Quelques années après les deux innovations constituées par la nomenclature dite Dinthilac publiée en Juillet 2005 et la Loi du 21 Décembre 2006 (voir précédent article à ce sujet), le droit du dommage corporel se retrouve sous les feux de l’actualité, cette fois à travers le dépôt par un groupe de parlementaires dirigé par Monsieur Guy LEFRAND, député de l’Eure, d’une proposition de loi visant à améliorer « l’indemnisation des victimes [...] » (voir le texte de la proposition).
Cette initiative constitue l’un des prolongements de réflexions menées par ce groupe de travail à propos de l’indemnisation des victimes d’un traumatisme crânien.
Les règles préconisées sont en substance les suivantes :
1.création d’une base de données recensant les transactions et décisions judiciares en matière d’indemnisation de préjudices corporels,
2.élaboration d’un barême médico-légal unique,
3.consécration du caractère obligatoire de la nomenclature dite Dinthilac des préjudices corporels indemnisables,
4.mise en place d’un organe étatique chargé d’établir annuellement un barême de capitalisation actualisé et unique,
5.renforcement des obligations d’informations de la victime par l’assureur dans le cadre de la procédure amiable d’offre d’indemnité édictée par la Loi du 5 Juillet 1985 dite Badinter en matière d’accidents de circulation,
6.renforcement des droits de la victime dans le cadre de son expertise médicale,
7.amélioration de la neutralité et de l’indépendance des experts médicaux,
8.systématisation du versement d’indemnités provisionnelles en cas de nécessité d’aménagement du domicile de la victime et/ou d’une tierce-personne à ses côtés,
9.allongement du délai de dénonciation par la victime, de la transaction conclue dans le cadre de la Loi du 5 Juillet 1985.
La démarche, si elle est louable et rassurante en ses motifs (I.), nécessiterait néanmoins quelques clarifications voire compléments afin de se donner toutes les chances de parvenir au but poursuivi à savoir, la réparation intégrale du dommage subi par la victime (II.).
I.Des intentions louables et rassurantes
Après avoir rappelé l’évolution favorable de l’accidentologie corporelle en France, il est à juste titre proposé d’agir « en aval », c’est à dire au niveau des conséquences dommageables des accidents malheureusement non évités.
A cet égard, il est constaté que dans « bien des cas, [les séquelles subies par la victime] condamnent tout espoir d’un retour à la vie normale, à la vie d’avant l’accident ».
Ainsi l’on sort enfin de l’artifice juridique selon lequel le rôle de l’indemnisation serait de remettre la victime dans sa situation antérieure à l’accident.
S’agissant notamment des dommages les plus graves, la réparation intégrale doit être davantage regardée comme un outil d’adaptation de la victime à sa nouvelle existence contrainte par le handicap.
Dans cette optique, les parlementaires ont tiré leurs analyses de ce qui constitue la majorité des faits générateurs de préjudices corporels - les accidents de la route - pour dégager trois axes de progrès pour les victimes.
1.Les outils d’évaluation de l’indemnité
D’emblée, malgré la pression mise par les assureurs qui ont présenté en Avril 2008 un « front commun » (FFSA et GEMA) avec la publication de leur « livre blanc sur l’indemnisation du dommage corporel », toute tentation de barêmiser l’évaluation monétaire du préjudice est écartée.
Comme le Garde des Sceaux l’a maintes fois rappelé, le principe de la réparation intégrale et sa condition dirrimente d’individualisation de l’indemnité, sont réaffirmés comme non discutables ni négociables, et ce indépendamment de la gravité du dommage en cause.
2.La garantie des droits de la victime dans le cadre de pourparlers amiables
Au delà du procès dans lequel la victime bénéficie des garanties intrinsèques à son action, les députés proposent de se pencher sur le sort de celle-ci dans le cadre de la discussion amiable qu’elle peut accepter d’engager avec l’assureur en charge de son indemnisation.
C’est en effet à ce stade que la contradiction - préservée par nature au plan judiciaire – peut être malmenée.
Pour permettre à la victime de saisir les enjeux de sa situation, et de se prononcer en toute connaissance de cause sur les propositions de l’assureur, les obligations d’informations pesant sur ce dernier doivent être renforcées.
3.La neutralité des opérations d’expertise médicale
Dans le même soucis d’un débat réellement contradictoire, y compris dans un cadre transactionnel, la pratique de l’expertise médicale est ici encadrée dans le but d’éliminer tout soupçon de conflit d’intérêts.
