de nouvelles perspectives jusqu’alors non envisageables. Nous pouvons citer l’exemple des techniques de restauration d’images ou bien encore les clones numériques.
Bien que cette étude n’élude pas les limites et les risques liés à l’adoption de ces technologies, le CNC semble inciter les professionnels du secteur à s’emparer de ce sujet et à devenir acteurs de la transformation de leurs métiers.
3. Les exemples d’utilisation d’IA dans la production audiovisuelle.
Le CNC met en avant des cas d’usages de l’IA qui pour certains sont prospectifs. La filière cinématographique s’est néanmoins déjà emparée du sujet avec de nombreux exemples sortis en salle.
Ainsi, les films « Indiana Jones et le cadran du destin » ou « The Irishman » ont utilisé de l’IA pour rajeunir les acteurs Harrison Ford, Al Pacino, Joe Pesci et Robert de Niro. C’est également le cas du film « Avengers Infinity Wars » qui combine des technologies d’IA et les CGI (effets spéciaux numériques).
En France, le studio de création d’effets visuels numériques Mac Guff a pour sa part utilisé un dispositif de Face Engine (Deep fake) dans la série « Le Bureau des Légendes » et dans l’émission « L’hôtel du Temps » de Thierry Ardisson.
Par ailleurs, des professionnels se spécialisent désormais dans la fourniture d’outils d’aide à la décision intégrant de l’IA pour les producteurs, distributeurs ou studios.
Par exemple, la société suisse Largo Films propose des solutions facilitant l’analyse de scénario (ex. prédiction concernant l’adéquation à l’âge scène par scène), l’optimisation du casting d’un film, ou bien encore l’anticipation du succès financier des films avec des prévisions détaillées par canal de diffusion.
Enfin, et au-delà du cinéma, des professionnels de l’audiovisuel telle que la société TaisToiDonc utilisent également de l’IA. Cette entreprise toulousaine met en avant le gain de temps et la créativité décuplée. Elle a par exemple utilisé des technologies d’IA liées à la vidéo lors de la réalisation d’un film pour les 90 ans de l’Aquarium de Biarritz ou pour les besoins d’une réinterprétation animée de « Le Corbeau et le Renard » [2].
L’utilisation de ces technologies d’IA par la filière devrait aller de manière croissante. Une question se pose alors quant aux enjeux juridiques découlant de tels usages.
II - Les réponses juridiques pour un usage protecteur et responsable de l’IA.
Parmi les limites à l’adoption de l’IA par la filière, le rapport du CNC souligne les interrogations liées aux enjeux juridiques. Toutefois, le droit, habitué à s’adapter et à faire face aux défis nouveaux, apporte des éléments de réponse à travers l’encadrement contractuel, la règlementation et la jurisprudence naissante.
1. L’encadrement contractuel, une solution aux défis juridiques de l’IA.
L’industrie du cinéma a pris en compte la mesure des enjeux juridiques liés à l’IA en 2023 lors de la grève historique menée par le syndicat des scénaristes américains du cinéma (WGA) ainsi que par le syndicat des interprètes (SAG-AFTRA).
Les inquiétudes de ces organisations professionnelles ont reflété les préoccupations du secteur en s’intéressant à l’absence de transparence des jeux de données d’entrainement des IA générative (IAG), aux biais culturels de ces outils, au niveau de confidentialité des données intégrées dans les IAG (Input), et aux doutes quant à la titularité des droits d’auteur portant sur les Outputs (données de sortie).
Face à l’absence de règlementation applicable spécifique à l’IA, la grève a débouché sur la conclusion d’accords interprofessionnels. En synthèse, ces accords établissent que l’utilisation de technologies d’IA ne peut être imposée aux auteurs et qu’il est obligatoire d’obtenir le consentement préalable des acteurs et l’application d’une rémunération complémentaire pour toute réplication ou altération de leurs images ou de leurs voix.
Au-delà d’accord interprofessionnel, propre à la culture américaine, et afin de garantir une utilisation encadrée de l’IA, les acteurs de la filière ont la possibilité de négocier directement des conditions contractuelles protectrices ou de sélectionner des solutions appropriées avec les éditeurs d’outils d’IA. Pour ce faire, l’accent devra être mis sur la sélection d’outils qui, notamment à travers leurs Conditions contractuelles (CGV), offrent des garanties de sécurité (ex. paramétrage d’isolation des données), de transparence (ex. solution avec licence libre et ouverte) ou en termes de propriété intellectuelle.
A titre d’exemple, l’outil Genario au service de l’écriture scénariste semble indiquer que la totalité des textes générés par l’outil appartient à l’utilisateur et qu’aucun de ces textes n’est utilisé pour entrainer les IA.
Par ailleurs, outre OpenAI (ChatGPT) et Midjourney, de nombreux éditeurs de solutions d’IA sont proposées sur le marché. C’est par exemple le cas des LLM privés développés par la société française LightOn ou encore de la plateforme BtoB de Safe Brain permettant un usage des LLM tel que Chat GPT avec un hébergement français.