Ainsi, l’expert d’assureur, l’expert de victime et l’expert judiciaire devront désormais constituer trois familles strictement distinctes et autonomes les unes des autres.
Ceci étant, si les objectifs affichés de la proposition de loi sont acceptables en regard des intérêts des victimes, il en est tout autrement des règles avancées pour y parvenir.
II.Un texte à parfaire pour être pleinement efficace
Pour reprendre la métaphore médicale, si le diagnostic a été justement posé, il ressort que le traitement préconisé est insuffisant voire inadapté.
En d’autres termes, si les lacunes du système d’indemnisation des préjudices corporels ont été justement identifiées, les règles envisagées pour y remédier sont tantôt trop restreintes dans leur portée (A), tantôt incomplètes (B), de sorte que le principe de réparation intégrale pourrait bien en ressortir égratigné.
Les dispositions propres à l’indemnisation des accidentés de la route sont quant à elles inadaptées à la procédure d’offre amiable d’indemnité prévue aux articles L.211-9 et suivants du code des assurances (C).
A)Un champ d’application erroné susceptible d’engendrer de nouvelles inégalités
Nous y reviendrons, l’un des enjeux est l’harmonisation ( et non l’uniformisation voulue par les assureurs) des indemnisations allouées aux victimes.
Il s’agirait ainsi d’éradiquer des disparités trop importantes dans l’évaluation du dommage qui résulteraient non de la situation concrète de la victime, mais exclusivement du cadre de la discussion (amiable ou judiciaire), de l’ordre juridictionnel saisi (administratif ou judiciaire) ou encore de la localisation du litige.
Mais alors, pourquoi cantonner l’application de la loi aux accident de circulation régis par la Loi du 5 Juillet 1985 dite Badinter ?
Pourtant, en dehors de son article 2 relatif aux missions d’expertise médicale et au barême médico-légal unique, le texte proposé s’inscrit exclusivement dans ce cadre.
Comment justifier une telle différence de traitement de la victime identiquement blessée selon la typologie de l’accident générateur de ses lésions ?
En effet dans ce contexte, la victime d’un traumatisme crânien grave des suites d’un accident de la route pourrait se prévaloir de l’assistance d’un médecin-expert à ses côtés, d’un bilan situationnel, du versement automatique de provisions en cas de tierce-personne nécessaire, et du bénéfice de la nomenclature dite Dinthilac au stade de son indemnisation définitive, mais serait sur ces mêmes points soumise au bon vouloir de l’assureur si ses lésions étaient consécutives à un accident de vie privée, médical, ou encore à une agression.
Force est de constater qu’à cet égard, la proposition de Loi manque d’envergure au risque de creuser davantage encore, l’inégalité de droits entre les victimes de la route d’ores et déjà protégés par une loi spéciale, et les autres.
La proposition de loi s’inscrit dans un mouvement d’harmonisation de cette matière, initié par le rapport de Madame LAMBERT-FAIVRE en 2003 puis par la nomenclature dite DINTHILAC.
Celle-ci devrait désormais viser à réordonnancer le « puzzle » prétorien des règles en matière de réparation du dommage corporel pour en définitive, constituer un tronc commun susceptible de garantir à toute victime, quelle que soit la nature de l’accident à l’origine de ses blessures, une indemnisation à la fois complète et conforme de ses préjudices.
Si certes chaque type d’évènement doit obéir à des règles spécifiques au stade de la détermination du droit à dédommagement de la victime, une fois cette question résolue, le mécanisme et les outils permettant d’aboutir à une réparation intégrale doivent être les mêmes pour tous.
Or, l’examen du texte révèle que seuls deux règles (articles 5 et 9) ne seraient pas immédiatement transposables aux accidents « hors-badinter » en ce qu’elles complèteraient le dispositif d’offre amiable d’indemnité instaurée par la Loi de 1985, repris aux articles L.211-9 et suivants du Code des Assurances.
Pour le reste, les dispositions envisagées relatives à l’évaluation tant médicale (articles 6 à 8) que monétaire (articles 1 à 4) du dommage seraient tout aussi adaptées à la situation de la victime d’un accident non-automobile, dès lors que son fait générateur mettrait une obligation de dédommagement à la charge de l’assureur.
En conclusion sur ce point, il est tout à fait compréhensible que pour appréhender les problématiques, les députés se soient basés sur l’étude des cas de victimes d’accidents de la route, les plus nombreuses et représentatives.
Il est en revanche tout à fait regrettable de réserver à cette catégorie de victimes, le bénéfice des évolutions souhaitées.
B)Des règles à préciser
Au delà du grief général selon lequel il n’y a aucun motif sérieux à réserver ces progrès aux seules victimes d’accidents de circulation, les règles proposées sont par trop imprécises et incomplètes au risque d’aller à l’encontre du but poursuivi.
1.La création d’une base de données en matière de dommage corporel (article 1er)
Cet outil indicatif d’évaluation des indemnités se veut exhaustif puisqu’il aurait pour objet de recenser annuellement non moins que l’intégralité des transactions conclues et des décisions contentieuses.
Sur ce point, la proposition est très ambitieuse, et il conviendra d’être attentif aux moyens mis en oeuvre par le décret d’application.
Ceci étant, la règle se révèle à la fois erronée et incomplète en ce qui concerne le contenu même de la base de données.
En effet, celle-ci renvoit tout d’abord à la « nomenclature visée à l’article 31 de la Loi n°85-677 du 5 Juillet 1985 ».
Or, cette disposition n’instaure aucune nomenclature des préjudices corporels indemnisables, mais règlemente le recours des tiers-payeurs tel que régi désormais par la Loi du 21 Décembre 2006.
Certes, la distinction y est faite entre les préjudices susceptibles d’être soumis à une imputation des prestations sociales, et ceux – personnels- revenant en tout état de cause à la victime.
Il ne s’agit pas pour autant d’une nomenclature détaillée des postes constituant le dommage corporel de la victime.
La seule référence possible à ce sujet est la nomenclature dite Dinthilac évoquée plus loin par la proposition.
Ensuite, la base de données limiterait son recensement aux indemnisations de victimes de la route.
Comme cela est démontré plus haut, il n’y a strictement aucune raison valable à ce que les indemnités allouées aux victimes d’autres types d’accidents soient écartées du dispositif.
Enfin, il est prévu que cet outil soit alimenté par « les assureurs et les services du ministère de la justice ».
Quid du rôle des conseils de victimes qui, en contact direct avec les blessés et leur entourage, alimentent tout autant les pourparlers amiables avec les assureurs ainsi que le débat judiciaire ?
2.L’officialisation de l’usage de la nomenclature dite Dinthilac (article 3)
Il est heureux que la nomenclature dite Dinthilac soit inscrite dans la loi non seulement comme impérative, mais aussi et surtout comme non limitative.
En effet, même si la pratique en a généralisé l’usage, il demeure encore aujourd’hui quelques combats d’arrière-garde selon lesquels, ce texte n’aurait de valeur que celle que les parties lui donneraient, et pourrait à loisir être écarté.
S’agissant d’une matière évolutive par essence, il est également important de ne pas figer cette nomenclature, et lui laisser la possibilité d’évoluer dans le temps.
Tout-au-plus serait-il opportun de mentionner précisément le texte en cause, et de clairement affirmer son caractère évolutif.
3. L’instauration d’un barême unique actualisé de capitalisation des préjudices futurs (article 4)
Là encore, la préoccupation est louable mais pêche par manque de précision.
En effet, il ne suffit pas de confier aux rédacteurs du décret d’application l’actualisation du taux d’intêrêt officiel et des données INSEE d’espérance de vie.
Il est essentiel pour l’information complète des victimes et de leurs conseils, et si l’on veut éviter que cette mission ne devienne un domaine réservé des statisticiens et autres actuaires de compagnies d’assurances, que le décret explicite dans le détail la méthode permettant, à partir de ces données actualisées, d’aboutir à la table de conversion.
4. L’encadrement des opérations d’expertise médicale
a)La systématisation des expertises contradictoires (article 5)
Il s’agirait là d’une véritable avancée vers une évaluation objective du dommage de la victime, à condition une nouvelle fois que les règles soient très précisément énoncées afin d’éviter le plus possible, les risques d’interprétations divergentes.
Ainsi, dans le cas d’une contestation de la victime sur la base d’un rapport d’ores et déjà déposé par le médecin-expert de l’assureur, il ne serait pas inutile d’ajouter que c’est sur « simple demande » que l’expertise contradictoire serait de fait organisée.
En effet, cela éviterait à l’assureur de conditionner le bénéfice de cette mesure, à la communication du fameux « certificat médical critique » qui n’a pour effet que d’allonger injustement les délais.
Dans le même ordre d’idées, et même si l’hypothèse n’est pas directement visée par la proposition, il serait judicieux de systématiser l’expertise - même simple – de la victime qui allègue d’une rechute et/ou d’une aggravation de son état.