Si le contrat s’avère être une des réponses juridiques, le droit positif français et européen en est une autre.
2. Les premières réponses apportées par le droit positif français et européen.
L’un des enjeux juridiques majeur soulevé par la filière cinématographique porte sur la propriété intellectuelle. Les inquiétudes portent notamment sur les droits d’auteur relatifs à la fois aux données utilisées afin d’entrainer les modèles d’IA mais aussi aux données sortantes (Output).
Pour la deuxième hypothèse, rappelons que la protection d’une œuvre par le droit positif français nécessite la présence d’un apport humain, en d’autres termes il convient d’identifier l’activité créatrice d’une personne physique. L’accès à la protection se fait via la preuve de l’originalité qui transparait lorsqu’une œuvre comprend l’empreinte de la personnalité de l’auteur.
Partant, en droit français, seul une personne physique peut être qualifiée d’auteur. En conséquence, un outil d’IAG ne peut pas être qualifié d’auteur et ne peut donc pas créer une « œuvre » bénéficiant de la protection du droit d’auteur.
Il ressort des premières jurisprudences en la matière une confirmation de cette position. Plus précisément, la jurisprudence distingue entre les éléments générés automatiquement par un outil d’IA qui ne sont alors pas qualifiés d’œuvres et les créations humaines assistées par IA qui, elles, peuvent accéder à la protection.
A titre d’exemple, pour la première fois en Europe, une décision du Tribunal municipal de Prague [3] a tranché la question de savoir si les contenus générés par un système d’IA peuvent bénéficier de la protection du droit d’auteur. En l’espèce, la réponse des juges fut négative.
En effet, parmi les motifs de la décision, il a été soulevé que le prompt (la requête) inséré à l’outil DALL-E et servant de base à la génération de l’image reflétait uniquement le thème de l’image ou l’idée que l’on s’en fait. Pour les juges, le prompt doit traduire un investissement intellectuel suffisant de la part de la personne qui l’a rédigé afin de créer une œuvre protégée par le droit d’auteur, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Soulignons que cette décision s’inscrit dans la continuité de celles rendues en 2023 aux États-Unis (par la Colombia District Court), puis en Chine (par la Beijing Internet Court) [4]. Pour faire naitre des droits d’auteur, ces trois décisions confirment la nécessité de prouver le rôle actif prépondérant de l’auteur personne physique dans la création d’une image lorsqu’il utilise une IAG. La jurisprudence à venir permettra sans doute d’affiner le degré d’intervention humaine nécessaire pour qualifier d’auteur l’utilisateur de l’outil d’IAG.
Le droit français et la jurisprudence internationale apportent ainsi des réponses quant à l’utilisation de l’IA, l’Union européenne y contribue aussi à travers l’adoption récente du Règlement européen sur l’intelligence artificielle (dit AI Act) [5].
Ce règlement offre à de nombreux secteurs, y compris celui du cinéma, un cadre juridique pour une utilisation responsable de l’intelligence artificielle. Ce texte définit des obligations spécifiques en fonction du niveau de risque des systèmes ou modèles d’IA, allant du risque inacceptable au risque minimal. Ces obligations varient également selon la qualité de l’opérateur : fournisseur, distributeur, importateur ou déployeur/utilisateur professionnel de système d’IA.
Il est intéressant de souligner que l’AI Act impose aux fournisseurs de modèles d’IA génératives les obligations suivantes : (a) l’identification des résultats produits par leurs systèmes comme ayant été générés par une IA ; (b) la mise à disposition d’un résumé suffisamment détaillé du jeu d’entrainement ou encore (c) la mise en œuvre d’un droit de retrait pour les titulaires des droits. Ainsi, à la lumière de ce texte, il sera en théorie possible pour les professionnels du secteur de s’assurer que l’utilisation d’un outil d’IAG n’enfreint pas les droits d’auteur existants.
Bien que ces exigences règlementaires semblent difficiles en pratique à mettre en œuvre, elles ont le méritent d’apporter des premières pistes de réponses tant aux sociétés développant des systèmes d’IA qu’aux entreprises utilisatrices de ces technologies.
En outre, toujours afin de prôner une IA responsable d’autres textes règlementaires ou relevant de la softlaw sont attendus (ex. directives européennes sur la responsabilité ou lignes directrices éditées par les autorités de contrôle). Ces textes faciliteront au fil du temps une utilisation plus encadrée des systèmes et modèles d’IA et offriront ainsi des réponses juridiques plus précises aux professionnels y compris de la filière audiovisuelle.
En conclusion, l’intelligence artificielle infuse déjà le secteur du cinéma. Les applications actuelles et les perspectives à venir sont multiples et ont trait à l’ensemble du domaine. L’aspect juridique, loin d’être un frein, représente à l’inverse un allié dans l’utilisation de ces technologies.