Par ailleurs, dès lors que la jurisprudence constante intégrant les honoraires du médecin-conseil de la victime à son dommage serait consacrée par la loi, rien ne s’opposerait à ce que l’assureur soit tenu d’en effectuer l’avance, et non un simple remboursement.
b)La réglementation et le contrôle de l’activité du médecin-expert (article 7)
Il est indéniable que cette disposition, si son effectivité est assurée, permettrait d’éliminer toute notion de conflit d’intérêts au stade de l’évaluation médico-légale du dommage.
Encore faudrait-il que les canaux d’information des victimes soient efficaces.
Or, la possibilité de demande auprès du Conseil départemental de l’Ordre des médecins, si elle peut y contribuer, n’est pas suffisante en ce qu’elle implique une démarche très formelle de la part de la victime.
Dans un soucis de simplification, il semblerait tout à fait cohérent de regrouper cette information non seulement avec la base de données des indemnités allouées, mais aussi avec celle relative aux tables de conversion des préjudices futurs, et ce sur un seul site internet accessible à tous.
C/ Des règles inadaptées pour les accidentés de la route (articles 5 et 9)
En dehors de l’envoi systématique par l’assureur de la procédure d’accident de circulation, la modification préconisée de l’article L.211-10 du Code des Assurances méconnaît la pratique des procédures d’offres transactionnelles menées par les assureurs.
1.Une information initiale incomplète
En reprenant les seuls termes d’« avocat » et de « médecin » au titre de l’assistance à laquelle la victime a la liberté de recourir, la proposition ignore une partie des protagonistes de la réparation du dommage corporel, qui interviennent pourtant très fréquemment dans ce cadre.
En effet, l’avocat pris en son sens strict - et non générique de conseil - n’est pas le seul professionnel susceptible d’assister la victime lors de la procédure d’offre amiable d’indemnité.
Il existe d’autres intervenants tout aussi qualifiés pour la préservations des intérêts de la victime : les associations de défense de victimes reconnues par l’Etat, les consultants et experts en assurances voire même, les assureurs de protection juridique.
La formulation « tout conseil habilité par la réglementation en vigueur », au demeurant reprise dans la plupart des contrats d’assurance de protection juridique, permettrait une information plus complète de la victime, tant la terminologie stricte d’« avocat » renvoit encore dans l’esprit du public à l’image restreinte d’ « homme du procès », inadaptée à l’objet résolument transactionnel de la loi dite Badinter.
De même, pourquoi ne pas faire état dans la notice d’information de ce que la proposition vise d’une part à clarifier c’est à dire l’existence de médecins-experts intervenant exclusivement dans les intérêts des victimes, d’autre part à mettre en place à savoir, la possibilité pour la victime de solliciter ab initio que les opérations d’expertise revêtent un caractère contradictoire ?
2.Une information continue inexistante
Au delà de ce minimum exigé de l’assureur au stade de son premier contact épistolaire avec la victime, la proposition ne se penche pas du tout sur ce qui constitue la cause de nombreux malentendus voire sous-indemnisations : l’absence d’information en cours de procédure amiable.
Pourtant, il serait parfaitement envisageable d’imposer à l’assureur le rappel des informations évoquées ci-dessus (libre choix du conseil, du médecin-expert), si ce n’est lors de chacune de ses correspondances, à tout le moins à l’occasion de celles constituant des étapes importantes de la procédure d’offre (versement d’indemnité provisionnelle, organisation d’une expertise médicale, propositions définitives).
En outre, la procédure d’offre telle qu’elle est (ou n’est pas) présentée, engendre trop souvent le sentiment chez la victime qu’elle est unique et obligatoire.
Il pourrait y être simplement remédier par l’indication – initiale et continue – que « la victime n’est en aucun cas tenue d’entériner les propositions de l’assureur en charge de son indemnisation » et qu’ « elle peut à tout moment demander des explications voire contester celles-ci, amiablement ou en justice ».
En conclusion, la proposition de loi déposée par le groupe de députés dirigé par Monsieur Guy LEFRAND est l’occasion de prendre « à bras le corps » cette branche autonome que constitue le droit du dommage corporel.
Cependant, à défaut de se donner les moyens de ses ambitions en élargissant son champ d’application à l’ensemble des victimes d’accidents susceptibles d’être indemnisées par un organe ad hoc (assureur, fonds de garantie), et en adaptant les processus d’informations et de règlement de la personne blessée aux pratiques effectivement constatées, celle-ci ne constituerait malheureusement qu’une tentative avortée.
Christopher NICOLLE
CONSULTANT-EXPERT EN ASSURANCES